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1.5 Cadre théorique et méthodologique

1.5.3 Le discours

1.5.3.3 L’émotion argumentée

Dans l’interrelation, élément essentiel et primordial de la discussion, en différé dans le cas des débats, l’atmosphère réceptive influence de façon prépondérante la forme et le contenu du discours du locuteur. Ainsi, bien que les arguments puissent paraître répétitifs et pérennes101, l’ambiance récalcitrante, qui s’établit au fil des ans et des débats, influencent la structure argumentative de deux façons principales. Soit elle impose le silence, soit elle provoque une envergure vindicative et extrême qui annonce le déplacement du seuil de tolérance de l’acceptable et du dicible. Certains discours atteignent une accumulation de ce qui est ressenti comme indicible. Cela ne signifie pas encore l’agonie d’un schéma de pensée, mais une modification de ses lignes de démarcation et le déplacement du seuil de tolérance. Selon Raymond Boudon, l’allocutaire s’assure de la validité de ses jugements de valeur et de ses sentiments dans la mesure où ils peuvent « être défendus par des argumentaires acceptables102 ». Et cet argumentaire acceptable apparaît comme fondé à partir du moment où « un individu quelconque devrait normalement [en] reconnaître la solidité103 ». Les structures cognitives ne se perpétuent pas indemnes. Elles sont l’objet d’adaptation et d’aménagement selon la personnalité du locuteur, selon des particularités spatiotemporelles et la nature des allocutaires. Mais aussi et

100 Ibid., p. 298.

101 Comme le remarque Raphaël Micheli, les représentations discursives « n’émergent pas du discours d’un orateur

particulier, mais se sédimentent au contraire à travers les discours d’un groupe d’orateurs défendant la même position à une époque donnée » ; par ailleurs, « elles présentent un degré de figement très élevé, que ce soit au niveau thématique, stylistique ou compositionnel. Elles donnent ainsi des résultats très redondants à une époque donnée » (L’émotion argumentée. L’abolition de la peine de mort dans le débat parlementaire français, Paris 2010, p. 168).

102 Raymond Boudon, « La logique des sentiments moraux », in : L’Année sociologique, 1994, n° 44, pp. 19-51, ici

p. 24.

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surtout, les stratégies argumentatives utilisées dans les débats sur le suffrage féminin sont essentiellement caractérisées par l’expression de l’émotivité des personnes réunies autour d’un même sujet. Nous nous distançons de la définition de l’argumentation, proposée par Peter Frey, selon laquelle : « Les arguments ne sont souvent que des moyens élégants de justifier a posteriori une décision prise d’instinct104

». Cette appréciation insinue que les individus, de façon générale, n’ont pas fait un effort d’abstraction, et n’ont réalisé ni analyse ni réflexion approfondies et désintéressées. Une telle allégation généralisée est intenable, même si elle soutient favorablement la thèse de la pérennité des schémas de pensée et de la prééminence de tous les éléments émotifs (instinctifs) pour expliquer le délai helvétique. Cela reviendrait à considérer tous les arguments comme des prétextes consistant à maintenir un état de fait à convenance. Une analyse sérieuse est impensable et injustifiable sur de telles prémisses. D’autant plus que le ressenti individuel ne peut être dénigré ni dévalorisé ; au contraire, il est à considérer, quel qu’il soit, comme vrai, constitutif et déterminant. Le critère d’analyse est dès lors la compréhension, soit la déconstruction de la constitution des différents ressentis et de leur évolution. Historiquement, Norbert Elias reconnaît une modification de la façon dont les individus vivent et gèrent leurs émotions. En effet, selon lui, d’exprimées et d’ouvertes, les émotions deviennent cachées et contrôlées105

. Il situe l’apprentissage et l’application de cette nouvelle stratégie émotive dans les grandes cours absolutistes où le contrôle de soi est la condition sine qua non pour gravir les échelons et obtenir du pouvoir, en termes de faveur du roi. C’était alors la seule façon de survivre à la cour. « « L’auto-surveillance » et l’observation méticuleuse des autres font partie des conditions élémentaires du maintien de la position sociale106 ». Norbert Elias réalise une distinction intéressante entre le contrôle, existant à l’époque des cours absolutistes, et celui survenant dans la bourgeoisie. Ainsi, les individus gravitant dans les cours ont conscience qu’ils se font « violence pour des raisons sociales ; […] ; les autocontraintes devenues habitudes n’ont pas encore atteint

104 L’opinion publique…, op. cit., p. 59. Il attribue ce processus à la population en général, et pas à des politiciens en

particulier.

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« Pour s’imposer, il faut cultiver d’autres qualités que celles qui assurent la victoire dans les passes d’armes : la réflexion, la prévision à long terme, la maîtrise de soi, la régulation rigoureuse de son émotivité, la connaissance du cœur humain et du champ social » (Norbert Elias, La dynamique de l’Occident, Paris 1975, p. 236). Dans La

civilisation des mœurs, Nobert Elias suit le cheminement du raffinement des normes de la « civilité » entre le Moyen

Age et les époques ultérieures. Il montre bien le déplacement de seuil de tolérance dans l’expression des émotions qu’il attribue aux transformations des « formes de vie » qui se succèdent, La civilisation des mœurs, Paris 1973, p. 449.

106 Ibid., p. 240. « La faveur, l’influence, le poids, tout ce qui fait partie de ce jeu compliqué et dangereux, dont les

règles excluent l’emploi de la violence physique et les éclats passionnels qui compromettraient l’existence sociale de ceux qui s’aviseraient de s’y laisser aller, exigent de la part du courtisan l’habitude de la prévision, une connaissance parfaite des autres et de leur position à la cour, de leur cote dans l’opinion publique » (Ibid., p. 237).

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ce degré d’automatisme qui englobe toutes les relations humaines107

». Cette observation conforte le concept d’habitus développé par Pierre Bourdieu et Michael Meuser. Au fil du temps, Norbert Elias identifie une modification de la perception des interrelations humaines. « L’idée que l’homme se fait de l’homme se diversifie, elle se débarrasse des émotions du moment, elle prend une tournure « psychologique ». On peut parler de « psychologisation »108 ». Cette « tournure psychologique » de Nobert Elias prend un nouvel essor contemporain avec la psychologisation des émotions. Les études et les analyses des processus émotionnels et des expressions des émotions font florès. Alors que Nobert Elias montre bien la mise en place de l’autocontrainte individuelle et le bannissement de la démonstration de tout type d’émotions, nous assistons aujourd’hui à une réhabilitation de l’émotion. De pulsions incontrôlées, placées sous le signe de la non-civilité, l’émotion devient intelligence et raffinement. Elle devient une arme supplémentaire dans la panoplie des artifices des relations humaines. Daniela Saxer remarque que de « nombreuses théories neurobiologiques et psychologiques défendent un concept physiologique des émotions 109 ». « Auf der andern Seite unterstreichen kulturanthropologische, soziologische und historische Ansätze den kontextabhängigen, situativen Charakter von Emotionen, die von Sprache, sozialen Strukturen wie Macht- und Statusverteilung und kulturellen Normen abhängig seien110 ». Finalement, elle met en évidence la reconnaissance, aujourd’hui, par les sciences naturelle et sociale, de la multiplicité des émotions, et de l’obsolescence de la dichotomie sentiment/raison. Patrick R. Miller définit l’émotion comme « une réponse mentale et physique à une stimulation extérieure identifiée et jugée importante dans la poursuite d’un objectif par un individu ou un groupe111 ». L’émotion est constituée, selon lui, de cinq processus : « an appraisal that stimulus has potential consequences for one’s goals, physiological change in preparation for action, changes in cognitive activity that aid adaptation, an action tendency, and the conscious experience of an emotion called « feeling »112 » .

107 Ibid., p. 238.

108 Ibid., p. 238.

109 Selon Daniela Saxer, ces théories aboutissent à une typologie étroite des émotions, entre émotions « primaires »,

comme la peur, et émotions « secondaires », telle que la gratitude. (« Mit Gefühl handeln. Ansätze der Emotionsgeschichte », in : Traverse 2007/2, pp. 15-29, ici p. 16). Interprété par nous.

110 Ibid.

111 Patrick R. Miller, « The Emotional Citizen : Emotion as a Function of Political Sophistication », in : Political Psychology, vol. 32, n° 4 2011, pp. 575-600, ici p. 577. Interprété par nous.

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Dans la réalité des débats, Rafaël Micheli suggère que « les émotions échappent à l’emprise du débat : si elles trouvent à s’y exprimer, elles n’en constituent pas moins le noyau intangible ou, pour ainsi dire, le facteur d’inertie. Les dispositions affectives des uns et des autres apparaissent si profondément ancrées qu’elles ne semblent pas pouvoir – ni même devoir – se discuter113 ». Et pourtant, la prise en considération de l’existence, du caractère fondamentalement protéiforme et variable de l’émotion dans les débats jette une lumière neuve sur le développement et l’usage de l’outillage argumentatif, et, in fine, apporte une autre explication au délai suisse. L’émotion non seulement renforce la portée des arguments, mais ceux-ci apparaissent, selon l’expression de Rafaël Micheli, comme « incarnés 114

» par l’expression de l’émotion. Contrairement à l’idée largement répandue selon laquelle l’émotion est incontrôlée et provoque des réactions de repli et de fuite, elle est fondée sur des croyances et des jugements. Par conséquent, l’émotion est argumentable et argumentée selon un ensemble de raisons qui font sens pour le locuteur. Si, par exemple, le locuteur « ressent un sentiment d’indignation, c’est dans la mesure où ce sentiment lui apparaît comme fondé sur des raisons qui font sens pour lui, qu’il pourrait formuler et dont il pourrait potentiellement communiquer la validité à autrui115 ». Rafaël Micheli utilise indifféremment et de façon interchangeable les concepts d’émotion et de sentiment, tout comme Marietta Meier116. Selon les définitions du dictionnaire médical, l’émotion « est une réaction élémentaire intense et brève », qui serait plus du ressort de l’instinct et de l’impulsion. Dans la mesure où l’émotion surgit de façon souvent impromptue et inattendue, elle est difficilement maîtrisable. Le sentiment, en revanche, est le résultat de « réactions plus durables, diffuses et élaborées117 ». Par conséquent, ce concept renferme un ensemble de valeurs personnelles et intimes, résultant d’expériences physiques et psychiques, incorporées de façon consciente ou non. Ainsi, une émotion intellectualisée et incarnée avec le temps peut devenir un sentiment. Patrick R. Miller établit un lien intéressant entre l’émotion et le sentiment, l’émotion devenant sentiment après la conscientisation de l’expérience. Bien que les définitions apparaissent claires entre émotions et sentiments, elles sont toujours reliées et brouillent toute évidence conceptuelle. Dans les sources analysées, émotions et sentiments sont clairement

113 Rafaël Micheli, L’émotion argumentée, op. cit., p. 11. 114

Selon les paroles de Rafaël Micheli, « les arguments pro et contra […] sont renforcés et, pourrait-on dire,

incarnés par des appels à l’émotion » (Ibid., p. 12). 115 Ibid., p. 158.

116 Mariettea Meier, « La pragmatique des émotions aux 19e et 20e siècles. Introduction », loc. cit. 117

Article « émotion », in : André Domart et Jacques Bourneuf (dir.), Petit Larousse de la médecine, Paris 1976, p. 291.

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répartis entre opposants et partisans. Il s’agit, bien sûr, d’une attribution et d’une appropriation, en ce sens que ce sont les partisans du suffrage féminin qui attribuent l’émotion aux opposants et s’approprient le sentiment. L’objectif est clair : l’attribution du sentiment leur permet de ravaler les arguments des opposants à un « simple ressenti du ventre », alors que leurs nobles sentiments proviennent d’une « élaboration de la tête ». Nous nous en tiendrons aux concepts utilisés, attribués et appropriés dans les débats, en analysant les émotions selon les paradigmes proposés par Rafaël Micheli, c’est-à-dire comme une arme argumentative pertinente et légitime. Et nous maintiendrons également le concept de sentiment que s’auto-attribuent les partisans du suffrage féminin. D’autant plus que selon Patrick R. Miller, « high political sophisticates are more likely to experience emotion in response to political stimuli and […] high sophisticates are more susceptible to the behavioral biases that emotion induces118 ». Il semblerait donc que l’émotion soit une caractéristique marquée auprès des individus soucieux du raffinement politique et versés, par intérêt, dans les affaires politiques. Les discours parlementaires ont ceci de particulier qu’ils sont le résultat d’émotion et de réflexions d’hommes uniquement, à l’exception des rares fois où ils citent des femmes. Par conséquent, tout ce qu’ils disent sur les femmes et, souvent, au nom des femmes, peut être considéré comme des attributions d’hommes aux femmes. L’expression des émotions et des sentiments masculins ne marque que plus puissamment l’aspect biaisé des discussions en ce sens que les hommes assignent souvent aux femmes leurs propres opinions, pensées et représentations.