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2.1 La démocratie

2.1.4 L’égalité et l’équité

2.1.4.2 Entre abstraction et réalité

Geneviève Fraisse s’interroge sur la nécessité de recourir à l’abstraction pour résoudre un problème pratique. « Soulignons aussi avec quelle facilité le métaphysique croise le politique dans l’histoire de la représentation de la différence des sexes, comme s’il fallait sans cesse convoquer l’ontologie pour régler une question pratique, comme si on ne voulait pas débattre, en termes politiques, d’une question politique61

». Alors que les partisans considèrent le suffrage féminin comme une prérogative élémentaire de la liberté individuelle, le professeur Eduard His s’interroge sur cette question juridique dans un article paru en 1923 dans la Neue Zürcher

Zeitung. « Das Frauenstimmrecht entspricht äusserlich (formell) der Idee der Gleichheit ; es ist

also zu untersuchen, ob es auch materiell gerechtfertigt sei, d. h. ob die politischen, sozialen und kulturellen Verhältnisse es ebenfalls notwendigerweise erfordern62 ». Eduard His estime qu’en ce premier tiers du XXe siècle, les conditions de la société helvétique ne nécessitent pas le suffrage féminin intégral. Il plaide en faveur de la seule éligibilité des femmes. Cette même opinion est illustrée à la fin des années 1950 d’un point de vue philosophique. En 1959, le journaliste Maurice Meylan rappelle que, dans l’abstraction, il n’existe aucune objection recevable contre l’égalité politique entre femmes et hommes. « En revanche, si l’on n’oublie pas que nous vivons non point en Utopie, mais en Suisse, il faut bien tenir compte de nos usages et de nos mœurs63 ». Cette opinion correspond à celle de la majorité de la population à la veille de la première votation. L’apparente inutilité extérieure du suffrage féminin prévaut sur la prérogative universaliste de liberté individuelle. A la veille de la votation de 1971, Jacques-Simon Eggly rappelle la liberté essentielle qui revient aux femmes. « Le chemin, désormais, pour bâtir une

60 Selon Réjane Sénac-Slawinski, « l’équité est la notion utilisée pour désigner cette égalité citoyenne qui n’exclut

pas les différences mais les intègre » (L’ordre sexué, Paris 2007, p. 136).

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Muse de la raison, op. cit., pp. 260 et 261.

62 AFS, E 1, 115, NZZ, 6 février 1923. Une femme au foyer, M. H.-K., prend position sur le suffrage féminin suite à

l’article d’Eduard His. Elle se prononce en faveur des droits civiques des femmes au nom de la justice, NZZ « Zum Frauenstimmrecht », von M. H.-K., février 1923.

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Gazette de Lausanne, « Contre le suffrage féminin. Que les femmes commencent à faire leurs classes ! », 28 janvier 1959, n° 22, p. 4.

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société qui sache rester humaine, sera gravi par l’homme et la femme côte à côte, comme pour la femme seule, c’est l’affirmation d’une égalité élémentaire, la sérénité d’une dignité reconnue64

». La majorité des partisans, qui s’exprime dans la presse, parle d’une égalité dont la pertinence n’est plus mise en question. Elle se place au-delà des débats philosophiques pour ne mettre en évidence que la logique de l’égalité civique entre femmes et hommes, et les bénéfices qu’elle en escompte. D’ailleurs, pour Ida Ryter, le refus de l’égalité des femmes repose sur des préjugés coriaces. « Die Abstimmung vom 7. Februar 1971 wird nun zeigen, ob auch bei uns das Vorurteil gegen die Gleichberechtigung aufgehoben wurde65 ». La conférence des démocrates- chrétiens romands « estime que le principe d’égalité devant la loi dans un Etat démocratique, la participation de la femme à la vie du pays, sa place dans le monde du travail et les activités sociales et culturelles, ainsi que la situation particulière des femmes seules, militent en faveur du suffrage féminin66 ». Quant à l’appel du comité d’action en faveur du suffrage féminin du canton d’Appenzell Rhodes-Intérieures, il défend résolument l’idée de la nécessité de la participation active des femmes67.

Les débats parlementaires traitent abondamment des aspects juridiques et philosophiques de l’égalité. Ce sont principalement les opposants qui recourent à cette abstraction rhétorique. En 1951, Antoine Favre (VS/PDC), propose l’introduction de droits limités pour les femmes. Il estime que la seule éligibilité serait adéquate et appuie son opinion sur l’imprécision de certain concepts juridiques, susceptibles de différentes interprétations. « Si le droit naturel requiert la participation de la femme à la vie publique, il ne postule pas l’égalité politique. Il ne l’exclut évidemment pas non plus68 » ! L’étendue de l’interprétation juridique est également utilisée par Hans Nänny (AR/PLR) en 1970 pour confirmer la cohérence de l’exclusion des femmes des droits politiques. « Für mich formuliert Kägi in treffender Weise, dass der Grundsatz der Rechtsgleichheit sei, dass Gleiches und Ungleiches ungleich behandelt werde69 ». Dans son expertise, Werner Kägi aborde « la question de savoir quelles différences de fait sont

64 Journal de Genève, « Une victoire sans bavure », 8 février 1971, p. 6.

65 Appenzeller Zeitung, « Was man jeder Mutter zutraut… », 1er février 1971, n° 25, p. 3. 66 Gazette de Lausanne, 26 janvier 1971, n° 20, p. 15.

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Appenzeller Zeitung, « Aufruf », 29 janvier 1971, n° 23, p. 3.

68 BSOAF, Conseil national, 13 juin 1951, p. 527. Sibylle Hardmeier remarque que le développement de la société

bourgeoise impose le « fait naturel » au lieu du « droit naturel ». « Anstelle des naturrechtlich sozialen Rechtsbegriffs der Gleichheit setzte sich der anthropologische Begriff der natürlichen Ungleichheit durch » (Frühe

Frauenstimmrechtsbewegung in der Schweiz (1890-1930), Zurich 1997, p. 28).

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« essentielles » pour le traitement égal ou inégal des citoyens70 ». Il affirme que cette question est soumise à l’interprétation du législateur qui a le devoir d’examiner les « principes de l’organisation juridique et étatique » à chaque changement de génération, et de juger s’ils sont encore adéquats. Werner Kägi se donne ainsi pour tâche de déterminer si la différence sexuelle demeure une différence essentielle qui justifie l’exclusion des femmes du suffrage féminin. Il arrive à la conclusion qu’il subsistera toujours certaines inégalités naturelles entre les femmes et les hommes qui justifient un traitement juridique différent. « Mais, grâce au droit de vote étendu à tous les adultes, la femme, citoyenne active pleinement capable, doit pouvoir à l’avenir, se prononcer, elle aussi, et librement, sur ces inégalités justifiées71 ». Hans Nänny (AR/PLR) se sent justifié de prendre Werner Kägi à témoin en ce sens que les inégalités de traitement doivent impérativement demeurer présentes dans le droit. Mais il fait complètement abstraction du fait que leur conclusion respective, quant au suffrage féminin, est diamétralement opposée. Hans Nänny (AR/PLR) commet un abus intellectuel en faisant recours à l’expert incontournable qu’est devenu Werner Kägi ; il utilise son autorité et sa renommée tout en soutenant une conclusion contraire à la sienne. En 1957, Karl Wick (LU/PDC) avance des concepts philosophiques pour aboutir à la même exclusion des femmes du droit de vote. « Das Prinzip der Gleichberechtigung bedeutet nicht « Jedem das Gleiche », sondern « Jedem das Seine »72 ». L’égalité de droit est à la base même de la démocratie. « Aber da die Natur den Menschen ungleich geschaffen hat, kommen diese natürlichen Unterschiede auch im Rechtsleben zum Ausdruck, denn die Gleichberechtigung von Ungleichem wäre auch wieder unrecht73 ». Il rappelle certains passages des lettres adressées par Cicéron à son fils, publiées sous le titre De Officiis, quoique l’expression « à chacun le sien » soit utilisée dans un autre contexte, celui de la propriété foncière74. Cette pensée apparaît déjà dans le livre 1. Cicéron démontre les différences de nature qui existent entre les hommes et qui déterminent l’individualité de tout être humain. « Il convient d’avoir égard à tout cela, d’examiner de quoi l’on est capable et de discipliner ses inclinations, non de tenter de faire ce qui n’appartient qu’à d’autres : la manière qui convient le mieux à chacun, c’est celle qui est proprement la sienne. Que chacun donc connaisse ses aptitudes naturelles, qu’il juge sans

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Werner Kägi, Le droit de la femme suisse à l’égalité politique. Avis de droit du professeur Werner Kägi, à Zurich, avec une préface du professeur Max Huber, à Zurich, traduction de Bernard Hofstetter, avocat à Genève, 1956, p. 16.

71 Ibid., p. 66.

72 AFS, E 1070, 1974/32, vol. 16, protocole de la Commission du Conseil national, 5 novembre 1957, p. 7. 73

BSOAF, Conseil national, 12 décembre 1945, p. 727.

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complaisance ce qu’il peut avoir de bon et ce qu’il a de mauvais ; […]75

». Les conceptions que Karl Wick (LU/PDC) se fait des aptitudes naturelles des femmes et des hommes déterminent nettement leur place et leurs tâches dans la société. Que les femmes revendiquent une égalité qu’il juge disproportionnée les assujettis d’autant plus. « Die Bewegung für die politische Gleichstellung der Frau ist, soweit sie von den Frauen ausgeht, eine Kapitulation vor dem Mann76». Ainsi les femmes méconnaissent les limites de leur nature et font preuve d’une vanité arrogante. En revendiquant le droit d’agir sur le territoire traditionnellement masculin, elles s’assurent de perdre à tous les coups, leur nature n’étant pas appropriée à se mesurer à celle des hommes. En revanche, si ce sont les hommes qui estiment le moment venu d’étendre le droit des femmes, celui-ci lui semble justifié. Finalement, Karl Wick (LU/PDC) estime que « das Prinzip der Gleichwertigkeit verlangt nur die praktische Anerkennung der andersgearteten Persönlichkeit der Frau. Dies besteht aber schon77 ». Karl Wick (LU/PDC) recourt à des considérations philosophiques pour argumenter l’exclusion politique des femmes qu’il voit confirmée et appliquée par le droit.