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1.7.1 Choix des sources

Le choix des sources a été effectué dans une perspective thématique et générique. Les débats au niveau fédéral, au Conseil national et au Conseil des Etats, ainsi que les débats préliminaires dans les Commissions parlementaires, constituent le corpus de sources principal de ce travail. Les débats aux niveaux communal et cantonal158, ainsi que les débats survenus dans la presse159, dans les réunions d’associations diverses et les analyses publiques contemporaines publiées, sont utilisés de façon à illustrer et à mettre en perspective les débats parlementaires. Ce choix est basé sur les considérations suivantes. D’abord, le problème de l’introduction du suffrage féminin, ayant eu lieu dans les débats communaux et cantonaux, est morcelé en diverses thématiques (suffrage féminin limité, dans les affaires ecclésiastiques, scolaires ou sociales) qui produisent des débats hétéroclites et décousus160. Ensuite, les spécificités cantonales, structures historiques et administratives qui détiennent une large autonomie et des cultures propres, rendent difficile la justification du choix d’analyse et de comparaison de l’un des cantons par rapport à l’autre, pour la problématique que nous avons choisie. Enfin, toutes les tentatives entreprises au niveau cantonal ont aboutit à des échecs. La voie de « bas en haut » n’a pas fonctionné dans ce cas. Nous voulions, par conséquent, analyser la voie qui aboutit finalement à la réussite et qui est celle de « haut en bas ». Nous nous référons, cependant, à certains débats cantonaux pour mettre en perspective des thématiques abordées dans les débats parlementaires fédéraux. Par conséquent, ce ne sont presque que des voix d’hommes politiques qui ont été entendues et analysées, qui ne représentent que des hommes161, les femmes n’ayant pas eu la possibilité, jusqu’aux élections de 1971, de choisir leurs représentant-e-s. Même si la voix des femmes est inaudible, les femmes sont, néanmoins, présentes et même si ce n’est que symboliquement, elles le sont de façon extrêmement puissante, puisqu’elles sont, non seulement, le sujet de toutes ces discussions, mais elles balisent et influencent de façon prépondérante tout l’imaginaire masculin qui s’exprime

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Pour comprendre l’ampleur des débats et des initiatives concernant le suffrage féminin dans les communes et les cantons, voir le tableau synoptique chez Lotti Ruckstuhl, Vers la majorité politique, op. cit. et chez Peter Frey pour les votations cantonales, L’opinion publique et les élites face au suffrage féminin, op. cit., p. 26.

159 Nous avons réuni une riche documentation des débats dans la presse qui pourra faire l’objet d’une étude similaire

ultérieure.

160 Pour un aperçu, voir le dossier Événements de l’histoire des femmes et de l’égalité des sexes en Suisse de 1848 à 1998, op. cit., Partie I, 2.2., édité par la Commission fédérale pour les questions féminines, « Droits politiques

partiels des femmes dans les cantons et les communes ».

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Dès les années 1960, les cantons de Neuchâtel, Vaud et Genève font l’expérience de la participation féminine active, tant dans les scrutins que dans les parlements communaux et cantonaux.

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dans les débats. Ainsi, la prégnance de l’élément féminin se reconnaît dans la nécessité que ressentent les parlementaires à organiser des discours et à affûter leur argumentation, non seulement à propos du sujet débattu, le suffrage féminin, mais surtout à propos des représentations de la féminité et de la masculinité, et de tout un imaginaire qui, en fin de compte, semblent bien souvent hors sujet. Ce choix androcentrique serait certainement déploré par les féministes de la première heure pour qui l’historicisation des femmes représente un élément essentiel des gender studies. Cependant, notre choix et la définition de la problématique nous mènent à une étude des éléments constitutifs de la masculinité indéniablement en relation avec ceux de la féminité. Ils sont indissociables puisqu’ils forment leur identité respective l’une par rapport à l’autre, ou plutôt l’une par opposition à l’autre. De nombreuses études et rétrospectives ont été effectuées sur l’histoire proprement des femmes, dans tous les domaines162.

Le choix thématique est à mettre en lien avec le choix générique, c’est-à-dire une forme spécifique et normée de débattre d’un thème particulier. Les discours, pris en considération, se rejoignent tous dans la particularité de se soumettre à certaines règles rhétoriques163, d’avoir lieu dans un cadre institutionnel, d’être l’objet de publication et, dans le meilleur des cas, de diffusion auprès du public. Par conséquent, le but n’est pas l’analyse de la multiplicité des discours concernant le suffrage féminin, mais l’analyse de ce sujet particulier dans l’enceinte parlementaire nationale, et plus précisément, la mise en évidence de l’aspect fortement émotif de ces discours particuliers. Ce choix a l’avantage de proposer une grande homogénéité des sources, qui permet une analyse plus pertinente et exhaustive, et assure d’aboutir plus sûrement à une nouvelle explication englobante du délai helvétique dans la mesure où ce n’est que la voie du « haut » qui a permis aux femmes d’obtenir le droit de vote intégral.

Nous avons analysé et pris en considération la majorité des arguments énoncés. La profondeur philosophique, juridique et éthique, n’ont, cependant, pas toujours pu être mis en évidence164. Bien que tous les arguments aient été soumis à l’analyse, une distorsion se retrouve dans le développement et l’amplitude avec lesquels certains d’entre eux ont été pris en

162 Pour une idée de la multiplicité des études déjà effectués sur les femmes en Suisse, voir les bibliographies,

notamment, d’Yvonne Voegeli, Zwischen Hausrat und Rathaus. Auseinandersetzungen um die politische

Gleichberechtigung der Frauen in der Schweiz 1945-1971, Zurich 1997, op. cit., de Beatrix Mesmer, Staatsbürgerinnen ohne Stimmrecht. Die Politik der schweizerischen Frauenverbände 1914-1971, Zurich 2007 et de

Regina Wecker, Frauen in der Schweiz. Von den Problemen einer Mehrheit. Materialien zur Geschichte und Politik

der Schweiz, Zug 1983.

163 Elles sont principalement définies par le lieu (le Parlement), le thème (le suffrage féminin) et le temps imparti. 164

Chaque discours en particulier pourrait être l’objet d’une analyse et d’un article en soi, tant ils sont riches en informations et mettent en lumière des spécificités personnelles de l’auteur.

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considération. Les arguments auxquels peuvent être attribués une charge émotive marquée ont été l’objet d’une attention plus soutenue. Il s’agit, par exemple, des arguments usant de la nature des femmes, pour en conclure des caractères sexuellement déterminés qui situent les femmes dans la société. A l’origine, nous avions voulu assigner une part plus importante aux discours médicaux sur les femmes. La lecture des sources nous a démontré que la matière n’était pas assez conséquente pour centrer la recherche sur cet aspect. Ainsi, les références aux médecins « des femmes » sont rares ; en revanche, nous avons pris en considération leur influence indirecte, que nous considérons comme majeure. Les arguments, en revanche, qui traitent de valeurs abstraites, communément admises, sont, certes, déconstruits, mais moins pertinents dans la mesure où ils engagent plus des sentiments que des émotions proprement dites. Nous avons, cependant, consacré tant d’attention à l’expression des émotions qu’à celle des sentiments. L’ « intérieur » et l’ « extérieur », la « tête » et le « ventre » forment bien un tout, mais parfois incohérent, dont la difficulté est de mettre en évidence les relations. Cette distorsion tient au choix de la problématique et des hypothèses heuristiques. Il existe donc bien une unité thématique, générique et problématique, mais la profondeur d’analyse privilégie certains arguments au détriment d’autres.

Les arguments échangés, dans les discours parlementaires, comptent un certain nombre de particularités. D’abord, imbriqués dans une structure rhétorique, ils sont soumis à des normes et à des règles propres à l’arène politique. La construction même du discours, préparé en vue des débats, suggère la rationalisation et, par conséquent, la pleine conscience des aspects émotifs et sentimentaux qui s’y développent. Il s’agit, en l’occurrence, d’un choix conscient et volontariste. Il est néanmoins imaginable que le locuteur n’ait pas toujours conscience de l’origine émotive ou sentimentale de ses arguments. Dans le contexte de cette étude, il nous sera cependant difficile de différencier ce qui est du ressort inconscient de l’affect, de l’émotion qui est sciemment utilisée. Cette distinction est cependant réalisée par les parlementaires, mais constitue une stratégie argumentative. Ensuite, les locuteurs étant les représentants d’une population et partageant les mêmes valeurs fondamentales que celle-ci, les arguments exposés par les parlementaires relaient des perceptions et des idées largement répandues parmi les électeurs165. Les parlementaires sont ainsi parfois déchirés entre leurs intérêts politiques et leurs intérêts personnels, quoique dans le

165 La nécessité de représenter et d’exposer les idées et représentations de ses électeurs est évidente dans la mesure

où ceux-ci détiennent la possibilité de soutenir ou, au contraire, de pénaliser leurs représentants s’ils ne se sentent pas « représentés ». Cette apparence idéologique est confirmée par les articles de presse et les lettres de lectrices et de lecteurs.

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meilleur des cas, ceux-ci se complètent, mais aussi entre les nécessités politiques, les pressions sociales, les émotions et l’opinion des électeurs. Un glissement surgit ainsi parfois lorsque tous ces éléments ne peuvent plus être conciliés, comme ce fut le cas lors de la votation de 1959166. Mais considérer les débats parlementaires comme la résultante de toutes les opinions et représentations présentes dans un environnement spatiotemporel particulier, c’est oublier les travaux préparatoires en aval, les pressions et les stratégies personnelles et partisanes.

Dans l’énumération et l’analyse des différentes stratégies argumentatives, notre étude poursuit le but de mettre en évidence les expressions émotives, tout en sachant qu’elles sont, en partie du moins, volontaires, de les insérer dans un tissu spatiotemporel en évolution et de démontrer que, au-delà d’une prise de conscience et d’une expression volontaristes de ces émotions, elles expriment en même temps la puissante intégration du locuteur dans le sujet en question. En ce sens, le suffrage féminin semble remettre en cause un ensemble de représentations, une organisation et des projections dans lesquelles le locuteur est entièrement et individuellement partie prenante.

1.7.2 Description des sources

Le corpus de sources, qui constitue l’élément principal de l’analyse, se compose des débats parlementaires entre 1945 et 1970, qui sont publiés dans le Bulletin sténographique

officiel de l’Assemblée fédérale (BSOAF)167

. Les débats de 1950 et de 1966 ne sont pas publiés. Les premières impulsions en faveur du suffrage féminin se situent en 1919. A l’époque, elles ont été prises en considération sans susciter de débats. Nous privilégions l’énumération chronologique, et non institutionnel, étant donné que les résultats des discussions passent d’une Chambre à l’autre, parfois plusieurs fois. Les protocoles des Commissions du Conseil national et du Conseil des Etats, concernant le sujet étudié et la période prise en considération, permettent un premier aperçu des thèmes et de la façon dont ils sont abordés. Chaque débat parlementaire est introduit par le discours des rapporteurs de la Commission qui infléchit la tournure des discussions et suggère les thèmes qui seront débattus dans les débats ultérieurs. Les références citées par les parlementaires dans leurs discours mettent en évidence l’environnement culturel et intellectuel qui a modelé l’opinion du locuteur et introduit, dans un second temps, la question de

166 Maurice Péquignot (BE/PLR) remarque : « […], et il n’est pas besoin de remonter très loin dans le temps pour

trouver des exemples frappants qui montrent que le souverain fait parfois peu de cas des propositions même unanimes qui viennent de ce Palais » (BSOAF, Conseil des Etats, 23 septembre 1970, p. 276).

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la légitimité de la source utilisée. Ainsi, les références utilisées pour soutenir et légitimer une opinion sont analysées et font l’objet de recherches plus poussées. Il s’agit principalement d’ouvrage concernant la nature des femmes (Paul Julius Möbius, Gina Ferrero-Lombroso, Alfred Labhardt), mais aussi de biographie et d’autobiographie. Nous avons effectué des recherches exhaustives dans les Archives fédérales suisses concernant le suffrage féminin qui nous permettent de documenter abondamment le sujet. Un répertoire d’articles, notamment de la presse étrangère, nous donne une perspective intéressante de la vision de la Suisse de l’étranger. Par ailleurs, les documents, conservés à la Gosteli-Stiftung, nous ont également permis de circonscrire au plus près notre sujet. Nous avons dépouillé de nombreux périodiques, dans la période qui nous concerne, mais aussi spécifiquement aux moments des deux votations fédérales de 1959 et 1971. Les articles de journalistes et les lettres de lectrices et de lecteurs, nous permettent de « sentir le pouls » de la population à propos du suffrage féminin entre 1945 et 1971.