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Cet argument est principalement utilisé dans les années 1950, avec une exception en 1945, et est exclusivement l’apanage des opposants du suffrage féminin. Ils aiment à rappeler que, de tout temps, et bien avant les revendications en faveur du suffrage féminin, les femmes ont eu une influence sur les hommes de leur famille et, par conséquent, sur la société tout entière. En 1945, Joseph Schuler (SZ/BV) tire sa justification de l’histoire suisse en rappelant l’influence décisive que la Stauffacherin a eue sur Werner. « Die Frauen haben einen gewissen Einfluss auf die Männer gehabt, aber vom Stimmrecht haben die Frauen bis jetzt nicht viel wissen wollen. Sie sind unsere gute Frauen gewesen und wir waren mit ihnen zufrieden (Heiterkeit)218 ». Depuis que les femmes ont l’audace de revendiquer le suffrage féminin, l’image idyllique de Joseph Schuler s’est étiolée. Elles détenaient cette parcelle de pouvoir que leur donnaient les hommes de leur entourage. Quant à savoir s’il s’agissait d’une influence certaine ou d’une certaine influence, ce jeu rhétorique dépendait uniquement de la bonne volonté des hommes en question. Elles ne détenaient, par conséquent, aucune liberté intrinsèque, mais toujours une influence médiate, subordonnée et qui, finalement, n’engage aucunement leur responsabilité, étant donné qu’elles ne répondaient pas de leur influence. Connaissant l’opinion de Karl Wick (LU/PDC) sur l’impossibilité des femmes à faire entendre leur voix dans le domaine politique et sur la nécessité de l’existence d’une puissance féminine hors et contre l’omnipotence politique masculine, il

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BSOAF, Conseil national, 12 décembre 1945, p. 726. Les parlementaires soulignent également l’existence de cette influence indirecte des femmes : Karl Wick (LU/PDC), Conseil national, 13 juin 1951, p. 519. Et Melchior Hefti (GL/Dém.), tout en louant les mères…supplantées par leurs filles féministes ? « Unsere Mütter brauchten auch kein schweizerisches Stimmrecht, aber ein Stimmrecht zu Hause, in der Familie, das auf uns von grossem Einfluss war, und diese Stellung wollen wir unseren Müttern beibehalten » (BSOAF, Conseil des Etats, 20 septembre 1951, p. 383).

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persiste, en 1951, en affirmant que les femmes ne peuvent et ne doivent exercer une influence que de façon indirecte. Ce n’est qu’ainsi qu’elles parviendraient à s’imposer, selon les critères présentés ci-dessus, et, en outre, ce maintien à l’écart aurait le grand avantage de les protéger de l’exécrable et l’incontrôlable esprit de masse219

. Selon cette logique, la nature et l’esprit féminins exigent qu’elles soient maintenues à l’écart, afin qu’elles puissent réaliser leurs devoirs biologiques et personnifier cet équilibre sociopolitique, mais aussi la communauté humaine dans son ensemble, dans la mesure où elles sont les éducatrices du futur citoyen. « Die Frau hat sozusagen eine grosse vorpolitische Aufgabe zu erfüllen220 ». Son devoir est de mettre au monde et d’éduquer le futur citoyen responsable et dévoué à sa patrie ; sa tâche se révèle donc hors politique et pré-politique221. C’est là qu’elle peut et doit exercer son influence de façon la plus efficace et utile. En 1951, Melchior Hefti (GL/Dém.) insiste lui aussi sur une certaine contrainte qui est imposée aux femmes de réaliser leurs tâches et de résoudre les problèmes qui se posent à elles….sans suffrage féminin222

. Cette phraséologie contraignante est intéressante dans la mesure où elle agit de façon différente. En effet, avant les mouvements de revendications des droits des femmes, qui se sont amplifiés et généralisés, les femmes vaquaient à leurs occupations et agissaient de façon tout aussi responsable qu’elles le font dans la société contemporaine. S’il y avait effectivement contrainte, elle n’était pas formulée de façon aussi explicite. Les devoirs et les tâches dont devaient s’acquitter les femmes étaient fortement valorisées et ressenties positivement par une majorité d’entre elles. Les conditions cadres ayant fortement évolué (politique, économique, sociale), la perception intime de l’attente d’autrui s’est également modifiée, pour se muer, peu à peu, en un sentiment de contrainte injustifiée et injuste. Les

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« Nicht auf direktem, sondern auf indirektem Wege kann die Frau einen massgeblichen Einfluss auf die Politik ausüben, ohne den kollektiven, mengenmässigen Vernunfttrübungen des Massengeistes zu verfallen » (BSOAF, Conseil national, 13 juin 1951, p. 521).

220 Ibid. C’est principalement le dimorphisme radical, développé par les penseurs de la fin du XVIIIe siècle, qui

attribue aux femmes la responsabilité des mœurs. Selon Elisabeth Badinter : « Forte de son pouvoir de génération, elle règne en maître sur son foyer, préside à l’éducation des enfants et incarne sans conteste la loi morale qui décide des bonnes mœurs » (XY. De l’identité masculine, op.cit., p. 21).

221C’est bien ce que Marguerite Evard, docteur ès lettres et présidente de la Commission d’Education de l’Alliance

nationale des Sociétés féminines suisses, se plaît à répéter. Elle parle d’« imprégnation du tout petit » par sa mère et estime que son «subconscient sera marqué affectivement, avant même son intelligence, et que son idéal patriotique d’homme aura l’allure d’une impulsion instinctive ». Finalement l’exorde habituelle qui apparaît comme mission féminine : « En qualité d’éducatrices de vos enfants dès leur âge le plus tendre, vous portez, mères de famille suisses, la plus lourde part de responsabilité, quant à leur avenir. La valeur et l’orientation de leurs sentiments civiques et patriotiques dépendent de vous, puisque – ne l’oubliez pas – les premières années de la vie sont décisives pour la formation du caractère » (« Education civique et nationale féminine », in : La Suisse – un annuaire national pour

1939, 10e année, publié par la Nouvelle Société Helvétique, resp. pp. 118 et 119).

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« Solche [Haushalt] und noch viele andere Aufgaben und Ziele werden die Frauen zu lösen haben und zum guten Ende führen, ohne das Stimmrecht » (BSOAF, Conseil des Etats, 20 septembre 1951, p. 383).

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personnes qui regrettent ce temps passé, où chacun restait confiné dans son espace sans y réfléchir ou sans oser émettre de critiques, semblent se retrancher dans une idéologie basée sur des données irrécusables (physiologie) et ancestrales (coutumes) qui imposent une détermination contraignante. Ainsi, malgré une prise de conscience et un sentiment d’injustice, le rappel de ces déterminismes a pour but de les maintenir dans une sphère idéologique, en entière contradiction avec une certaine réalité, partielle et partiale. La rhétorique de la contrainte biologique est ressentie comme une entrave à la liberté individuelle, mais les deux parlementaires mentionnés ci-dessus ne semblent en avoir cure et réitèrent leurs attentes envers les femmes tout en persistant à les maintenir en-dehors de la sphère politique. Pourtant, cet espace masculin, de leur propre aveu, est déjà fortement imprégné par les femmes. Ils pensent aux efforts des femmes dans les organisations sociales223 qui, d’une part, de façon indirecte, influencent les décisions politiques par leurs activités dans la société, et, d’autre part, sont appelées à prendre position dans les projets de lois et dans les Commissions extra-parlementaires224. Compromis suffisant à leur avis. De cette façon, les femmes demeurent une entité extérieure dont la voix sera d’autant mieux prise en considération et entendue qu’elle est respectée ! L’importance de cette extériorité est soulignée par Max Albert Rohr (AG/PDC), en 1958. Il cite une femme, dont l’expérience politique d’un pays étranger est ici déterminante, selon laquelle les femmes ont perdu toute influence sur la politique depuis qu’elles y participent activement depuis l’intérieur225

. La citation, coupée de son contexte et extraite d’un environnement spatioculturel différent, vise bien à effrayer et agit comme une menace avertissant les femmes, et leurs défenseurs parlementaires, que mieux vaut disposer d’une influence indirecte que pas d’influence du tout. En dernier recours argumentatif, Melchior Hefti (GL/Dém.) use, en 1951, de la menace qui touche directement les intérêts personnels des hommes. Son stratagème s’avère insidieux puisque, d’une part, il n’hésite pas, une fois de plus, à prendre les revendications féminines ouvertement en otage dans le but de sauvegarder un privilège masculin et personnel ; et, d’autre part, il explicite une croyance ou un préjugé associé à ses concitoyens romands. « Einen Vorteil sehe ich allerdings im Stimmrecht der Frauen : Es würde dann ein leichtes sein, bei der künftigen Finanzordnung eine Getränkesteuer einzubauen. Das möchte ich den Freunden französischer Zunge zu bedenken geben226 ». Alors que la majorité des parlementaires saluent les efforts des femmes, regroupées en associations,

223 Melchior Hefti (GL/Dém.), BSOAF, Conseil des Etats, 20 septembre 1951, p. 383. 224 Karl Wick (LU/PDC), BSOAF, Conseil national, 19 mars 1958, p. 264.

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BSOAF, Conseil national, 19 mars 1958, p. 270.

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pour combattre des fléaux sociaux, certains fustigent ces mêmes efforts s’ils aboutissent. Cela signifie, en d’autres mots, que l’influence et les perspectives de réalisation concrète de ces associations apparaissent très maigres, que la définition des fléaux n’est pas évidente, que la nécessité et l’intensité de la lutte ne sont pas partagées unanimement, et que, finalement, ce n’est que la participation pleine et entière à l’activité politique qui confèrerait aux femmes une influence effective. Encore faut-il qu’elles représentent effectivement une entité collective et homogène, poursuivant les mêmes buts et reconnaissant les mêmes fléaux à combattre, ce qui est loin d’être le cas.

Dans la mesure où cet argument est exclusivement utilisé par les adversaires du suffrage féminin, les partisans y réagissent en en démontrant les illogismes et en percevant certains travers masculins. En 1951, Kurt Schoch (SH/PLR) répond à Melchior Hefti (GL/Dém.), qui affirme que les femmes disposent du droit de vote à la maison. « Ich glaube kaum, dass viele Schweizer bei ihrer Entschlussfassung darauf abstellen, was die Frauen für eine Meinung in politischen Dingen haben, denn die Auffassung besteht bei vielen Schweizern, dass die Frauen davon doch nichts verstehen227 ». L’idée largement répandue selon laquelle les femmes ne comprennent de toute façon rien à la politique en devient angoissante si l’on apprenait quelle influence effective les épouses ont sur leur mari. En 1958, Adelrich Jacob Schuler (ZH/PDC) aborde ce point qui affecte directement l’identité viril des hommes. « Zunächst ist zu sagen, dass nicht alle Frauen, nicht einmal die verheirateten, bei der ausgesprochenen Scheu vieler Schweizermänner, auch nur in den Verdacht zu kommen, sie hätten auf ihre Frau gehört, dieses indirekte Mitspracherecht haben228 ». Le soupçon de sujétion casanière est plus humiliant et dangereux que l’hypothèse selon laquelle, si tel était vraiment le cas, les choix politiques seraient effectivement pris par des personnes qui n’y comprennent rien ! L’honneur masculin doit rester sauf229

. En 1957, le conseiller Markus Feldmann (BE/UDC) remarque judicieusement que, si les hommes reconnaissent aux femmes la capacité d’exercer une grande influence indirecte, cela signifie qu’ils leur accordent leur confiance, et qu’il n’existe plus aucune raison objective et raisonnable de ne pas leur assurer une influence directe. Markus Feldmann estime que cette demi-concession

227 BSOAF, Conseil des Etats, 20 septembre 1951, p. 393. 228 BSOAF, Conseil national, 20 mars 1958, p. 291. 229

Frédéric Fauquex (VD/PLS) a bien fait remarquer que la façon dont les hommes font usage de leur droit de vote est scandaleuse, BSOAF, Conseil des Etats, 2 octobre 1957, p. 400.

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est indigne des hommes230. Les femmes disposeraient donc de deux façons indirectes d’user de leur influence : à travers les associations et sur les membres de leur famille. Les partisans rebondissent, finalement, sur ce dernier aspect, de deux façons : d’abord, en affirmant qu’une femme, même si elle est mariée, ne se désintéresse pas forcément de la vie politique231. Cela aboutirait à une conception différente de ces droits, qui n’est pas appliquée en Suisse, mais dont les prémisses furent déjà projetées : d’une part, que les droits civiques ne seraient l’apanage que des personnes seules, et que, d’autre part, ils ne constitueraient pas un droit individuel, mais un droit communautaire ou familial. Ensuite, en rappelant le nombre de femmes (célibataires, divorcées et veuves) dont les possibilités d’influence indirectes concrètes, sans parler des prédispositions des hommes, sont limitées, voire nulles. Telle est la remarque formulée par Jean- Jacques Cevey (VD/PLR), en 1970. « Cette manière de concevoir le problème néglige le sort de nombreuses femmes – elles sont près de 1 300 000 en Suisse – qui vivent en célibataires, gagnent leur vie, paient des impôts, sans pouvoir exprimer leur avis sur les choix parfois fondamentaux qui se posent en matière fédérale232 ». Les parlementaires qui brandissent cet argument semblent ignorer et faire abstraction de la réalité personnelle et des choix des femmes et des hommes, dans une société où l’union matrimoniale ne représente plus une nécessité vitale pour les femmes, où les divorces ne les stigmatisent plus, et où l’individualisme supplante peu à peu le communautarisme familial.

Enfin, un dernier aspect préoccupe les parlementaires : il s’agit des femmes d’origine étrangère, obtenant la citoyenneté helvétique par le mariage. Souci contingent en regard de l’impact réel : entre 1951 et 1955, environ 5000 femmes d’origine étrangère épousent un Suisse. Ce chiffre aurait une incidence de 1,7‰ sur les effectifs du corps électoral233.

230 « […] : Für den Mann wie für die Frau ist diese indirekte, ich möchte fast sagen, familiär getarnte Einflussnahme

auf das politische Geschehen keine sehr stolze, würdige Situation. Wenn man den Frauen schon die Fähigkeit zutraut, auf dem Wege der indirekten Einflussnahme auf die politische Willensbildung einzuwirken, dann kann, ja soll man ihnen doch ebensogut das Recht geben, offen mitzureden » (BSOAF, Conseil des Etats, 2 octobre 1957, p. 404).

231 Albert-Edouard Picot (GE/PLS) remarque : « On ne peut pas admettre, comme on le dit souvent, que les femmes

soient représentées au scrutin par leurs maris. La femme, personne humaine libre, a le droit d’avoir un autre point de vue que celui de son époux. […] Au reste, il ne serait pas normal de penser que la femme mariée doit se désintéresser de la vie publique parce que son mari la représente » (BSOAF, Conseil des Etats, 20 septembre 1951, p. 373).

232 BSOAF, Conseil national, 23 juin 1970, p. 444. 233

Les parlementaires reconnaissent tous les mêmes chiffres. C’est Charles Primborgne (GE/PDC) qui suggère ce pourcentage d’incidence, BSOAF, Conseil national, 19 mars 1958, p. 261.

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