• Aucun résultat trouvé

3.5 La visibilité des femmes dans la société

3.5.1 Les femmes et le travail rémunéré

Simone de Beauvoir affirme, dans son langage radical, que les femmes obtiendront leur autonomie et leur affranchissement à partir du moment où elles pourvoiront à leur indépendance économique78. En 1958, Charles Primborgne (GE/PDC) aboutit à une réflexion similaire concernant le suffrage féminin. « On constate que lorsque les circonstances contraignirent les femmes à exercer une activité rémunérée, indépendante, en dehors de leur ménage, en fabrique, dans le commerce ou l’industrie, le vote des femmes commença à prendre pieds. Dans la mesure, écrit le Conseil fédéral, où elle assumait la tâche de pourvoir à l’entretien de la famille, la femme revendique le droit de dire son mot dans les questions intéressant la famille et l’Etat. Une condition essentielle de son égalité politique se trouva ainsi réalisée79 ». Emancipation économique et personnelle, mais aussi, dans le cas présent, émancipation politique et

74 BSOAF, Conseil national, 12 décembre 1945, p. 722.

75 Resp. BSOAF, Conseil des Etats, 20 septembre 1951, p. 373 et Conseil des Etats, 2 octobre 1957, p. 401. 76

Resp. BSOAF, Conseil national, 19 mars 1958, p. 274 et Conseil national, 20 mars 1958, p. 290.

77

Harald Huber (SG/PSS), BSOAF, Conseil national, 13 juin 1951, p. 522 ; Ernst Flükiger (SG/PLR), BSOAF, Conseil des Etats, 20 septembre 1951, p. 387 ; Werner Vogt (SO/PSS), BSOAF, Conseil des Etats, 4 octobre 1966, p. 266, René Felber (NE/PSS) et Kurt von Arx (ZH/PDC), BSOAF, Conseil national, 23 juin 1970, resp. pp. 448 et 449.

78 « Le code français ne range plus l’obéissance au nombre des devoirs de l’épouse et chaque citoyenne est devenue

une électrice ; ces libertés civiques demeurent abstraites quand elles ne s’accompagnent pas d’une autonomie économique ; la femme entretenue – épouse ou courtisane – n’est pas affranchie du mâle parce qu’elle a dans ses mains un bulletin de vote ; si les mœurs lui imposent moins de contraintes qu’autrefois, ces licences négatives n’ont pas modifié profondément sa situation ; elle reste enfermée dans sa condition de vassale » (Le deuxième sexe II, op.

cit., p. 587).

100

idéologique. L’immersion professionnelle des femmes accentua probablement leur sentiment d’exclusion politique et d’inégalité de traitement juridique par rapport aux hommes80

. Le lien « essentiel », cependant, qu’établit le Conseil fédéral entre travail rémunéré et droit politique semble spécieux. Il apparaît comme une excuse et comme une raison irrésistible et extérieure qui contraint à l’institution du suffrage féminin en dépit des femmes elles-mêmes. Encore une fois, le suffrage féminin n’est pas un droit inhérent à la personne féminine, mais une conséquence à la transformation de la société. L’insertion professionnelle des femmes et le besoin de l’économie de main-d’œuvre féminine sont avancés par les partisans comme arguments en faveur du suffrage féminin. Les opposants, ne les nient pas, mais les tempèrent, tout en regrettant le mésusage des forces et des facultés féminines. L’évolution des femmes dans l’économie est présentée sous deux aspects principaux : d’une part, l’insertion économique des femmes, contrainte ou volontaire81, induit les mêmes devoirs pour femmes et hommes exerçant une activité professionnelle, tout en forçant le respect ; d’autre part, cette insertion apparaît comme une nécessité économique82.

Lors du premier débat au Conseil national, au sortir de la guerre, Henri Perret (NE/PSS) présente de façon cocasse une réalité qui, dans les faits, l’est bien moins. « Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion de donner une conférence dans le Jura bernois. C’était une période de chômage. Le président me déclara qu’il avait fait le ménage, le vice-président la lessive, parce que les femmes étaient occupées à l’usine, la main-d’œuvre féminine étant meilleur marché. Un ouvrier, qui subissait le même sort, m’a déclaré en riant que si cela était possible, on les obligerait encore à faire les enfants !83 ». Mobilisation masculine et conjoncture post-belliqueuse démontrent avec acuité la place que les femmes ont prise dans l’économie. Il s’agit bien, en l’occurrence, d’un remplacement exceptionnel des hommes, mais aussi, et surtout, d’un abus généralisé du travail

80 Selon Harald Huber (SG/PSS) : « 600 000 berufstätige Frauen haben wir heute in der Schweiz, das bringt Pflichten

mit sich ; Pflichten in der Arbeit, Pflichten bei den Steuern, und darum sollte das auch die entsprechenden Rechte mit sich bringen » (BSOAF, Conseil national, 13 juin 1951, p. 523).

81

Hans Oprecht (ZH/PSS) reconnaît une certaine contrainte dans l’insertion professionnelle des femmes. « Die Frau muss immer mehr, ob sie es will oder nicht, berufstätig sein » (BSOAF, Conseil national, 12 décembre 1945, p. 722). Karl Wick (LU/PDC) reconnaît les mêmes circonstances: « Sie [die Gründe der Bewegung für die Einführung des Frauenstimmrechtes] liegen in den wirtschaftlichen Entwicklungstendenzen, die nicht kantonale, sondern gesamtschweizerische Tendenzen sind. In diesen Tendenzen sind nun auch die Frauen eigentlich zwangsläufig miteinbezogen » (Ibid., p. 727).

82 Eric Choisy (GE/PLS) : « Or il existe en Suisse un million de femmes mariées sans enfants, célibataires, veuves et

divorcées tandis que nous souffrons d’une sérieuse pénurie de main-d’œuvre et que le professeur Kneschaurek et son équipe annoncent une aggravation de cette situation » (BSOAF, Conseil des Etats, 23 septembre 1970, p. 272).

101

avantageux des femmes84. Malgré le déni pécuniaire, le travail féminin est reconnu de diverses façons. D’abord, la somme de travail. « Die Frau hat dabei bewiesen, dass sie im Berufe mindestens so viel leisten imstande ist wie der Mann85 ». Mais aussi et avant tout la qualité du travail effectué et la disponibilité féminine. En 1951, Albert Malche (GE/PLR) leur reconnaît des « qualités de caractère et d’intelligence86 », quant à Franz-Xaver Leu (LU/PDC), en 1970, il énumère de façon affectée les prédispositions toute féminines avec lesquelles elles réalisent leur travail. « Auch ich bin für die Einführung des Frauenstimmrechtes, […] ganz speziell aus der Achtung vor jenen hunderttausenden von Frauen, Müttern und Töchtern, die mit ihrer Verantwortung, ihrer Zuverlässigkeit und Hingabe – hohe Eigenschaften, die den Frauen besonders eigen sind – in Haus und Hof, Büro und Schule, in Heimen und Spitälern überall täglich ihre Arbeit aufnehmen und still ihre Pflicht erfüllen87 ». Finalement, l’économie, mais aussi le pays en tant que tel, semblent désormais tributaires de la main-d’œuvre féminine. « Heute sind rund 600 000 Frauen ausser Haus beschäftigt, sie stehen unabdingbar mit unserer Wirtschaft in Verbindung. Die Lasten, welche den Männern auferlegt werden, tragen auch die Frauen. Der Lastausgleich ist vollzogen88 ». Et Gustave-Laurent Roulin (FR/PDC) de rappeler, en 1970, encore, que les femmes « jouent un rôle irremplaçable dans l’économie89 ». En 1958, Jean Gressot (BE/PDC) fait allusion à une contrainte morale qui obligerait les femmes, au-delà des nécessités pécuniaires et du libre choix, à s’investir professionnellement. « Plus que par le passé, les temps actuels obligent l’ensemble des citoyens valides et en âge de le faire à concourir par leur travail à la prospérité générale90 ». L’exposé long et chiffré de certains parlementaires sur les conditions de l’engagement professionnel des femmes poursuit deux buts principaux : démontrer, d’abord, le partage des tâches entre femmes et hommes dans le domaine économique, qui appellerait, logiquement, l’égalité politique ; réduire, ensuite, le mot d’ordre des adversaires à néant. En effet, l’expression « die Frau gehört ins Haus » en devient désuète et anachronique, et

84 Harald Huber (SG/PSS) remarque : « Tausende von Frauen sind in der Schweiz erwerbstätig in allen Stellungen ;

in der Landwirtschaft, in der Industrie, in den Gewerben, in den Büros, sie haben die schlechtest bezahlte und oft die härteste Arbeit zu leisten […] » (BSOAF, Conseil national, 13 juin 1951, pp. 522 et 523).

85 Hans Oprecht (ZH/PSS), BSOAF, Conseil national, 12 décembre 1945, p. 722. 86 BSOAF, Conseil des Etats, 20 septembre 1951, p. 390.

87 BSOAF, Conseil des Etats, 23 septembre 1970, p. 276. 88

Alois Grendelemeier (ZH/AdI.), BSOAF, Conseil national, 13 juin 1951, p. 533. Il rappelle ces chiffres, revus à la hausse, en 1958, BSOAF, Conseil national, 19 mars 1958, p. 272.

89 BSOAF, Conseil des Etats, 23 septembre 1970, p. 274. Walther Bringolf (SH/PC) et Kurt von Arx (ZH/PDC)

utilisent l’expression « längst unentbehrlich » pour qualifier le travail des femmes, BSOAF, resp. Conseil national, 19 mars 1958, p. 256, et Conseil national, 23 juin 1970, p. 449.

102

aboutit à des scénarios fantasques que les partisans se plaisent à imaginer. En 1958, André Muret (VD/PdT) rappelle qu’une moitié des femmes majeures exerce une activité professionnelle. « Et pourtant, si on écoutait les adversaires du suffrage féminin, il faudrait logiquement renvoyer au plus vite ces 850 000 femmes à leur foyer. Ils savent eux-mêmes que c’est matériellement impossible91 ». Walther Bringolf (SH/PC) et Alois Grendelmeier (ZH/AdI.) en profitent pour égratigner certains défauts masculins. Le premier, en 1958, avant d’énumérer l’insertion économique des femmes, suppose la chose suivante. « Die Zeit, die man etwa mit dem simplen Schlagwort « die Frau gehört ins Haus » an die Bequemlichkeit der Männer und gleichzeitig an ihr Gefühl der Überlegenheit gegenüber der Frauen appellierte, dürfte doch beinahe überall vorbei sein92 ». Probablement pas encore, en considération des résultats de la votation de l’année suivante. Et les raisons de ce refus se situent, principalement, dans la perception de la nature féminine. La réponse outrée d’Alois Grendelmeier à l’exposé passablement dégradant du Dr. Eugen Bircher (AG/UDC) sur les femmes en est une démonstration éloquente. « Wenn die angeblichen ärztlichen, physiologischen, anthropologischen Gründen ernst zu nehmen wären, dann müssten Sie sich sofort dafür einsetzen, dass die 600 000 Frauen aus anthropologischen und physiologischen Gründen aus den Fabriken, den Spitälern, aus den Büros, vom Felde und Acker herausgenommen werden. […] Was geschähe wenn diese 600 000 Frauen, bei den Ärzten als Empfangsfräulein, in den Spitälern als Schwestern und als Ärztinnen arbeiten, als Arbeiterinnen in den Fabriken, als Angestellte in Läden, Büros usw. ihren Dienst tun, zurückzogen würden ? Herr Kollege Bircher, was würde geschehen ? Unsere Wirtschaft würde offenbar gar nicht existieren können93 ». Alois Grendelmeier rappelle aussi que ce sont les hommes, principaux pourvoyeurs d’emplois, qui ont attiré les femmes dans le travail rémunéré. Il n’est plus temps de faire marche arrière, au contraire, « [wir] müssen nun den veränderten Verhältnissen Rechnung tragen94 ». En effet, il faut aller de l’avant, ne pas se lamenter sur une évolution irréversible. Car changement des tâches féminines, il y eut indéniablement95. L’emploi rémunéré et l’intégration

91

BSOAF, Conseil national, 20 mars 1958, p. 292. Alois Grendelmeier (ZH/AdI.) : « Ich glaube, es würde zur Katastrophe werden, wenn alle diese 800 000 Frauen nach dem Schlagwort « Die Frau gehört ins Haus » handeln und die Arbeit in den Fabriken, auf dem Lande und in den Spitälern niederlegen würden » (BSOAF, Conseil national, 19 mars 1958, p. 272).

92 BSOAF, Conseil national, 19 mars 1958, p. 256. 93

BSOAF, Conseil national, 13 juin 1951, p. 533

94 AFS, E 1070, 1969/10, vol. 48, G-05996, protocole de la Commission du Conseil national, 15 mars 1951, p. 22. 95 Selon Albert-Edouard Picot (GE/PLS) : « Ensuite, la femme autrefois était entièrement consacrée à sa tâche

d’épouse et de mère, comme confinée à son foyer. Depuis un siècle environ, une évolution s’est produite, qui fait participer de plus en plus la femme à la vie sociale et économique. Cette évolution semble justifier une modification des points de vue originaires de la vie publique suisse » (BSOAF, Conseil des Etats, 20 septembre 1951, p. 373).

103

économique des femmes hors de leur foyer sont notamment facilités par l’instauration progressive de l’Etat providence96

. Par conséquent, si les structures et la conjoncture facilitent l’insertion des femmes dans la vie rémunérée, il n’existe qu’une parade : la remise en question des chiffres avancés et le regret de cette évolution, pimentés des dangers encourus par les femmes. En 1958, Karl Hackhofer (ZH/PDC) démontre, en effet, que le travail féminin a considérablement et progressivement décru depuis 188897. Karl Wick (LU/PDC), quant à lui, regrette, en 1951, les effets de l’industrialisation sur le travail féminin. « Es gibt eine Verindustrialisierung der Wirtschaft und damit wurde die Heranziehung der Frau in die Wirtschaft bewirkt98 ». L’opinion tranchée et conservatrice de Karl Wick fait planer deux niveaux de concurrence insoluble, principalement au détriment des femmes : concurrence intérieure à la nature féminine, entre maternité et travail ; concurrence extérieure, entre femmes et hommes, sur le lieu de travail, mais qui est susceptible de se transposer dans les foyers. Démocrate chrétien soucieux du maintien des répartitions traditionnelles des tâches sexuées, il s’érige contre l’empiètement abusif de l’Etat dans les sphères sociale et privée, et prône la pérennisation de l’exclusion féminine des droits politiques comme contre-pouvoir99

. Il représente très certainement le symbole d’un combat perdu d’avance, mais dont les arguments demeurent vivaces chez un très grand nombre de ses concitoyens, femmes et hommes confondus. Face à ce regret, la réalité des femmes travailleuses, compétentes et, pour certaines, très qualifiées, suscitent une réaction pénible d’iniquité. Gustave-Laurent Roulin (FR/PDC) estime, à ce propos : « N’est-il pas paradoxal qu’une femme médecin, pharmacienne, juriste, professeur, institutrice, infirmière, assistante sociale, chef de service ou d’atelier, employée ou ouvrière ne jouisse pas aujourd’hui du droit de vote et d’éligibilité, alors que l’homme, remplissant les mêmes fonctions

96 Ernst Vaterlaus (ZH/PLR) estime : « Diese Erscheinung erklärt sich aus der Entwicklung des Staates zum

Wohlfahrts- und Sozialstaat. Der Staat hat mehr und mehr Aufgaben übernommen, die früher der Familie zukamen ». Il poursuit : « Die Weisung sagt uns, die Familie sei heute – abgesehen von der Bauernfamilie – meist nur noch Erziehungs-, Kultur-, Erwerbs- und Konsumgemeinschaft und nicht mehr Produktionsgemeinschaft » (BSOAF, Conseil des Etats, 2 octobre 1957, p. 389).

97

Le Message du Conseil fédéral démontre « dass nicht nur der Anteil der in den Fabriken beschäftigten Frauen seit 1888 ständig zurückgegangen ist, und zwar von 46% im Jahre 1888 auf 32% im Jahre 1954, sondern dass auch die Zahl der berufstätige Frauen überhaupt heute prozentual geringer ist als etwa in den Jahren 1888 oder 1920 » (BSOAF, Conseil national, 20 mars 1958, p. 283).

98 Il poursuit : « In der Schweiz sind mehr als ein Drittel der Frauen in der Wirtschaft tätig. In der Fabriktätigkeit ist

der Prozentsatz der Frauen vielleicht noch höher. Es entstehen dadurch schwere Konflikte zwischen Mutterschaft und Beruf. Das bedeutet eine innere Verarmung des Frauenlebens. Die Frau steht in Konkurrenzierung zum Manne, der Mann in Konkurrenzierung zur Frau in der Wirtschaft. Soweit nun Politik am Staat und an der Wirtschaft mitgestaltet, ist die Frau wenigstens auf dem politischen Felde von dieser Mitgestaltung ausgeschlossen » (BSOAF, Conseil national, 13 juin 1951, p. 520).

104

dans la société possède pleinement les droits civiques ?100 ». Paradoxe, en effet, injustifiable et incompréhensible, d’autant que Charles Primborgne (GE/PDC) estime que la marche forcée de l’insertion économique des femmes depuis des décennies provoque un changement d’une tout autre envergure que le suffrage féminin. « Nous estimons que cette place des femmes dans l’industrie, le commerce, l’agriculture, en dépit d’une organisation professionnelle soucieuse de progresser, est beaucoup plus lourde de conséquences que l’exercice des droits civiques101

». Cela semble évident, mais c’est sans compter la mise en péril du bien-être des hommes et de leur sentiment de supériorité envers les femmes. Impuissants face à ces développements structurels et conjoncturels qui les dépassent, l’exclusion des femmes de l’égalité politique peut apparaître comme le dernier rempart à leur sentiment de dépossession.