• Aucun résultat trouvé

pour les soignants et les soignés

7. L'attraction-répulsion dans la relation médecin-patient

5.1 Discussions des résultats

5.1.1.5 De la relation centrée sur la maladie à la relation centrée sur le patient

5.1.1.5.1 Une évolution de la pensée médicale

On note une évolution de la pensée médicale sur la relation médecin-patient, entre celle qui est décrite dans deux romans écrits au début ou dans la première moitié du XXe siècle, Servitude humaine de Sommerset Maughan (1915) et La Citadelle d’AJ Cronin (1937), d’une part ; et la

relation médecin-patient décrite dans les romans d’auteurs plus récents et contemporains23 ,

ainsi que par les médecins interviewés dans la vraie vie en 2019, d’autre part. Dans le premier cas, la relation médecin-patient décrite est principalement centrée sur le médecin ou sur la maladie. Dans le second, la relation médecin-patient décrite est de préférence l’approche centrée sur le patient ; résultat attendu. Nous remarquons deux exceptions à cela : Vie des

martyrs (1917) de Georges Duhamel, Place des angoisses (1956) de Jean Reverzy. Dans ces

deux dernières œuvres, l’empathie du médecin de fiction à l’égard de ses patients semble manifeste.

Comment interpréter et expliquer cette évolution ? Il faut savoir que le concept d’empathie a beaucoup évolué entre le début du XXe siècle et aujourd’hui. À cette époque, les émotions du

médecin en réponse à la souffrance de son patient étaient considérées comme une « menace à

son objectivité ». L’empathie était alors considérée comme un concept purement cognitif, et

non émotionnel ou sensoriel. D’où le concept à l’époque « d’inquiétude détachée » (69). Sir

93

William Osler a ainsi publié un livre en 1927, Aequanimitas, dans lequel il appelait les médecins à restreindre et contenir leurs émotions (« métriopathie ») (69,138). Cela est totalement opposé à la vision actuelle dans laquelle les émotions du médecin sont reconnues comme un substrat à la fois normal et indispensable de son empathie (33). Ainsi, il apparaît qu’il y a eu une prise de conscience collective sur la nécessité d’une empathie clinique à la fois cognitive et émotionnelle. Le changement de paradigme sur la relation médecin-patient, en faveur de l’approche centrée sur le patient, a été rendu possible grâce à des efforts académiques et institutionnels internationaux (139,140), mais aussi probablement grâce à la littérature engagée sur laquelle s’est penchée notre étude. En effet, en France, Marie Didier et Martin Winckler, à travers leurs œuvres, font figure d’ardents défenseurs et promoteurs des soins centrés sur la personne. Leurs romans ont probablement autant contribué à cette évolution qu’ils s’en sont faits l’écho et l’éclatante manifestation. Si Georges Duhamel et Jean Reverzy semblent constituer des modèles avant l’heure d’approche centrée sur le patient, c’est que l’empathie est une qualité avant tout individu-dépendante (29). On peut se demander aussi si ces deux écrivains n’ont pas quelque part écrit leurs œuvres respectives comme une opposition consciente ou inconsciente à la mentalité médicale de leur époque, qui accordait moins d’importance qu’aujourd’hui aux émotions des patients.

5.1.1.5.2 Notion de juste distance

L’approche centrée sur le patient implique cependant une « juste distance » entre le médecin et son patient. Cette notion de juste distance est parfois abolie dans les fictions littéraires (chez Winckler et Marie Didier), alors que les médecins interviewés déclarent toujours la mettre en œuvre. Les romans étudiés de Martin Winckler et Marie Didier décrivent en effet des personnages principaux de médecins (Bruno Sachs, et le double littéraire de Didier) hyper- empathiques, émotionnellement fusionnels avec leurs patients. Le fait d’être confronté aux souffrances et aux décès de leurs patients semble être à l’origine chez eux d’un syndrome anxio- dépressif, et d’une véritable fatigue compassionnelle, concept qui regroupe à la fois le burning- out et l’état de stress post-traumatique (90)24. En cela, ces deux médecins de fiction apparaissent

malades de leur excès d’empathie, d’où probablement le titre de La Maladie de Sachs pour un des célèbres romans de Winckler. Les risques psychologiques pour le soignant d’une mauvaise distance professionnelle avec les patients, au sens d’un investissement émotionnel trop important, ont également été décrit par Gyger et al. (64), Barthel (65), Ranasinghe Arachchige

24 Pour plus d’informations sur la « fatigue compassionnelle » et la définition du burnout, se reporter à la Recherche

94

(66), et Pétermann (67). En dehors même de tout cadre professionnel, le fait pour un individu d’avoir des niveaux extrêmes d’empathie constituerait pour lui une « force risquée », car l’exposant davantage à des troubles anxieux et/ou dépressifs (141) ; d’autant plus qu’un tel niveau d’empathie le rendrait davantage sensible aux émotions négatives telles que la tristesse et la peur (142). A noter que d’après Gyger et al. (64) et Zenasni et al. (143), une mauvaise distance professionnelle peut conduire au burnout, et un burnout peut inversement conduire à une mauvaise distance professionnelle, au sens d’un détachement et d’une froideur émotionnels. L’excès d’empathie apparaît non seulement préjudiciable aux médecins, mais aussi aux patients, qui n’ont plus toute la disponibilité émotionnelle de leur médecin, et craignent d’être moins bien soignés. D’où la nécessité d’une empathie clinique juste et optimale, dans laquelle le soignant reste sensible aux émotions de son patient, tout en prenant garde à distinguer le Moi du Toi (33,143).

5.1.1.5.3 L’asymétrie de la relation médecin-patient

L’asymétrie entre le médecin et le patient apparaît dans les romans et les interviews de médecins non seulement comme une chose inévitable, mais aussi comme une nécessité pour le bien du patient, du médecin et de leur relation mutuelle. D’après eux, un médecin ne doit pas (trop) montrer ses failles, fragilités, vulnérabilité à ses patients, sous peine de se décrédibiliser à leurs yeux et d’anéantir la relation de confiance médecin-patient. Cette hypothèse est confirmée par Gérard Danou, qui estime que le médecin « compromet l’efficacité de la relation soignante s’il

montre le défaut de sa cuirasse » (7). Par ailleurs, cette asymétrie entre en conflit apparent avec

l’approche centrée sur le patient, qui souhaite égaliser les rapports entre médecins et patients. Pilnick et Dingwall estiment toutefois, allant dans le sens de nos résultats, que cette asymétrie, profondément enracinée dans la nature même de la médecine, est en partie irréductible (144). Selon eux, cette asymétrie est duelle : en termes de condition ou d’état de santé, d’une part ; de tâche, d’autre part. Le travail du médecin, pour étayer son diagnostic ou sa prise en charge, consiste justement à questionner, enquêter et prendre des décisions, afin d’établir les pistes d’actions possibles (144). Un autre élément d’asymétrie survient lors de l’examen clinique, lorsque le patient est plus ou moins dévêtu, assis ou allongé, et que le médecin se tient debout à sa proximité immédiate, « [transgressant] les règles sociales de distance » usuelles (68). Une certaine passivité du patient serait donc fondamentalement présente, et les approches voulant gommer toutes les inégalités entre médecins et patients, vouées à un probable échec (144).

95

5.1.1.5.4 Portée et limites de l’approche centrée sur le patient

Les médecins dans la vraie vie en 2019 semblent plus critiques de l’approche centrée sur le patient que certains médecins-écrivains (Winckler, Marie Didier, Jaddo) qui s’en font les chantres et les laudateurs convaincus. Notamment sur quatre points : l’empathie est une qualité innée avant d’être acquise ; non-savoir absolu du médecin sur l’expérience de la maladie vécue par le patient ; trop d’empathie rend le médecin perméable à la souffrance du patient ; l’approche centrée sur le patient ne peut pas toujours être appliquée à tous les patients. Nous avons discuté plus haut du troisième point. Concernant le quatrième point, Cvengros et al. (145) de même que Dubbin et al. (146) ont montré dans leurs études respectives qu’une correspondance entre le style du patient et le style du médecin permet d’obtenir de meilleurs résultats, en termes de satisfaction relationnelle (145,146) et d’observance du traitement (145). D’autres critiques, que notre étude ne met pas en évidence, sont formulées à l’égard de l’approche centrée sur le patient. La proportion de patients qui pourraient bénéficier de cette approche ne serait pas si importante qu’attendue (147), limitée par des facteurs et des inégalités socioculturels (146). Les notions médicales scientifiques seraient difficiles à vulgariser aux profanes (147). De plus, en incitant le médecin à s’effacer devant la position ou les desiderata du patient, l’approche centrée sur le patient risque de générer chez le médecin des conflits de conscience en le confrontant à de potentiels risques médico-légaux. Cela serait aggravé par le fait que toute prise de position de la part du médecin pourrait être assimilée à une coercition (147). D’après Charles W. Lidz, l’approche centrée sur le patient devrait donc être limitée aux patients qui ont la capacité ou la volonté de prendre des décisions médicales les concernant (147). Une autre critique de l’approche centrée sur le patient est celle que ce serait un modèle foncièrement consumériste et individualiste (148). Les patients seraient incités à avoir une philosophie d’ayants droit égoïstes plutôt qu’altruistes. Plutôt qu’une approche centrée sur le patient, Reba Peoples, psychiatre américaine, lui préfère le concept d’approche centrée sur la relation médecin-patient (148).

5.1.2

Souffrances ordinaires des patients et rôle de psychologue du médecin