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3 Recherche documentaire contextuelle et conceptuelle

3.1 Historique de la relation médecin-patient

Pour notre étude, nous avons inclus pour analyse des romans de médecins ayant vécu à différentes époques, du XIXe au XXe siècle. Avant d’analyser l’évolution historique de la

relation médecin-patient dans les romans, il nous faut d’abord expliquer cette évolution à l’aide de références consensuelles. Le Conseil médical du Canada (CMC) s’est penché sur l’évolution historique de cette relation médecin-patient au cours des XIXe et XXe siècles (23).

Schématiquement, d’après le CMC, la relation médecin-patient est passée par différents stades évolutifs :

- paternaliste avant la deuxième guerre mondiale ;

- centrée sur la maladie (ou sur le médecin) après la deuxième guerre mondiale (soit de 1950 à 1975 environ) ;

- puis centrée sur le patient à partir des années 1980 : modèle autonomiste, informatif ou délibératif.

3.1.1 Relation médecin-patient paternaliste

Dans le paternalisme, le médecin représente une forme d’autorité parentale pour ses patients : « capable de rappeler à l’ordre, faire la leçon, voire infliger une punition, mais aussi

d’apprendre les choses de la vie et de montrer le chemin de l’autonomie » (24). Historiquement,

dans ce type de relation, le médecin est convaincu d’être dépositaire d’une autorité et d’une supériorité scientifiques, morales et sociales vis-à-vis du patient. Le médecin décide seul ce qu’il pense être bon pour son patient, entretenant avec lui une relation hiérarchique et verticale.

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Le risque d’une telle relation, c’est la déshumanisation du patient, réduit à la dimension objectale du corps malade, faisant de lui un sous-homme qui doit accepter d’avance tout ce que les médecins voudront faire de lui. Dans le paternalisme, le médecin décide également seul de l’information qu’il donne à son patient sur son état de santé. Il peut très bien décider de ne pas lui en donner, ou lui mentir sciemment, par exemple pour lui redonner faussement de l’espoir : mensonge miséricordieux (25).

3.1.2 Relation médecin–patient centrée sur la maladie

Dans ce type de relation, le médecin se voit avant tout comme un savant/scientifique/technicien, tenant un rôle social de premier plan. Il dispense, un peu comme un prestataire de services, en l’occurrence de santé, des soins médicaux en échange d’honoraires, s’intéressant principalement à la dimension somatique, physique et biomédicale de la santé.

Dans ce cadre, le médecin est intéressé par les aspects scientifiques/techniques de sa profession, et par la maladie de son patient, plus que par le patient lui-même. Il aime exercer son talent notamment face à une énigme médicale ou une situation difficile, trouvant valorisant d’avoir fait un diagnostic et/ou un traitement difficile(s).

3.1.3 Relation médecin–patient centrée sur le patient

Dans ce type de relation, le médecin a une approche globale, holistique***, bio-psycho-sociale

et financièrement désintéressée de la santé de son patient, s’intéressant en premier lieu à son humanité, montrant de l’intérêt à sa souffrance ordinaire, qui peut constituer le seul motif de consultation. Motif du reste parfaitement normal, reconnu, valable et recevable aux yeux du médecin, qui accepte d’endosser un rôle, non-dit mais authentique dans les faits, de psychologue du patient. À ce titre, la charte du patient hospitalisé du 6 mai 1995 révisée en mars 2006 nous dit : « le malade ne saurait être considéré uniquement du point de vue de sa

pathologie, de son handicap ou de son âge » (26).

Le médecin respecte de manière inconditionnelle son patient, entretenant avec lui une relation horizontale, non hiérarchique ; d’égal à égal.

Le médecin partage son savoir et ses connaissances avec son patient, cherchant avec lui la meilleure solution à son problème de santé, selon une approche collaborative. Mieux encore :

*** En épistémologie ou en sciences humaines, relatif à la doctrine qui ramène la connaissance du particulier, de l'individuel à celle de l'ensemble, du tout dans lequel il s'inscrit (dictionnaire Larousse).

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1/ Il pense pouvoir apprendre de ses patients autant qu’il peut leur apprendre ; il pense que leur savoir profane de la maladie est autant, sinon plus respectable que son savoir scientifique, parce que tiré directement de l’expérience et du vécu personnels et subjectifs de la maladie (Martin Winckler) ;

2/ Il n’a pas peur d’ouvrir son cœur, de montrer son humanité à son patient, de manière à lui montrer qu’il n’est pas indifférent à sa condition ; qu’il est, lui aussi, humain, donc tout aussi vulnérable et fragile. Il accepte donc de s’impliquer affectivement et émotionnellement.

L’approche centrée sur le patient (ACP) s’est développée sous l’influence de penseurs tels que M. Balint, G.L. Engel, C. Rogers, E.J. Cassell, A. Kleinman, M. Stewart, J.H. Levenstein et I.R. McWhinney (23). Ses fondements philosophiques remontent à Rousseau, Kant, Hobbes et Locke (27). Ce type de relation, mettant l’accent sur l’empathie du soignant et entretenant des connexions étroites avec la médecine narrative, a eu pour objectif la réhumanisation des soins. L’ACP est actuellement privilégiée dans l’enseignement universitaire international de la médecine, et représente assurément le plus haut standard de la relation médecin–patient.

3.2 L’empathie

Nous avons choisi de présenter le concept d’empathie, parce qu’il représente la pierre angulaire de l’approche centrée sur le patient, ainsi qu’un concept clé en médecine générale. L’empathie est l’aptitude à rencontrer l’Autre ; pour le médecin, la capacité à travailler sur les émotions et à aider une personne en détresse (28). Pour le médecin et le patient, c’est l’occasion de «participer chacun à l’humanité de l’autre » (29). C’est en effet tant une invitation à l’altérité qu’à une meilleure connaissance de soi-même (30). D’un point de vue épistémologique, l’empathie comporte une double composante, cognitive et émotionnelle (29,31). L’attitude empathique se déroule à trois échelons qui se télescopent :

- capacité à se mettre à la place de l’Autre et à percevoir ses affects : empathie d’affects - capacité à partager ses représentations : empathie de pensée

- capacité à partager ses actions/réactions : empathie d’action.

Le support anatomique de l’empathie résiderait dans l’hémisphère droit, et ferait intervenir le cortex orbitofrontal, la partie antérieure de l’insula et du gyrus cingulé, le lobe temporal, l’amygdale et le faisceau unciné droit (32). L’empathie devrait être considérée comme un processus instinctif, viscéral, sensoriel, et pas seulement comme un processus cognitif neutre,

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froid et distancié, ou encore une intellectualisation détachée de toute émotion (33). L’empathie est individu-dépendante (29), mais elle peut dans une certaine mesure être cultivée par le soignant (34,35).

Dans une relation de soins, l’empathie est une double gestion émotionnelle : gestion des émotions du patient bien sûr et avant tout, mais aussi gestion des émotions du soignant (36,37). L’empathie, c’est notamment savoir gérer les « moments émotionnels », ceux où les émotions du patient débordent, franchissent un seuil d’intensité et se déversent tout d’un coup. Le médecin ne doit pas craindre d’être confronté à de telles situations. Il a au contraire l’opportunité d’en faire des « moments de rencontre » uniques et privilégiés (38). Le médecin doit tout d’abord savoir reconnaître ces moments d’émotion, qui peuvent être fugaces et discrets. Et demander au patient ce qui se passe. Puis lui proposer de nommer ses émotions. Il ne doit pas avoir peur de lui montrer qu’il se sent touché par ces dernières (29). Le médecin doit être réflexif (« raisonnement associatif ») envers les propos et les gestes de son patient (33), en s’aidant pour ce faire de son propre ressenti émotionnel, dont il ne doit pas avoir honte, mais au contraire dont il doit prendre conscience et l’exprimer, pour mieux s’adapter à la singularité du patient et de la situation (39,40). En effet, beaucoup de soignants répriment leurs émotions (36), refoulant la part d’humanité qui est en eux. Ils tiennent un langage biomédical pur face à des problématiques parfois simplement émotionnelles (40).

La congruence émotionnelle patient-médecin influe sur le niveau effectif d’empathie du médecin (41). Un défaut de congruence s’explique par le fait que soignant et soigné partagent un système de valeurs et d’informations différent pour évaluer la situation du second, ou par le fait qu’ils ne sont pas dans le même état psychologique (42). Un état émotionnel dégradé (anxiété), le stress, la charge de travail, le manque de temps influent également négativement la capacité d’empathie du médecin (33). L’affinité personnelle du médecin pour son patient influe également sur son empathie (28). De même, de façon générale et en dehors d’un contexte purement médical, l’empathie serait un processus foncièrement motivé, consciemment ou inconsciemment ; négativement par le partage d’émotions négatives notamment la souffrance, les coûts matériels et l’esprit de concurrence ; positivement par le partage d’émotions positives, le sentiment d’appartenance à un groupe social, et la désirabilité de la qualité empathie (43). L’empathie est la faculté de voir l’invisible et d’écouter l’indicible. Capter les signaux non verbaux peut être une source considérable d’informations pour le médecin (33), a fortiori quand les propos du patient sont discordants avec son attitude non verbale. La reconnaissance et l’interprétation des expressions faciales du patient (44), de même que l’odorat (45) sont des moyens de perception des émotions du patient. Le médecin doit ensuite reconnaître et légitimer

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le vécu du patient, respecter les efforts de ce dernier pour faire face, et enfin lui offrir son aide et son soutien pour le futur. Médecin et patient s’accordent ainsi sur une même longueur d’onde, psychique et corporelle : syntonie, synchronie et résonance émotionnelles (29,33,46).

Une bonne empathie clinique est un processus actif : reconnaître, comprendre, et accepter la souffrance des patients peut être un point de départ pour agir avec les patients pour soulager celle-ci (28). Elle fait appel aux capacités d’imagination et de création du médecin.

Cette attitude empathique favoriserait l’attachement du patient à son médecin, en nouant un partenariat entre eux (47). Elle pourrait améliorer les résultats cliniques (48-52), y compris dans le cadre de la médecine générale (53), en aidant le patient à faire face (stratégies de coping), en augmentant la confiance du patient envers son médecin et donc son observance/compliance (33), en renforçant son autonomisation (54). Une communication empathique serait également négativement corrélée avec le risque pour un médecin d’avoir des problèmes médico-légaux dans sa pratique (47). Combiner médecine basée sur les preuves et empathie permet de délivrer une médecine de haute qualité (55). L’empathie est profitable non seulement pour le patient, mais également le médecin, car elle réduit son risque de burn-out (28) en enrichissant sa pratique, en la rendant beaucoup plus vivante et en lui donnant du sens (33).

3.3 La compassion

Il n’y a pas une définition univoque de la compassion. Pour certains, la « compassion » est un concept de philosophie morale, en ce sens qu’il désigne un affect et une émotion purs et spontanés (56). Pour d’autres, comme Rousseau, il s’agit d’une notion anté, pré-morale, ancrée dans la nature humaine elle-même (56,57) ; et pour Nussbaum, la compassion a une composante cognitive (58). En tout cas, plusieurs auteurs s’accordent à dire que la compassion ne relève ni de la religion, ni des sciences humaines, ni de la médecine (56,57). Du latin ecclésiastique

compassio, -onis, de compati, souffrir avec, la compassion peut être le sentiment de pitié ou de

commisération qui nous rend sensible aux malheurs d'autrui (59). C’est aussi le sentiment par lequel un individu est porté à percevoir, ressentir, partager la souffrance d'autrui, et est poussé à y remédier (60,61). Néanmoins, pour Paul Ricoeur, la compassion s’oppose à la « simple pitié,

où le soi jouit secrètement de se savoir épargné » (61). Pour Emmanuel Levinas, la compassion

est sous-tendue par l’amour d’autrui (57). Un point commun entre l’empathie et la compassion, c’est la notion de juste distance, que nous abordons dans le paragraphe suivant. Cependant, la compassion rajoute à la dimension passive de l’empathie les notions d’action, d’intentionnalité

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et de sollicitude qui visent à soulager la souffrance d’autrui (61). Nous avons choisi de présenter ce concept de compassion pour expliquer sa différence avec l’empathie, et aussi parce qu’il est nécessaire pour comprendre la « fatigue compassionnelle » ; concept que nous présentons plus loin.