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pour les soignants et les soignés

7. L'attraction-répulsion dans la relation médecin-patient

4.6 Le médecin héros ou sauveur 1 Dans les romans de médecins

Le personnage principal, médecin de fiction, ne s’est reconnu personnellement et expressé- ment la qualité de « héros », de « sauveur » ou de « surhomme » dans aucun des 11 ouvrages cités.

4.6.2 Dans les interviews de médecins

L’héroïsme en médecine serait une réalité officieusement admise. En attestent les blagues cara- bines, ou les propos de médecins à ce sujet : « je me rappelle à la fac, il y avait un copain, […]

il disait : ce matin, en me levant, je prenais mon café et je me disais : je vais encore sauver une vie aujourd’hui » (M6) ; « la différence entre un médecin et Dieu, c’est que Dieu ne s’est pas pris […], jamais pris pour un médecin (rires) » (M7).

Cependant, à la question de savoir si les médecins interviewés se reconnaissaient personnelle- ment et directement la qualité de médecin « héros, sauveur ou surhomme », seulement 3 méde- cins interrogés sur 10 se sont reconnus dans cette expression (tableau XVIII).

Tableau XVIII : médecins se reconnaissant personnellement comme des héros

Médecins se reconnais- sant comme des héros

oui non indécis

Effectif (pourcentage) 3 (30) 6 (60) 1 (10)

Parmi ces trois médecins, nous pouvons distinguer ceux qui se sont reconnus comme :

- des « petit héros » (M6)

- de vrai(e)s héros/héroïnes : M7 et M8. M7 a évoqué son sentiment d’héroïsme lorsqu’il était jeune urgentiste : « Héros, non. Ou peut-être, si. Quand j’étais jeune, jeune fou.

Quand on était au SAMU, de jouer aux cow-boys, comme on disait. On se la pétait un peu. […] Erreur de jeunesse (rires) ». M8 a relié son sentiment d’héroïsme au fait

d’avoir sauvé la vie de certain(e)s de ses patient(e)s : « Ah, ouais ! C’est trop bien (rires) !

Pas souvent, hein […] j’en ai pas sauvé 10 000, mais j’ai sauvé des vies ! C’est extraor- dinaire. C’est un sentiment […]. J’ai 2-3 souvenirs, à me dire : punaise, là, c’est grâce à moi si elle est en vie. […] Moi, je me sens héroïque dans le sens où […] des petites fois, j’ai contribué réellement à leur sauver la vie ».

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4.6.3 Comparaison entre les romans et les interviews

4.6.3.1 Le médecin, un héros, via ses gestes héroïques et salvateurs

Tableau XIX : Le médecin se reconnaît indirectement comme un héros, via ses gestes héroïques et salva- teurs

Dans les romans de médecins Dans les interviews de médecins AJ Cronin, La Citadelle :

- accouchement difficile avec réanimation de la mère et de l’enfant : "il travailla par tous les moyens à ra- nimer l’accouchée inerte. Après quelques minutes d’efforts fiévreux, le cœur reprit de la force […]. Sou- dain, comme par miracle, ce torse minuscule se sou- leva convulsivement entre ses mains, puis une seconde fois, et une troisième fois"

- amputation du bras d’un mineur coincé sous un ébou- lis de roches : "Il n’est pas chirurgien, il tâtonne dé-

sespérément… il n’en viendra jamais à bout"

- diagnostic d’une hypothyroïdie devant un cas de fo- lie : "tout à coup, comme une décharge électrique, des

neurones se connectèrent dans son cerveau. […] Le tableau était si complet qu’il en devenait sublime"

Boulgakov, Récits d’un jeune médecin :

- amputation d’un membre inférieur chez une jeune fille : "J’avais déjà envie de dire : c’est fini […] puis

brusquement j’ordonnai d’un ton sec, sans reconnaître ma propre voix :– camphre !"

- accouchement d’une femme dont le fœtus est en pré- sentation transverse

- accouchement dans les buissons

- trachéotomie chez un enfant atteint de croup diphté- rique

- (sur son expérience accumulée) : "Que pouvais-je re-

douter ? Rien. […] Ma main est vaillante, elle ne tremble pas. […] Je n’imagine positivement pas quel cas on pourrait bien m’amener devant lequel je reste- rais court"

- diagnostic et traitement de toute une famille ayant la syphilis

William Carlos Williams, Filles de fermiers, Le vieux

toubib :

- "Là où tout autre échouait, ils croyaient que Rivers

les sortirait d'affaire [...] lui seul pouvait les sauver"

- opération d’une appendicite sans anesthésie efficace - diagnostic et traitement d’une typhoïde chez le nar- rateur

Jaddo, Juste après dresseuse d’ours : "On sait qu’on a

contribué sans doute à sauver quelques vies ano- nymes"

M1 :

- sauvetage d’un enfant "bleu marine" victime d’une

"fausse route"

- réanimation d’un arrêt cardio-respiratoire, d’un état de choc : "tu fibrilles quelqu’un qui est devant toi, tu

le défibrilles et il rouvre les yeux"

- transfusion d’une "hémorragie massive"

- assistance à une personne faisant une tentative de sui- cide : "Quelqu’un […] qui est prêt à se jeter du toit de

l’hôpital. Et puis, à force de parlementer et de discu- ter…"

M3 : découverte d’un "cancer" à "la palpation"

M5 : contribution au diagnostic à un stade très précoce d’un "lymphome très agressif"

M7 :

- "choc anaphylactique avec l’injection d’adrénaline

faite immédiatement"

- "diagnostic très précoce d’infarctus du myocarde" - diagnostic de "tamponnade péricardique" traitée par une "ponction péricardique"

M9 :

- envoi rapide ("tout de suite") à l’I.R.M. d’une "petite

fille" ayant une "tumeur de la fosse postérieure"

- diagnostic d’une "occlusion intestinale"

- diagnostic d’une embolie pulmonaire dont le dia- gnostic n’avait pas été fait aux urgences "Les D-di-

mères avaient pas été fait"

- aide au diagnostic de "tachycardie ventriculaire

adrénergique" étiquetée à tort "malaises vagaux" chez

une "jeune fille"

M1 a fait partie des six médecins interrogés refusant de se reconnaître directement le rôle de médecin héros : « J’ai pas de considérations là-dessus ». Il s’est cependant reconnu indirecte- ment cette qualité via ses « gestes héroïques et salvateurs ». Concernant ces gestes héroïques

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et salvateurs, nous avons trouvé des résultats comparables entre les médecins de fiction dans la littérature d’hier et d’aujourd’hui (n = 4), et les médecins dans la vraie vie en 2019 (n = 5) (tableau XIX). Là où nous avons cependant noté une différence, c’est que les médecins géné- ralistes ruraux et isolés du début du XXe siècle décrits dans les livres de Boulgakov, AJ Cronin,

WC Williams, réalisaient de nombreux actes médicaux et/ou chirurgicaux, tels que les accou- chements, les anesthésies générales, les amputations, les cures de hernies étranglées, que ne font plus les médecins généralistes actuels. Jaddo nous décrit dans Juste après dresseuse d’ours comment, en tant que héros ordinaire, elle sauve des vies de manière plus indirecte et moins spectaculaire que ses aînés, ou ses confrères spécialistes, par le dépistage et la prévention. Les propos de trois médecins généralistes interrogés (M3, M4, M9) résonnent avec son livre : « un

héros, non. […] On a fait avancer le Schmilblick » (M3).

4.6.3.2 Héroïsme ordinaire et au quotidien du médecin

Tableau XX : Héroïsme ordinaire et au quotidien du médecin

Thèmes Dans les romans de médecins Dans les interviews de médecins Accompagnement du patient et

empathie du soignant

En assumant parallèlement son rôle de parent

Winckler, La Maladie de Sachs : "Et

nous restons là, un long moment, sans rien dire, toi à me tenir la main, et moi à pleurer sur ces années que mon fils m’a données et dont je ne voulais pas"

NA

M6 : "Si tu parles gentiment à un pa-

tient, si à la fin de la consultation, lui il te tient la main, ou il te dit : merci, vous m’avez aidé."

M2 : "on est héroïque au quotidien.

C’est-à-dire, quand j’étais en train de faire la soupe de légumes pour les enfants après ma journée de boulot, ou ma garde de nuit, là, j’étais hé- roïque"

L’héroïsme du médecin ne serait pas seulement lié à ses gestes héroïques et salvateurs. Il dé- coulerait également de son empathie avec ses patients, et de sa capacité à assumer parallèle- ment son rôle de parent (tableau XX).

4.6.3.3 Facteurs diluant l’héroïsme personnel du médecin

Tableau XXI : Facteurs qui contribuent à diluer l’héroïsme personnel du médecin

Thèmes Dans les romans de médecins Dans les interviews de médecins L’héroïsme est partagé AJ Cronin, La Citadelle :

- le narrateur Andrew Manson et son collègue Philip Denny dynami- tent un égout foyer d’une épidémie de typhoïde : "C’est fait ! soupira

M5 : "Je me sens être le maillon

d’une chaîne de héros. […] Le mé- decin généraliste, qui va envoyer au spécialiste, qui lui va traiter la maladie."

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L’héroïsme est éphémère

Denny […]. Nous avons enlevé un peu de pourriture à ce monde"

- Christine Barlow, la femme du narrateur, "tenait sa maison dans

un état de propreté éblouissante" ; "lorsqu’Andrew rentrait fatigué, presque épuisé […] elle lui servait un repas chaud qui le revigorait"

NA

M7 : "je crois que le terme de héros

revient au compagnon ou à la com- pagne, qui assure tout ce que le mé- decin ne peut pas faire"

M6 : "même si Cabrol […] a fait

les premières greffes cardiaques, a été un héros dans sa carrière, au- jourd’hui il est âgé, peut-être il est malade. Il est plus dans le système de santé. Qui se souvient de lui ?"

Deux facteurs nous sont apparus comme limitant et diluant l’héroïsme personnel du médecin : le fait que son héroïsme soit partagé avec ses collègues et/ou ses patients ; le fait que son héroïsme soit éphémère (tableau XXI). Nous avons trouvé des résultats comparables entre les romans (n = 1) et les interviews (n = 3) de médecins sur la notion d’héroïsme partagé, mais pas sur la notion d’héroïsme éphémère.

Les médecins interrogés qui ont catégoriquement refusé la vision de médecins-héros à leur propos ont avancé diverses raisons au sujet de leur refus :

- De par sa nature et sa condition humaines, le médecin serait par essence voué à l’imperfection et à la faillibilité, contrairement au héros qui a des qualités surhumaines et qui réussit toujours ce qu’il fait. Cette faillibilité appellerait le médecin à rester « humble » et modeste, d’autant plus que le risque « d’erreurs » médicales n’est jamais bien loin (M10).

- Parce que ce serait politiquement incorrect : « les médecins héros, les médecins

sauveurs, ça a souvent une connotation négative » (M1) ; « c’est pas se sentir au-dessus des autres » (M7).

- Le médecin ne ferait que son travail (M1, M5, M6, M7) ; et alors, ce n’est pas lui, mais la médecine qui serait héroïque, avec en plus un aspect chamanique soulevé par M5 : « c’est le geste qui sauve ; on fait le diagnostic qui sauve, ce n’est que notre métier

[…] » (M1) ; « Il y a une dimension héroïque dans le travail de médecin.[…] La noblesse du fait de soulager la douleur, de prolonger la vie, de tromper la mort, il y a un côté sauveur […], magique depuis la nuit des temps » (M5). « À l’inverse, te donner une médaille chaque fois que tu fais quelque chose de bien, ça n’a pas de sens non plus » (M6).

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4.7 Les médecins anti-modèles et contre-