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pour les soignants et les soignés

7. L'attraction-répulsion dans la relation médecin-patient

4.4 Souffrances ordinaires des patients 1 A la question de savoir ce que c’est

4.4.2 Caractéristiques de la souffrance ordinaire

D’après les entretiens réalisés, il n’y aurait pas de définition univoque de la souffrance ordinaire. En réalité, il s’agirait d’une expression particulièrement ambiguë et ambivalente, recouvrant

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une infinité de situations possibles, comme le dit M5 : « Il y a une ambivalence dans ce terme ». Pour M7, il s’agit « d’un mal-être de tous les jours ». M2 voit dans cette expression des

« expérience[s] de vie douloureuse[s] à traverser », comme les séparations et les deuils,

notamment. Pour M3, la souffrance ordinaire n’apparait pas comme quelque chose de

« médical » au premier abord. La souffrance ordinaire apparait comme quelque chose

d’insidieux, avec une part occulte et mystérieuse qui la rend difficile à cerner : « on prend un

patient en charge de façon assez brute. Justement, ils viennent avec leur souffrance ordinaire, complètement non démasquée » (M1).

De plus, la souffrance ordinaire apparait pour plusieurs médecins interrogés comme quelque chose d’extrêmement fréquent/prévalent (M3, M5): « tous les gens ont des souffrances

ordinaires » (M5). Chaque situation est cependant « unique » et singulière (M5).

Ce qui rend les choses plus difficiles, c’est que la souffrance ordinaire peut présenter un caractère multidimensionnel et cumulatif : « Celui qui a mal au dos a aussi une femme qui est

en train de le quitter, et puis elle-même a des problèmes de santé, et puis il a un fils qui a du mal à gagner sa vie, une fille qui a fait une tentative de suicide.[…] C’est pas une souffrance, c’est une multitude de souffrances pour un même individu. » (M5)

Il peut être particulièrement difficile de la détecter et de la repérer chez certains patients, chez qui elle est tue et intériorisée, parce que banalisée/négligée/minorée, ou trop difficile à dévoiler (M3, M7, M9) : « c’est le truc dit de manière complètement anecdotique, presque pour que tu

t’arrêtes pas dessus. Ça se trouve, elle était venue pour ça, mais elle m’en avait pas parlé clairement.[…] Tu te rends compte que dans nos consults il y a des filtres » (M3) ; « c’est une souffrance qui peut passer […] inaperçue. » (M7) ; « Quand tout pourrait sembler aller bien. Et que finalement, tout ne va pas bien. » (M9).

Cette souffrance est particulièrement variable entre individus (M2, M4, M5, M7). Pour une même cause de souffrance, son retentissement est différent d’un patient à l’autre, montrant en quoi le terme « ordinaire » peut être inapproprié et ambigu. Elle a toujours en effet la potentialité d’être extraordinaire, comme le disent M2 et M5 : « la souffrance ordinaire, elle

est ordinaire pour l’un, elle est extraordinaire pour l’autre » (M2) ; « La souffrance ? Il y a une dimension psychologique, le vécu peut être totalement différent. Il y a des gens qui peuvent la vivre en relativisant, alors que d’autres peuvent se faire une montagne de rien du tout » (M7).

Il peut donc être particulièrement difficile pour le médecin d’évaluer le retentissement de cette souffrance ; de juger de son caractère pathologique ou non chez un individu donné (M4, M7) :

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4.4.2.1 Souffrances ordinaires intrinsèques à l’individu

Tableau XI : souffrances ordinaires intrinsèques à l’individu

Thèmes Dans les romans de médecins Dans les interviews de médecins Deuil Solitude Séparation, in- satisfaction amoureuse Inquiétude en- vers ses en- fants ou un proche

Douleurs chroniques

Winckler, La Maladie de Sachs

- une patiente qui vient pour une IVG : "Je me

souviens que ce jour-là j’avais le cœur glacé, douloureux comme quand on met les doigts nus dans la neige, je me sentais en même temps détachée et déchirée"

- deux sœurs se rappellent avoir trouvé leur grand-père mort : "ça m’en a fichu un coup !

[…] ben moi aussi, ça m’en a fichu un coup"

Marie Didier, Contre-visite :

- "le temps est si long docteur, si long" - "Je suis foutue, docteur, au bout du rouleau.

Plus aucun plaisir à vivre, plus aucun désir. Plus d’espoir, personne n’a besoin de moi"

Marie Didier, Contre-visite : "il me monte

dessus, vite fait, expédié, rapide comme un lapin. Les caresses connait pas"

Winckler, La Maladie de Sachs (l’amante d’un homme marié): "Aujourd’hui, je ne vais

pas le voir […] ils sont allés préserver les ap- parences […]. Quand il fait ça, je le déteste, je voudrais le tuer"

Jaddo, Juste après dresseuse d’ours : "une

femme en pleurs que son mari a abandonnée du jour au lendemain"

Winckler, La Maladie de Sachs : "elle mange

pas depuis deux semaines, j’ai beau me fâ- cher lui donner des fessées rien n’y fait, elle n’avale que des pâtes ou du pain et du beurre et rien d’autre, le steak ça passe pas"

Jaddo, Juste après dresseuse d’ours : "J’ai en

face de moi une mère qui se meurt d’inquié- tude parce que son fils de 17 ans se couche à deux heures et passe trop de temps derrière son PC"

Céline, Voyage au bout de la nuit (Bardamu décrit la détresse de la tante à Bébert) : "elle

allait pleurnicher, déconcertée […] il lui revenait son chagrin dans la gorge et des larmes avec"

Winckler, La Maladie de Sachs :

- "Et j’ai mal, Euhlamondieu c’est-y possible

de souffrir comme ça, j’ai mal j’ai mal"

- "il avait un cancer du sein […] il pansait sa

plaie tout seul […] les douleurs qu’elle provoquait ne lui laissaient aucun répit"

M2 : "deuil"

M5 : "On affronte la solitude de gens âgés,

de gens plus jeunes qui sont face à leur mort."

M1 : "chagrin d’amour, là j’ai vu un mon-

sieur il y a quelques semaines qui effective- ment avait un chagrin d’amour depuis plu- sieurs années et s’en sortait pas, au point d’aller consulter aux urgences"

M2 : "j’avale de la mort au rat […] Ma

femme m’a quitté. Et l’autre, il dit : Wouah, moi aussi j’ai divorcé, ça m’a pas mis dans cet état-là !"

M9 : "Ça me fait penser à une situation que

j’ai vécue cette semaine, en consultation, où je suis un patient à peu près tous les trois mois […] qui a une DMLA. Et il a eu une si- tuation d’annonce par une ophtalmo qui a été très violente, qui lui a dit qu’il allait devenir aveugle, […] il n’y avait pas d’alternative possible. Alors, ce qui peut arriver, hein, mais… ça été annoncé de façon très brutale, sans proposition, en fait, derrière. Finale- ment, on a changé d’ophtalmo. Il est suivi maintenant au CHU. En fait, ça a provoqué en lui une anxiété un peu généralisée. Donc ça fait deux à trois ans que ça a eu lieu, ça. Et donc je vois sa femme […] elle me dit : il s’inquiète pour tout, enfin. C’est affreux"

M4 : "Celui qui a son mal de dos, et qui s’y

habitue."

M8 : "les personnes âgées, qui ont des dou-

leurs arthrosiques […] qui vont avec la vieil- lesse. On peut pas leur répondre tout le temps par un médicament, par une chose immédiate pour les soulager. Donc ça passe par l’écoute, finalement. On les laisse dire ce qu’ils ont, où ils ont mal. Et on leur dit :

62 Conflit intrafamiliaux, violences Âges de la vie ; transformation du corps

Marie Didier, Contre-visite : "et la

mitraillette repart. Elle a tourné son fauteuil délibérément vers moi, me laissant en retrait, ce qui lui permettra des haussements d’épaules, des levées d’yeux à moi seule soi- disant destinés"

Baptiste Beaulieu, Alors voilà les 1001 vies

des urgences : "dans quelques mois, quand les injections et le reste auront achevé la transformation de son corps, Marie se sentira femme, elle oubliera les injures, les brimades et les moqueries. Les crachats aussi"

Marie Didier, Contre-visite : "ma peau

devient sèche, je me suis ridée, je suis devenue flasque : c’est la ménopause ?"

Winckler, La Maladie de Sachs : "les

adolescents qui pètent les plombs"

voyez, on peut vous donner ça, ça et ça, mais finalement, il n’y a pas grand-chose à faire"

M3 : "la souffrance dans les relations de fa-

mille"

M5 : "il y a plein de femmes battues"

M3 : "une patiente, […] elle te balance : oh,

c’est chiant ça, quand tu as qu’envie de pleu- rer le matin avant d’aller au travail, c’est la ménopause ? Et là, tu passes. Vous croyez que la toux, ça peut venir de la ménopause ?"

M7 : "Il est vrai que chez les jeunes adoles-

cents, la souffrance ordinaire peut très bien vite prendre une autre allure."

Nous distinguons un premier grand groupe de souffrances ordinaires chez les patients, celles qui ne sont pas liées à la société mais à l’individu lui-même et son entourage proche (tableau XI). On remarque que les auteurs évoquant des cas de souffrance ordinaire chez les patients sont majoritairement les écrivains les plus contemporains : Martin Winckler, Marie Didier, Jaddo, Baptiste Beaulieu. Les différents thèmes de souffrance ordinaire abordés par les écrivains se retrouvent chez les médecins en exercice. Huit d’entre eux nous ont ainsi décrit différents exemples de souffrances ordinaires affectant ou ayant affecté leurs patients.

4.4.2.2 Souffrances ordinaires extrinsèques ; psychosociales, liées à la société

Tableau XII : souffrances ordinaires extrinsèques ; psychosociales, liées à la société

Thèmes Dans les romans de médecins Dans les interviews de médecins Pauvreté Reverzy, Le Passage : "j’étais devenu le mé-

decin d’un quartier malheureux […] un hori- zon de hautes maisons misérables. Des infini- ment pauvres […]. Le soir, […] j’escaladais les exténuants escaliers de la misère"

Céline, Voyage au bout de la nuit : "les gens

étaient si pauvres et si méfiants dans mon quartier qu’il fallait qu’il fasse nuit pour qu’ils se décident à me faire venir, moi, le mé- decin pas cher pourtant"

AJ Cronin, La Citadelle : "avait-il commis

une erreur en reprenant cette clientèle misé-

M7 : "La pauvreté fait-elle partie de la souf-

france ordinaire ? J’en sais rien. La misère oui, mais la pauvreté, pas sûr. Il y a des gens qui vivent très bien, même en étant pauvres, qui arrivent à se débrouiller. En campagne, du moins"

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Stress sociétal

Souffrance au travail

rable […] ? […] La plupart des coups de té- léphone […] appelaient Andrew dans les pensions de famille du voisinage. Il était dif- ficile d’obtenir des honoraires de ces clients- là"

NA

Baptiste Beaulieu, Alors voilà les 1001 vies

des urgences : "Un mariage étrange entre eczéma et psoriasis. Elle en a partout sur le corps. – C’est sorti la semaine dernière. Mon patron a encore râlé, et le lendemain, BOUM ! […] Les crèmes, les lotions, rien n’y fait. […] – Il a hurlé parce que le courrier n’était pas rangé par ordre alphabétique. Que dois-je faire, docteur ?"

M5 : "les attentats. Le chômage à l’échelle

nationale, les guerres, les informations. On vit dans une culture du stress."

M7 : "La souffrance au travail, quand on la

voit arriver, bon, il y a quelquefois des pa- tients qui disent : j’en ai ras-le-bol du patron. Ça c’est de l’ordre de l’ordinaire. Mais quand il y a une véritable mise au placard, ou une véritable souffrance qui se fait au travail, elle peut conduire à des conséquences beau- coup plus importantes"

M8 : "il y a aussi la souffrance au travail. Ça,

on en a beaucoup. […] Les burnout, qui sont quand même assez présents."

Nous distinguons un deuxième grand groupe de souffrances ordinaires, d’ordre socioprofes- sionnelles (tableau XII). Nous avons retrouvé le sous-thème de la pauvreté chez 3 médecins écrivains, les plus anciens, mais aucun des médecins interviewés n’a rapporté celui-ci comme un motif primaire de souffrance ordinaire. Nous avons retrouvé le thème de la souffrance au travail chez Baptiste Beaulieu et 2 médecins interviewés. Plus largement, les souffrances ordi- naires des patients s’inscriraient aujourd’hui dans le contexte global d’une société à la fois source et victime du stress, élément qui n’a pas été retrouvé dans les écrits littéraires étudiés.