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médecins interviewés

11 Annexe 3 : Martin Winckler

11.2.2 Analyse et commentaires

11.3.2.3 Ce que le livre nous apprend sur le médecin Un médecin de campagne…

Le cabinet du Dr Sachs se situe dans une commune rurale, dans une région ayant pour centre administratif la ville imaginaire de Tourmens qui serait dotée d’un CHU. Sachs semble connaître tout le monde, ou presque. Il connaît personnellement les commerçants de la commune : boucher-charcutier, marchand de journaux.

En tant que médecin de campagne, Sachs est avant tout un clinicien, qui prescrit le minimum nécessaire d’examens, de médicaments, et hospitalise à bon escient (p. 129, p. 150, p. 460). Cette caractéristique cependant ne plaît pas à tous ses patients, notamment ceux qui sont demandeurs d’examens (p. 129, p. 150).

Sachs fait aussi beaucoup de visites à domicile ; sait se rendre disponible quand les gens l’appellent à leur chevet, même un dimanche (p. 192), même la nuit quand il est de garde (pp. 223-230). Ce faisant, il rentre au cœur de l’intimité de ses patients, découvre leurs conditions de vie. Métier émotionnellement exigeant, éreintant, Sachs devient le témoin obligé de leurs souffrances sous toutes leurs coutures, de leur naissance jusqu’à leur mort ; de leur « misère affective » et sociale, de leur « haines rentrées », et de leurs « malentendus empilés » (p. 228, pp. 251-257, pp. 643-644). Il aide les familles endeuillées à dévêtir leurs morts, puis les nettoyer et les habiller avec leurs plus beaux vêtements (pp. 646-648). Très consciencieux et zélé, il repasse voir les patients « même s’ils n’avaient rien demandé », refusant de se faire payer pour ces visites supplémentaires (p. 127).

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Un médecin clivant

Sachs est décrit par un collègue généraliste, Jérôme Boulle, qu’il avait remplacé avant de s’installer, comme quelqu’un de « borné, hypermoral, un peu con. Très con. Très apprécié. Enfin, pas par tout le

monde » (p. 128). Notamment par le pharmacien, parce qu’il donne des échantillons gratuits à ses

patients (p. 128). Ou encore par une consœur phlébologue-angiologue installée depuis peu à Tourmens et qui vient se présenter au cabinet de Sachs ; ce dernier mi-figue mi-raisin, lui réserve un accueil des plus mitigés, moqueur et ironique (pp. 195-197).

Cet ironique pied-de-nez à soi-même fait-il écho au Martin Winckler très médiatique que nous connaissons, chantre et héraut reconnu de la relation médecin-patient, mais clivant dans le milieu médical ? Possiblement…

Cependant, aussi bien dans la bouche de Jérôme Boulle, son collègue généraliste (p. 125, p. 127), que de celle de sa secrétaire, Madame Leblanc, Sachs est ouvertement apprécié par la majorité de ses patients, qui « disent [qu’il] les écoute bien » (p. 135), bien que certains, insatisfaits, le quittent pour d’autres médecins.

L’opposition envers certains de ses confrères peut prendre une tournure violente. Page 466, il évoque le cas de Mr Guilloux, un de ses patients atteint d’un cancer du larynx. Ce dernier présente des œdèmes volumineux des membres inférieurs et « des organes génitaux ». Sachs reproche à la médecin de garde qui a vu Mr Guilloux un dimanche de n’avoir rien fait, et de ne pas avoir essayé des diurétiques comme lui-même l’aurait fait : « La qualité de vie, vous savez ce que c’est, connasse ? ». NB : dans un contexte néoplasique, les œdèmes des membres inférieurs peuvent être liés à une hypoprotidémie de dénutrition, des phlébites et des obstacles au retour veineux.

… sensible à la psychologie humaine

Sachs accorde une importance capitale à l’écoute et à la relation médecin-patient ; cela lui donne « une

image mi-psy mi-confesseur » d’après son confrère Jérôme Boulle (p. 130).

Il respecte les volontés (p. 257, p. 386, pp. 400-401) ; la pudeur et l’intimité psychique de ses patients (pp. 113-114).

Il évite de juger, « d’engueuler » et de faire culpabiliser ses patient(e)s (p. 193, p. 346) ; de créer des rapports d’autorité et de pouvoir avec eux.

Il ne fait pas d’annonces de maladies graves sans chercher à préparer psychiquement ses patients à celles-ci (p. 198-201).

Il tient à délivrer un message d’espoir raisonnable et d’optimisme en toute circonstance (p. 237). Il a pour objectif le soulagement immédiat, ou du moins le plus rapide possible, de la souffrance physique, psychique et morale (pp. 294-295 ; 348-354).

Il tient à garantir de façon maximale le secret médical, et les secrets qui lui sont confiés, même d’une fille à sa mère : « ce qui se dit ici ne sort pas d’ici [...]. Pour un vrai médecin, le secret, c’est absolu » (p. 525).

Un portrait sans fard

Sachs n’a aucunement la prétention d’être un médecin parfait. Il n’a pas toujours été ce médecin faisant preuve d’humanité, respectueux des autres. Il a évolué intérieurement depuis ses études de médecine, en faisant un profond travail sur lui-même. Sachs, âgé et expérimenté, juge Sachs quand celui-ci n’était alors qu’un (tout) jeune médecin débutant, nous racontant les échecs relationnels, et dans une moindre

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mesure biomédicaux qu’il a eus avec ses patient(e)s ; expliquant ou imaginant les raisons pour lesquelles un jour, un(e) patient(e) ou une famille le quittent et ne viennent plus jamais le revoir.

Les erreurs commises par Sachs sont par exemple les suivantes : - Mettre en doute le vécu douloureux d’un patient (p. 205)

- Poser des questions personnelles aux patients, et donc prendre le risque d’être ressenti comme « intrusif » par certains (p. 207)

- Attribuer trop rapidement à une douleur organique sans cause identifiée une origine psychique (pp. 214-215)

- Vouloir soigner un patient pour autre chose que son motif principal de consultation, en minorant unilatéralement l’importance de ce dernier (p. 216)

- Recoudre les grandes lèvres au lieu des berges d’une épisiotomie (p. 477)

- Trouver une tension élevée à un patient, ne pas le lui dire pour une raison qui lui échappe (volonté de banalisation), au risque de le regretter plus tard (p. 482)

On comprend donc que Sachs apprend de ses patients, qu’il se remet perpétuellement en cause, et que chaque échec relationnel est une opportunité pour lui d’améliorer et de parfaire sa relation avec ses patients.

De même, Sachs nous raconte comment ses patients le voient, depuis qu’il s’est mis en couple avec Pauline Kasser : « Tu es beaucoup mieux habillé, tu te changes tous les jours, tes cheveux ne sont plus

jamais longs comme ils l’étaient.[…] Tu as pris un peu de poids. […] Les gens […] te trouvent plus patient, moins nerveux, moins moqueur qu’avant. Plus attentif. Plus rapide, aussi », car voulant avoir

davantage de vie sociale (p. 570).

La maladie de Sachs : le spleen d’un médecin trop dévoué, hypersensible, excessivement empathique envers ses patients, et trop peu empathique envers lui-même ?

Médecin hyperactif, profondément engagé, perfectionniste, idéaliste, dévoué corps et âme à la santé de ses patients, Sachs a littéralement une rage dantesque, surhumaine pour soigner, soigner et encore soigner, dans tous les sens et dimensions que ce mot, « soigner », peut recouvrir. Et Sachs ne compte pas ses heures pour ce qu’il estime être plus qu’un métier, une vocation et un devoir personnel.

Devant les injustices, des situations qui le révoltent sur les plans tant humain, moral, éthique que social, et qui l’affectent, Sachs finit par développer une colère existentielle, menaçant de déborder à tout instant. Colère qu’il estime légitime et qui lui donne la force de soigner (p. 374, p. 389) ; mais colère qui fait de lui un être parfois incompris des autres.

Chose plus discutable, au-delà du tempérament impétueux et « tout-ou-rien » de Sachs, sa colère peut devenir personnelle, au sens qu’il la ressent, sans jamais cependant l’extérioriser, envers certaines familles de patients. Une « haine », même, qu’il ressent par exemple avant de raccrocher au nez d’une « ordure » (p. 389), plus précisément la sœur de Georges Destouches, un homme alcoolique, handicapé et « malpropre » (p. 383), vivant avec sa mère, qui souhaite le faire hospitaliser sous contrainte en psychiatrie malgré l’avis contraire de sa mère (p. 257 ; pp. 382-386).

Cette haine, Sachs la ressent également face à la mère très froide, sèche et distante d’un garçon encoprésique à cause de sa « relation désastreuse » avec sa mère. L’espace d’un instant, Sachs a des idées de meurtre envers cette dernière (pp. 389-390). On dirait qu’il s’identifie à ses patients, fait corps avec leurs malheurs, et perd en objectivité. Il prend parti pour tel ou telle patient(e), pas seulement médicalement, factuellement, mais émotionnellement. Son Surmoi menace parfois d’exploser, ce qui n’arrive cependant jamais concrètement.

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Bruno Sachs présente également parfois une vision sombre, pessimiste et blasée de la médecine, de son pouvoir en tant que médecin : « Pour faire ce boulot [de médecin] jusqu’au bout, il faut être cinglé. Il

n’y a que des cinglés pour vouloir sauver la vie des gens, sans se rendre compte que c’est impossible. Ceux qui font semblant de croire le contraire sont des salauds » (p. 374). Ou encore : « Être médecin, c’est prêcher le mensonge. » (p. 587). Il y a un profond désabusement sur la condition humaine ; le

pouvoir et le rôle de la médecine dans de tels propos.

Ce dont Sachs ne semble pas se rendre compte ; n’avoue pas explicitement au lecteur, c’est qu’il tombe un peu au final dans le piège de l’hyper-empathie et de la sympathie envers ses patients. A trop écouter son prochain, il prend le risque de ne plus s’écouter lui-même. En devenant une éponge et le réceptacle parfait du trop-plein de souffrance de ses patients, en s’identifiant à eux, il devient malade de son excès d’empathie. C’est probablement cela, la maladie de Sachs.

Et c’est en ce sens qu’écrire permet de combler ce hiatus d’écoute et de disponibilité émotionnelle. En s’accordant du temps à lui-même par le simple jeu de l’écriture, Sachs retrouve une temporalité qui le remet en phase avec son Moi profond, restaurant une Moi-peau protectrice. L’écriture joue le rôle de catharsis de tous ces non-dits qui non exprimés seraient trop lourds à porter, même pour une âme professionnellement aguerrie à garder une certaine distance affective (pp. 648-649).

11.3.2.4 Ce que le livre nous apprend sur la relation médecin-patient