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3 Recherche documentaire contextuelle et conceptuelle

3.9 Le médecin, un être humain comme les autres

Tout comme ses patients, le médecin est aussi soumis à la souffrance ordinaire. Celle-ci peut être directement liée à son travail, car il y emmagasine au quotidien une incroyable accumulation de souffrances ordinaires, celles de ses patients, qui finissent par peser lourd sur propre équilibre psychique. Mais cette souffrance ordinaire du médecin peut être également liée à des problèmes plus personnels et intimes. Derrière l’armure du médecin héros ou sauveur, il présente donc comme tout un chacun des failles, des fragilités et des vulnérabilités (89). Nous avons choisi d’utiliser ce concept, parce que nous estimons qu’il est également indissociable de nombreuses fictions mettant en scène des personnages de médecins.

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3.10

La fatigue compassionnelle

Le concept de « fatigue compassionnelle » (« compassion fatigue », en anglais) mérite qu’on lui accorde une importance particulière. Il existe d’autres traductions de l’expression originale anglaise dans la littérature, comme « fatigue de la compassion », ou « usure de la compassion». Nous faisons le choix d’utiliser l’expression « fatigue compassionnelle », pour souligner non seulement la conséquence du phénomène qui est l’usure de la compassion, mais également sa causalité qui est la compassion elle-même. Ce concept désigne le stress résultant de l’exposition à un individu traumatisé (plutôt que l'exposition au traumatisme lui-même), et résulte de la convergence d’un stress traumatique secondaire et d’un burnout cumulatif (90).

Le burnout peut être défini comme une réaction à la réalisation des objectifs d'affirmation de soi, qui survient lorsqu'un individu ne peut atteindre ses objectifs. Il se traduit alors par « de la

frustration, un sentiment de perte de contrôle, une augmentation des efforts volontaires et une baisse de moral » (91). Le burnout a trois composantes : épuisement émotionnel,

dépersonnalisation, accomplissement personnel réduit (92). Le burnout résulte notamment d’une inadéquation entre les ressources et le soutien mis à disposition des médecins, d’une part, et les attentes et les demandes des patients et de la société, d’autre part (93).

Le stress traumatique secondaire se produit lorsqu'un individu ne peut pas sauver quelqu'un, ou le sauver du mal, et entraîne une culpabilité et une détresse (91).

La fatigue compassionnelle est caractérisée par l'épuisement, la colère et l'irritabilité ; des comportements d'adaptation négatifs, notamment l'abus d'alcool et de drogues ; une capacité réduite à ressentir de la sympathie et de l'empathie ; une perte de plaisir ou de satisfaction au travail ; un absentéisme accru et une capacité réduite à prendre des décisions et à prendre soin des patients (94). Cette fatigue compassionnelle représenterait ainsi le prix à payer pour la compassion et pour l’empathie du soignant, et représenterait un risque inhérent à la pratique de tous les soins à la personne, c’est-à-dire les professionnels de santé, les services d’urgence et les travailleurs sociaux (90).

Deux facteurs permettent d’atténuer et de contrecarrer les effets du stress traumatique secondaire et du burnout sur le soignant : la satisfaction liée à la compassion (90), et le détachement émotionnel (95) (figure 4). Ce dernier point est cependant discuté, car la compassion fait partie de la vocation même du métier de médecin (96).

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L’échelle validée d’évaluation de la qualité de vie professionnelle (ProQOL) permet d’évaluer simultanément la fatigue compassionnelle, à travers ses deux composantes, et la satisfaction liée à la compassion (90).

Les souffrances, les maladies, la mort de ses patients, renverraient au médecin l’image en miroir de sa propre mortalité et finitude (7,97), ce qui pourrait participer à sa fatigue compassionnelle en allant à l’encontre de ses croyances irrationnelles d’immortalité, élément sur lequel nous reviendrons plus loin.

Figure 4 : La fatigue compassionnelle et ses déterminants,

adapté de Cocker et Joss (90)

3.11

L'attraction-répulsion médecin-

patient

Nous entendons par là l’attraction et/ou la répulsion, physique et/ou psychologique, ressentie par le médecin envers son patient, et inversement (1,7). L’attraction et la répulsion du médecin envers ses patients peuvent être problématiques, dans le sens où elles peuvent révéler des jugements normatifs et moraux. De tels jugements contreviennent à l’éthique médicale, qui prône des soins égaux pour tous : « les obligations éthiques envers tous les patients nécessitant

des soins ne varient pas selon leur nature, leurs antécédents sociaux , systèmes de croyance, ou d'autres caractéristiques non liées à leur état de santé » (98). De tels jugements sont en effet

associés à un réel risque de disparités dans la qualité des soins prodigués (99).

Analysées selon une grille analytique, l’attraction et la répulsion sont des pulsions naturelles pouvant être éprouvées à tout moment par les soignants, qui sont des êtres humains avant d’être

Fatigue compassionnelle Stress traumatique secondaire Burn out Satisfaction liée à la compassion Détachement émotionnel

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des professionnels. En ce sens, l’attraction et la répulsion font partie de la vie psychique naturelle du médecin (7).

Concernant le cas particulier de l’attraction médecin-patient, les mécanismes favorisants de celle-ci sont le transfert et le contre-transfert (100-102) (cf. infra pour définitions des termes), ainsi que la faible distance physique entre le médecin et ses patients, lors de l’examen ou des soins cliniques : distance personnelle (1,20 m à 40 cm) ; distance intime (moins de 40 cm) qui a « lieu généralement lors de trois situations : la violence, la sexualité et le soutien ou la

protection » (65). Cette faible distance physique, et l’intimité qui en découle, sont susceptibles

de créer une certaine ambiguïté au sein de la relation médecin-patient.

Depuis le serment d’Hippocrate, tous les codes, publications et comités d’éthique médicale réprouvent formellement les inconduites sexuelles des médecins et les relations sexuelles entre médecins et patients (103-107). Le Conseil national de l’Ordre des médecins (CNOM) interdit aux médecins toute « inconduite sexuelle » envers leurs patients, qui s’apparenterait à un abus de leur position sur des personnes vulnérables (108). Pour autant, le CNOM n’interdit pas les relations sexuelles librement consenties entre un médecin et son patient (108).

Les inconduites sexuelles des médecins et les relations sexuelles entre médecins et patients sont en effet triplement dangereuses : pour les patients, pour le médecin, et pour la relation médecin- patient (102). Chez les patients, leurs conséquences peuvent être dévastatrices, en engendrant des troubles anxiodépressifs, des états de stress post-traumatiques, un risque de suicide majoré. Chez les médecins, elles peuvent conduire à un risque médico-légal : suspension transitoire, ou radiation définitive de l’Ordre des médecins. Elles décrédibilisent la profession tout entière. Concernant la relation médecin-patient, elles minent et sapent le lien de confiance inconditionnel qui normalement les sous-tend.

Concernant le cas particulier de la répulsion éprouvée par le médecin envers ses patients, Gérard Danou parle des « corps stigmatisés », en référence aux stigmates, marques au fer rouge jadis imprimées sur les parias et les esclaves (1,7). La répulsion est une réaction naturelle des soignants, qui vise à protéger leur intégrité psychique de facteurs jugés comme pouvant potentiellement agresser et violer les limites d’un « Soi propre » (109). Holmes et al. emploient à ce titre le concept « d’abjection » (109). Gérard Danou interprète le dégoût comme une réaction de fuite devant une représentation de la mort, voire une « image en creux » de sa propre mort (7).

L’attraction et la répulsion du médecin envers un même corps biologique ne sont pas mutuellement exclusives. Le dégoût n’empêcherait paradoxalement pas une certaine attraction,

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une certaine fascination, un « certain goût pervers pour le corps malade, ulcéré, déformé par

la maladie » (7).

Nous avons utilisé ce concept d’attraction-répulsion dans notre grille d’entretien, dans l’optique d’explorer un aspect tabou et relativement méconnu des relations médecin-patient.

3.12

Psychanalyse, transferts et contre-

transferts

D’après le dictionnaire Larousse, la psychanalyse est une méthode d'investigation psychologique visant à élucider la signification inconsciente des conduites et dont le fondement se trouve dans la théorie de la vie psychique formulée par Freud (110). Cette théorie et sa valeur scientifique sont controversées (111). Un transfert est un processus selon lequel le patient réactualise ses conflits infantiles en projetant sur le thérapeute l'image de ses parents et les sentiments (désirs, expériences pénibles, découverte de la sexualité, etc.) qu'il a éprouvés envers eux (112). Un contre-transfert est l’ensemble des réactions inconscientes de l'analyste vis-à-vis du patient et qui peuvent interférer avec son interprétation (113). Le chercheur-enquêteur n’est ni familier ni expert avec ces notions, qu’il présente uniquement pour faciliter la compréhension de certains aspects des Résultats.

3.13

Médecine narrative

La souffrance de l’être malade « appelle le récit » selon Paul Ricoeur. On peut traduire « médecine narrative » par médecine en récits, sous-entendu la mise en récit avant tout du vécu du malade. Le père fondateur de la démarche inhérente à la médecine narrative serait Pierre Bretonneau (1778-1862) (114). D’après François Goupy, les deux piliers de la médecine narrative sont la narratologie (outil des littéraires pour analyser les textes) et l’écriture réflexive (115). S’inscrivant dans les nouvelles humanités médicales, l’objectif ultime de la médecine narrative serait la réhumanisation des soins (114). Frédéric-Gaël Theuriau nous explique les analogies entre deux triptyques. Sur le plan de la narratologie, on distingue un auteur (émetteur), un texte (message) et un lecteur (récepteur) (Figure 5). Sur le plan médical, la triade malade- maladie-médecin (114).

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Figure 5 : les trois acteurs d’une boucle narrative.

En développant l’empathie du soignant, la médecine narrative replace le malade au sommet du triptyque médecin-maladie-patient (Figure 6) (114).

Figure 6 : le triptyque médecin-maladie-patient dans la médecine narrative, d’après F.G. Theuriau

La médecine narrative a été particulièrement étudiée par Rita Charon, Professeure de médecine, médecin interniste de formation, exerçant au Presbyterian Hospital de New York aux États-Unis. Elle est aussi enseignante-chercheuse à la Columbia University, et a un Doctorat en littérature anglaise. Elle expose les principes, le rationnel et les bienfaits de la médecine narrative dans son livre princeps et référence internationale Narrative Medicine: Honoring the stories of

illness (116), dont il existe une traduction française (8). Rita Charon nous donne une définition

de la médecine narrative : «médecine exercée avec une compétence narrative permettant de

reconnaître, d’absorber, d’interpréter les histoires de maladies, et d’être ému par elles » (8).

Ainsi qu’une définition de la narration : « histoire avec un narrateur, un auditeur, une

temporalité, une intrigue et une chute » (8). D’après Charon, les 5 aspects narratifs d’un texte Texte (message) Lecteur (récepteur) Auteur (émetteur)

Malade

Maladie

Médecin

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sont le cadre, la forme, le temps, l’intrigue et le désir (8). Frédéric-Gaël Theuriau préfère aux 5 axes d’analyse de Charon 6 axes un peu différents : situation d’énonciation, architecture, fonction émotive, temporalité, actants, langage (114).

Nous avons choisi d’utiliser ce concept de « médecine narrative » parce que nous estimons que les récits écrits et oraux de médecins constituent tous une forme de médecine narrative. Pour cette raison, nous l’avons inclue dans notre grille d’entretien.

3.14

La théorie des deux cultures

La théorie des deux cultures a été énoncée en 1959 par le chimiste et romancier Charles Percy Snow (117). D’après lui, les littéraires sont peu scientifiques, et les scientifiques peu littéraires. Snow a voulu souligner le fossé grandissant entre les sciences dures et les sciences humaines et sociales (117). Nous avons choisi de présenter ce concept, parce que nous estimons qu’il s’oppose à d’autres points de vue, qui rapprochent par exemple la médecine et la littérature (Cf. infra).

3.15

Points communs entre la médecine et

la littérature

Nous avons trouvé plusieurs points communs entre la médecine et littérature : - Leur nature hybride entre art et science (9).

- Leur objet d’étude, selon Lorand Gaspar, chirurgien-poète français d’origine hongroise :

« l’homme » (9).

- La singularité, la temporalité, la causalité/contingence de chaque situation décrite ; leur intersubjectivité et leur éthique (8).

- L’importance du recours à la parole et leur textualité (118).

- La juste distance entre le lecteur et le narrateur ; entre le médecin et le patient (119). - Le travail émotionnel ; le fait d’être touché par les émotions d’autrui. « Être touché est

le propre du poète et du soignant » (Ouanessa Younsi) (9).

- Leur aspect (psych)analytique (9). S’ils sont à l’œuvre dans la relation médecin-patient, les transferts et les contre-transferts sont aussi intimement liés aux actes mêmes d’écrire

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et de lire. Gérard Danou : « la transmutation du langage médical en langage poétique

dit le visible et le caché » (7). Ecrire, pour Rita Charon, « nous révèle les choses que nous savons, mais que nous ignorions savoir » ; des « vérités profondes et inconnues »

(8). La médecine narrative « aide à voir […] ce qui est encodé, masqué ou enfoui » (8). Ouanessa Younsi : atteindre « l’inexploré en soi, le latent » (9). Marie Didier : « il

arrivait même que l’écriture me fasse découvrir ce que je n’avais pas su voir » (9).

Bruno Cormier : « l’art [est] une voie royale vers la conscience » (9). Il y aurait donc une part fondamentalement (psych)analytique dans l’écriture et la lecture

- Leur sens de l’altérité et leur intérêt pour des personnes en situation de crise (119). - Leur pouvoir thérapeutique, pour soi et pour les autres (9) : bibliothérapie (120), art-

thérapie (9).

- Ces deux disciplines touchent autant l’une que l’autre au sacré, que sont la vie et l’au- delà. Écrivains, poètes et médecins font figure de médiateurs et d’intercesseurs entre le monde des vivants et le mystère absolu qu’est l’au-delà. Exemple avec Paul Valéry, décrivant le chirurgien Henri Mondor comme l’officiant rituel d’une sorte de dieu de la vie et de la mort, vu par un « ancien revenu des Enfers », en qui on peut voir « Dante

ou Orphée » (9).

3.16

Utilité de la fiction narrative médicale