Dans cette recherche, comme on peut le constater plus haut à travers le cadre conceptuel, nous avons utilisé plusieurs approches théoriques. Nous avons voulu, ainsi, construire un cadre explicatif varié dans la poursuite de notre mission de comprendre la dynamique du décrochage scolaire des immigrants haïtiens de première génération au Québec et à New York. Notre objectif dans cette section consiste à établir les rapports qui existent entre les principales théories en question et les résultats obtenus suite à l’analyse de nos données.
5.2.1 Du Capital économique
S’il faut s’en tenir à la conception de Bourdieu (1979a), le capital économique représente l’ensemble des ressources économiques que possède une personne, en d’autres termes ses revenus et tout son patrimoine matériel. Les moyens économiques, selon les initiateurs de la théorie de l’assimilation sélective, notamment Portes (1993, 1996), Zhou (1993) et Suarez-Orozco (1987), font partie des caractéristiques ethniques des familles d’accueil qui favorisent la persévérance scolaire des immigrants de première génération.
En parcourant les unités de sens qui se sont dégagées de notre corpus d’analyse et que nous avons présentées dans le chapitre des résultats, fort est de constater l’existence d’une très grande adéquation entre elles et la théorie de l’assimilation sélective. Hormis les particularités relatées dans la section précédente, les témoignages de nos participants relatifs aux facteurs de leur abandon scolaire sont en conformité avec la définition que Bourdieu (1979a) attribue au concept de capital économique et aux postulats de la théorie de l’assimilation sélective. Un constat que nous avons pu faire tant au niveau du secondaire qu’au secteur de l’éducation des adultes, tant chez les jeunes que chez les jeunes adultes, tant à l’échelle de la population haïtienne de Montréal qu’à travers celle de Brooklyn.
Le raccrochage scolaire de presque tous les participants de la recherche, qui avaient décroché pour des motifs économiques à des intervalles différents de leur vie d’élève, traduirait le caractère involontaire de leur décision d’abandon. Ce qui concorde avec les résultats des recherches de Nicolas et al. (2009) et de Vanderkooy (2011) qui ont établi que les Haïtiens accordent beaucoup d’importance au progrès socioéducatif. Parmi les participants de Montréal, seul Ken a été en rupture totale avec le milieu scolaire au
moment de son entrevue. Toutefois, il a espéré y retourner pour essayer d’obtenir un diplôme équivalent à celui du secondaire cinq, dans l’espoir de se trouver un meilleur emploi. Les autres participants décrocheurs de Montréal qui n’avaient pas encore eu leur diplôme au moment de leur entretien ont tous été à l’école des adultes en vue d’atteindre cedit objectif.
En ce qui concerne les participants de Brooklyn, la moitié d’entre eux effectuaient un retour aux études lors de notre rencontre avec eux. Il y en avait un qui s’était déjà rendu à l’Université tandis que l’autre était proche d’obtenir son diplôme en éducation des adultes. Les deux autres qui n’avaient pas encore raccroché avaient manifesté le désir de le faire au moment opportun. Ils en avaient aussi profité pour nous faire part du regret qu’ils éprouvent quant à leur décision d’abandon scolaire. En somme, tous les participants dans les deux villes où la recherche a eu lieu, qui avaient quitté l’école en raison des difficultés économiques, ont tous reconnu l’importance du diplôme de fin d’études secondaires et ont fait ressortir le désir de retourner à l’école afin de l’obtenir tôt ou tard dans leur vie.
5.2.2 Du capital culturel
En ce qui revient au concept de capital culturel dans cette recherche, nous rappelons qu’il se rapporte au niveau de scolarité des familles qui ont accueilli les immigrants à leur arrivée et à la notion d’habitus qui favorise la compréhension de certains comportements, la mentalité des décrocheurs et de certaines gens de leur environnement familial et social (Bourdieu (1979b).
Selon les acteurs de la théorie de l’assimilation sélective, le manque de maitrise de la langue majoritaire et la méconnaissance des institutions et de la culture d’accueil ne représentent pas les principaux facteurs du décrochage et de l’échec scolaire des immigrants de première génération (Zhou, et Xiong, 2005). Ils affirment que ces difficultés peuvent être facilement surmontées par les concernés s’ils bénéficient à leur arrivée, d’un bon accompagnement familial (Zhou, 1997).
Avec un peu de divergences, l’argumentaire élaboré et soutenu par les adeptes de la théorie de l’assimilation sélective rejoint les réponses données par les participants de cette recherche autour des facteurs de leur décrochage scolaire.
Les participants qui vivent à New York tout aussi bien que ceux qui habitent au Québec ont presque unanimement évoqué les difficultés qu’ont éprouvées leurs parents à les encadrer sur le plan académique à cause que ces derniers n’ont pas terminé leurs études secondaires ; un fait qui est relaté dans plusieurs recherches de notre littérature scientifique (Fortuny et al., 2009).
Sur le plan de l’habitus, plusieurs de nos interviewés ont mis l’accent sur quelques éléments qui correspondent à la mentalité de certaines familles haïtiennes à Montréal et à Brooklyn. Des éléments culturels qui, si on considère le point de vue des participants, constituent des facteurs non négligeables dans leur processus d’abandon scolaire. L’avis des participants à ce sujet se situe au centre des recherches effectuées par Roopnarine et al. (2006) lorsqu’ils ont révélé le caractère démotivant du comportement autoritaire de certains parents originaires d’Haïti dans le parcours scolaire des nouveaux arrivants.
Dans une autre perspective, la présence de personnes habitées par le sentiment d’égoïsme dans l’environnement familial et social de ces jeunes et jeunes adultes, constitue un facteur émergent dans la recherche étant donné que cet élément est sous- documenté dans la revue de littérature de la thèse. C’est aussi le cas pour d’autres particularités comme les lacunes en mathématiques qui représentent un dénominateur presque commun à plusieurs de nos participants de Montréal et de Brooklyn qui, pourtant, n’ont pas fait l’objet des recherches sur la question.
Néanmoins, les faiblesses en mathématiques seraient, en grande partie, liées aux caractéristiques du système éducatif du pays d’origine, à s’en tenir au témoignage de quelques participants, dont celui de Derly. Elles seraient aussi une conséquence du manque d’aide aux devoirs au niveau familial, à en croire les déclarations de Elta à ce sujet, en plus du fait qu’elle a affirmé n’avoir jamais aimé les mathématiques. Ce qui nous porte à associer, dans une certaine mesure, ces lacunes de base à la thèse du handicap socioculturel à laquelle nous avons brièvement fait référence dans le cadre conceptuel, sans pour autant les considérer comme une fatalité.
5.2.3 Du capital social
Selon la pensée bourdieusienne (1980) qui est l’objet de plus amples détails au cadre conceptuel, le capital social désigne l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles dont dispose un réseau durable de relations institutionnalisées, d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance. Cette définition est synthétisée par la notion de solidarité sociale qui est l’idée charnière de la pensée de tous les chercheurs qui font du capital social leur objet d’étude ; elle se rapporte aux relations sociales en général (Kao et Rutherford, 2007 ; Portes, 1998). En effet, le concept de capital social transcende les limites des rapports ethniques. Les immigrants de première génération doivent, parallèlement à leur évolution au sein de leur famille d’accueil ou du groupe ethnique qui les avait reçus à leur arrivée, entretenir des relations avec d’autres personnes ou groupes sociaux susceptibles de favoriser leur intégration. (Fiset, 2009).
À l’instar des autres thèmes du cadre conceptuel, les facteurs révélés par les recherches portant sur l’abandon scolaire de la population ciblée et les postulats de la théorie de l’assimilation sélective reflètent les témoignages livrés par les participants en lien avec leurs expériences de décrocheurs. L’importance du réseau social des familles d’accueil, la valeur du réseau de contacts social des immigrants nouvellement arrivés et la notion d’influence des pairs se trouvent au cœur de toutes les entrevues qui ont constitué notre corpus d’analyse. Par ailleurs, l’émergence dans la liste des facteurs de leur abandon scolaire de la notion de jalousie de certains membres de leur famille et de leur environnement social, l’influence que plusieurs d’entre eux ont exercée sur leurs pairs, dans les salles de classe en particulier, représentent des sous-thèmes éloquents dans la spécificité de cette thèse.
5.2.4 De l’encadrement institutionnel
L’encadrement institutionnel, est un thème que nous avons adjoint aux trois capitaux (économique, culturel et social) en vue d’élargir le cadre conceptuel de la recherche suite au constat de la diversité des éléments identifiés dans notre recension d’écrits en rapport aux facteurs du décrochage scolaire. L’encadrement scolaire et l’encadrement sociopolitique constituent les deux volets de ce quatrième grand thème de notre cadre explicatif : l’encadrement institutionnel.
Pour mieux comprendre la présence de ce grand thème dans cette thèse, nous avons choisi de faire appel à l’approche de la reproduction socioculturelle de Bourdieu et Passeron, (1970) et à l’approche structuro-fonctionnalisme de Merton (1965) dont la mise en contexte des idées n’est que l’œuvre de Campeau et al. (2004).
Bourdieu et Passeron (1970) ont mis l’accent sur les faiblesses de l’école dans l’évolution des jeunes au sein de la société. Selon eux, le mauvais rendement des élèves originaires des milieux populaires est dû au fait que l’école ne prend pas les mesures adéquates en vue d’assurer l’égalité des chances pour tous.
De leur côté, Campeau et al. (2004) se sont appuyés sur les écrits de Merton (1965) pour parler de l’adaptation des individus dans le corps social. Celui-ci-ci a qualifié d’anomie sociale certains comportements déviants qui sont, selon lui, corolaires du trop grand écart qui existe entre les buts et les idéaux proposés par la société et les moyens dont disposent les individus pour les atteindre. Plus spécifiquement, Campeau et al. (2004) ont utilisé la thèse avancée et soutenue par Merton (1965) pour attribuer l’émergence du phénomène de l’abandon scolaire au manque d’encadrement institutionnel. C’est-à-dire, à la structure des systèmes sociaux qui ont failli à leur fonction d’intégration des jeunes, au mauvais fonctionnement de l’école, à la mauvaise orientation scolaire et à la pédagogie non appropriée des enseignants, ce qui conduit inévitablement au manque de motivation des élèves et qui milite, à son tour, à la défaveur de leur persévérance scolaire.
Par ailleurs, dans la même logique, nous avons sollicité l’éclairage du courant effets- écoles/ effets-enseignants développé par plusieurs auteurs, dont Crahay (2000) et Bressoux (1994a) pour mieux comprendre l’apport des compétences des directions d’école et des enseignants dans la persévérance scolaire des élèves.
De la même manière que les concepts du capital économique, du capital culturel et du capital social, il convient de souligner qu’il existe un bon rapport entre le cadre conceptuel et les résultats de cette recherche en ce qui est de l’encadrement institutionnel. Les réponses données par les interviewés suite aux questions que nous les avions posées sur le sujet à l’étude, laissent comprendre que l’encadrement scolaire et l’encadrement sociopolitique sont effectivement indispensables aux immigrants haïtiens à leur arrivée sur la terre d’accueil.
D’après la recension d’écrits et les données recueillies de nos participants, l’encadrement institutionnel doit faciliter un bon départ aux nouveaux arrivants sur le plan socio-scolaire. Dans un contexte caractérisé surtout par la diversité culturelle, les directions d’écoles et les enseignants doivent se montrer à la hauteur de leurs responsabilités en vue de favoriser la persévérance scolaire des élèves de la population considérée.
Tant à Montréal qu’à Brooklyn, les participants se sont, en général, exprimé sur l’importance du rôle que certaines institutions sociales et gouvernementales devraient jouer dans l’accompagnement des nouveaux immigrants haïtiens sur le plan socioéconomique en particulier.
En résumé, nous pouvons affirmer qu’il existe une très grande compatibilité entre ce qui est stipulé au travers de notre revue de littérature scientifique, les postulats des principales théories que nous avons privilégiées et les résultats de la recherche. Les thèmes et les sous-thèmes émergents relevés dans les entrevues et qui sont l’objet de la section des facteurs spécifiques au chapitre des résultats permettent d’établir en partie la spécificité de cette recherche de nature qualitative.