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4.1 Le capital économique

4.1.2. Le marché du travail

Face à la nécessité de se trouver les moyens économiques pour gagner leur vie, beaucoup d’immigrants se dirigent prématurément vers le marché du travail, une décision qui les oblige souvent à quitter le milieu scolaire sans l’obtention du diplôme du DES ou son équivalent.

Les résultats de la recherche révèlent que la question du travail rémunéré se trouve, dans un sens ou dans un autre, au premier plan de l’agenda des immigrants haïtiens de première génération au Québec et à New York, qu’ils soient jeunes ou adultes. Contrairement à certains d’entre eux qui ont affirmé avoir pris volontairement la direction du marché du travail, bien d’autres ont déclaré avoir été contraints par leurs proches de s’y rendre afin de subvenir personnellement à leurs besoins.

4.1.2.1. La décision volontaire

Nonobstant leur situation d’insuffisance matérielle, beaucoup de parents encouragent leurs enfants, récemment immigrés et qui ne sont pas encore majeurs, à persévérer. Toutefois, ils ne demeurent pas toujours puissants face à la détermination des adolescents qui veulent quand même aller sonder le marché du travail en vue de satisfaire leurs besoins. Le désir de certains parents de voir leurs enfants rester à l’école à l’effet d’obtenir leur diplôme d’études secondaire est souvent minimisé aussitôt que ces derniers commencent à gagner un peu d’argent et commencent à répondre à leurs propres exigences.

Le fait que les jeunes et les adultes immigrants d’origine haïtienne se rendent prématurément sur le marché du travail leur permet de trouver une certaine autonomie financière. Une autonomie qui, toutefois, nuit à leur persévérance scolaire. Cette réalité, il faut le souligner, est présente chez les nouveaux arrivants des deux sexes. D’où le témoignage suivant de Prinsa.

En arrivant ici, mes parents ne voulaient pas que j’aille travailler, mais ils ne pouvaient pas vraiment me satisfaire économiquement, même pour me permettre d’acheter correctement les matériels de l’école. Aussi, une jeune fille a besoin de l’argent pour acheter des accessoires. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles je m’arrangeais pour aller travailler dès mon arrivée au Québec, ce qui ne m’a pas pour autant aidée dans ma persévérance scolaire.

En effet, dans le but de pourvoir à leurs besoins pressants, parallèlement à leurs études, la plupart des jeunes et des jeunes adultes nouveaux arrivants haïtiens se sont souvent trouvés, rapidement, des emplois au salaire minimum. Des postes de travail qui sont généralement inférieurs à ceux qu’ils occupaient dans leur pays d’origine. Ils ont qualifié l’occupation de ces postes de destitution.

J’étais allée travailler environ neuf mois après mon arrivée ici. Mon premier emploi était dans un McDo, j’étais très complexée par rapport à ce travail parce que le niveau socioéconomique que j’avais en Haïti ne correspondait pas à ça, je n’aurais jamais fait ça, descendu à un niveau si bas dans mon pays (Mandy).

En dépit du fait que beaucoup d’immigrants haïtiens ont dû aller travailler prématurément, le salaire qu’ils ont obtenu ne comblait pas leurs besoins. Ils affirment que ce manque de ressources financières a constitué un handicap majeur à leur persévérance et à leur réussite scolaire. L’abandon scolaire est une décision sur laquelle ils n’ont pas toujours de contrôle.

Même quand je travaillais très dur dans la manufacture, je ne pouvais pas vivre avec ce que je gagnais. On m’avait payé $ 9, 90 l’heure, ce n’était pas assez, surtout je ne trouvais pas tout le temps des shifts. Des fois je gagnais $ 300 par semaine, des fois $250, ce n’était pas suffisant, mais je ne pouvais pas faire autrement. Je ne peux pas dire que j’avais pris la décision d’abandonner. J’avais abandonné l’école c’est parce que je n’avais pas de moyens économiques (Derly).

À la manière de Derly, Sentia a dû volontairement mettre un terme à son programme au secteur de l’éducation des adultes dans le but d’avoir dans l’immédiat une certaine autonomie financière pour subvenir à ses besoins fondamentaux.

J’avais commencé à suivre les cours sans trop grande difficulté. Cependant deux semaines après j’avais trouvé quelque chose à faire (un petit emploi au salaire minimum) pour pouvoir rentrer un peu d’argent. Car à mon âge, je ne pouvais pas continuer à vivre en comptant sur la bienveillance des autres. Je ne dis pas que je n’ai pas besoin de l’aide des autres, non, pas du tout ; on a tous besoin dans la vie du support des autres, même des plus petits (Sentia).

L’interviewée Sentia a confirmé que son abandon scolaire n’est lié à aucun incident particulier. Elle a surtout fait allusion aux contraintes économiques auxquelles il avait dû faire face en arrivant dans sa décision. Suite au petit emploi qu’il avait obtenu, ce participant de sexe féminin avait pu, tant soit peu, trouver les moyens de subvenir à ses besoins quotidiens. Cependant, il ne pouvait plus se concentrer sur l’école et son décrochage a été automatique.

À en croire les déclarations du participant Ken, il paraitrait parfois difficile d’empêcher un décrocheur potentiel de mettre à exécution la décision de quitter le milieu scolaire temporairement ou définitivement. Le choix des décrocheurs n’est pas toujours partagé par les membres de leur famille qui éprouvent parfois des difficultés à les aider à combler leurs besoins.

Ni mes parents ni mes professeurs ne pouvaient m’empêcher d’abandonner l’école parce que j’avais pris la décision pour pouvoir aller gagner de l’argent afin d’acheter des vêtements. C’était une décision économique. Peut- être ils auraient pu m’empêcher d’abandonner s’ils étaient capables de me donner l’argent nécessaire pour acheter mes vêtements. Mais ce n’était pas le cas. D’ailleurs, mes parents n’étaient pas contents du fait que j’avais abandonné l’école. Ils m’avaient conseillé de retourner, mais vu qu’en allant travailler, ils voyaient que j’étais capable d’acheter, de me procurer mes propres affaires, ils m’ont laissé tranquille (Ken).

Outre le fait de se faire embaucher dans des emplois sous-payés, les nouveaux arrivants ont évoqué des conditions qui les ont contraints de rompre totalement leurs études. L’éloignement de leur domicile du lieu de leur travail leur laisse quelquefois très peu de temps pour d’autres activités, notamment celles de nature académique.

Maintenant, je travaille à New Jersey. Je pars de chez moi chaque matin à 5h00 et je rentre chez moi le soir vers 7h00- 8h00 ; dans une telle situation, c’est très difficile pour moi de retourner à l’école même quand j’ai de la volonté, parce que tout mon budget repose sur ce soi-disant travail. Sinon, mon économie va baisser surtout si je veux faire un petit voyage pour aller voir ma famille en Haïti (Lens).

Le fait de parcourir plusieurs kilomètres pour se rendre au travail le matin et retourner le soir à la maison est une situation que Lens rapporte avec amertume. Ses recherches d’emploi près de son lieu de domicile se sont révélées vaines : « J’avais beau chercher du travail à Brooklyn, mais je ne pouvais rien trouver, c’était vraiment décourageant.

J’avais dû malgré moi me transporter jusqu’à New Jersey pour pouvoir me trouver un soi-disant travail ». Il a exprimé son impuissance devant les conditions dans lesquelles et il s’était trouvé et a décrit avec regret les circonstances de son décrochage qu’il a estimé hors de son contrôle.

Je ne peux pas dire que j’avais pris la décision de quitter l’école, j’ai été, de préférence, contraint de quitter l’école. Je dis cela c’est parce que je n’avais pas la volonté d’abandonner, ce sont les problèmes économiques, les circonstances de la vie qui m’avaient poussé à l’abandon. Je ne peux pas appeler ça « décision », ce sont surtout les « conditions circonstancielles de manière de fonctionner » qui m’avaient porté à abandonner l’école (Lens). Entre la réalité socioéconomique et ses aspirations socioprofessionnelles, l’écart est considérable pour l’interviewé Lens qui a fait état de son désenchantement par rapport à l’impossibilité de poursuivre son rêve professionnel. Il a déclaré qu’il avait nourri pendant longtemps dans sa vie l’idée de devenir vétérinaire. Un idéal qu’il a voulu catégoriquement placer au rang des oubliettes. Il a estimé qu’il n’a plus l’âge ni les moyens nécessaires à l’apprentissage d’une telle branche scientifique.

Parmi les participants, il y en a qui ont fait un retour aux études rapidement après leur décrochage, alors que le raccrochage est survenu après plusieurs années pour d’autres. Ceux de nos participants qui n’ont pas encore pris cette décision y pensent sérieusement tout en souhaitant de le faire dans le cadre d’un programme de gratuité, comme l’a affirmé Lens : « S’il va falloir que je retourne à l’école, je choisirai un GED de l’État qui est gratuit et non privé, parce qu’il me fallait payer $40 par semaine dans le GED que j’étais ».

C’est aussi l’avis de Dady qui, avant son décrochage, suivait en anglais dans une église protestante le programme de GED (le diplôme d’équivalence générale) qui donne droit à une certification équivalente au diplôme d’études secondaires (DES) à New York. Il a affirmé vouloir retourner à l’école. Mais, compte tenu de sa précarité économique, il a aussi souhaité trouver une autre école où ce programme serait offert gratuitement.

4.1.2.2 La décision involontaire

La recherche a, en effet, révélé l’existence de nouveaux immigrants haïtiens qui se dirigent volontairement vers le marché du travail, au Québec et à New York, peu de temps après leur arrivée. Dans le but de satisfaire leurs propres besoins, il y en a d’autres qui sont contraints par leurs parents ou par les membres de leur entourage familial d’accueil de prendre cette décision. C’est ce qu’explique Derly à travers le témoignage qui suit.

En arrivant ici, je pensais que mon grand frère allait m’aider économiquement afin de pouvoir aller à l’école, mais ce n’était pas le cas. C’est vrai que j’habitais chez lui en arrivant, en compagnie de mon autre frère et de ma mère, mais 6 mois après notre arrivée, nous avions dû quitter sa maison pour aller louer notre propre appartement parce que nous n’avions pas aimé les conditions dans lesquelles nous vivions. Il nous avait clairement dit qu’il ne pouvait pas nous aider. Il nous avait poussés à aller louer une maison que nous devions payer nous-mêmes. Ainsi je m’étais rapidement débrouillé pour trouver un petit boulot afin de pouvoir subvenir à mes besoins et de payer de concert avec mon autre frère notre loyer. Ce n’était pas facile.

La décision de certains parents haïtiens de forcer les nouveaux immigrants, jeunes et adultes, à aller travailler prématurément sans aucune vraie préparation est due au fait qu’ils veulent que ces derniers gagnent de l’argent, non seulement pour satisfaire leurs besoins personnels, mais également pour aider leur famille d’accueil à payer les factures de la maison. Lens a essayé de comprendre cette situation qui est, selon lui, le premier facteur de l’abandon scolaire des immigrants d’origine haïtienne à Brooklyn. Il a décrit New York comme une ville qui est caractérisée par la cherté de la vie.

Pour une seule chambre à coucher, on paie jusqu’à $600. Pour une chambre à coucher et un salon, on peut payer jusqu’à $1400. Même quand un membre de ta famille t’a hébergé en arrivant ici, il ne va plus te maintenir chez lui après 3 mois, il va te pousser à aller travailler, à aller louer ta propre maison. Si tes parents te retiennent à la maison, c’est pour que tu puisses les aider à payer les bills. Les jeunes haïtiens n’ont pas toujours le temps pour rester à l’école. Les problèmes économiques représentent notre principale cause d’abandon scolaire, nous autres jeunes Haïtiens à Brooklyn.

D’après la participante Elta, les jeunes et les jeunes adultes haïtiens à Brooklyn n’obtiennent pas le support nécessaire de la part de leurs parents. Le fait que les jeunes quittent souvent l’école pour aller travailler, ce n’est pas, à son avis, parce qu’ils n’aiment pas l’école ; elle croit que c’est tout simplement parce qu’ils n’ont pas le

choix et sont parfois contraints par leurs parents ou familles d’accueil. Selon elle, dans certaines classes à Brooklyn, où l’on avait l’habitude de trouver environ 30 élèves au cours des années précédentes, on y trouve maintenant une dizaine. Elle a déclaré que la principale raison est que les jeunes haïtiens vivant à Brooklyn sont livrés à eux-mêmes, ils feraient face à toutes sortes de problèmes qui sont surtout d’ordre économique. Prinsa a formulé des critiques à l’encontre des parents haïtiens vivant à l’étranger qu’elle a considéré comme moins protecteurs que ceux qui vivent en Haïti.

Il y a même des parents qui envoient leurs enfants travailler pour pouvoir ramener de l’argent à la maison, ce n’est pas correct. En Haïti, l’enfant pourrait avoir 30 ans et se trouve à la maison sous la responsabilité économique de ses parents. Mais ici, c’est différent. Les parents originaires d’Haïti laissent et même, des fois, poussent les enfants à aller travailler, ce qui a comme conséquence le décrochage scolaire.

D’autre part, s’il est vrai que plusieurs nouveaux arrivants se sont dirigés involontairement vers le marché du travail, cela ne les empêche pas de considérer l’occupation de leur poste de travail comme une situation de non-retour. Ce n’est pas trop compliqué, selon eux, de trouver un emploi au salaire minimum. Mais, il devient plus difficile de l’abandonner après, à cause des dépenses indispensables, pour mieux persévérer ou pour raccrocher.

En arrivant ici (aux États-Unis), si on n’a pas un back up, on ne pourra pas atteindre son objectif. Si un jour tu commences à travailler, même quand tu avais déjà commencé à aller à l’école, tu vas trouver le travail plus important à cause des factures à payer, des exigences du pays, l’école va être ainsi considérée comme un handicap malheureusement (Lens).