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Plus subtil que la sentence à laquelle on a pu le réduire puisqu’il n’efface pas la différence des sexes, nonobstant, bien sûr, le discours de Beauvoir a posé les solides jalons d’une perspective antinaturaliste (récusant le déterminisme biologique) qui ne cessera de progresser, en particulier à l’université. Toutefois dans le même temps, et malgré eux, les propos de Beauvoir rendaient patents les résidus idéologiques qui animent une pensée visant l’égalité à partir d’un critère d’universalité non problématisé et par conséquent dominant, reconduisant, en l’occurrence, la somatophobie et l’androcentrisme inhérents à la tradition. C’est pourquoi certaines féministes se sont attachées à revaloriser tant le corps que la féminité. Conçu comme un territoire à libérer et comme une source d’autonomie et de plaisir, le corps féminin est chanté, l’expérience historique des femmes, leur richesse, leur force sont célébrées124. Cette stratégie consiste, pour le dire très schématiquement, à déjouer l’association disqualifiante des femmes à leur corps non pas en refusant cette identification, mais en récusant le caractère négatif d’une telle association et en dénonçant l’idéologie qui sous-tend cette dévalorisation.

En France, ce sont avant tout des femmes qui s’intéressent à la psychanalyse, à l’écriture et au langage qui développeront ce genre de perspective, qui restera minoritaire. Le corps y tient une place de premier ordre dans la mesure où à titre de grand déclassé, il constitue, d’une manière ou d’une autre, le levier qui doit permettre d’ébranler l’héritage phallocentrique. Antoinette Fouque remet en cause la vision freudienne du corps : elle s’attaque à l’idée que les femmes seraient des hommes inachevés en montrant que le désir et le plaisir ne sont pas tout orientés vers le mâle puisque les hommes ont une envie d’utérus. Elle magnifie en outre la maternité, qui donnerait à la femme l’expérience de l’altérité, accueillie en son sein125. Kristeva se concentre sur le corps maternel, principe corporel mais aussi principe temporel identifié à la chôra

124 Diane Lamoureux, « Féminisme », dans Michela Marzano (dir.), Dictionnaire du corps, Paris, PUF,

2007, p. 384-387.

platonicienne, en faisant de l’expérience de la maternité celle des nouveaux commencements et par suite des changements126. Cixous appelle et déploie une « écriture féminine », qui s’écrit en chair, en sang et en lait à l’aide de mots charnus, des « mots-de-corps » comme « ellusion » pour « illusion », « joutes et nuites », « fanthomme » ou femmes « sans d’hommicile fixe » et qui, grâce à leur polysémie, sont censés nous faire percevoir le monde différemment. Son écriture poétique cherche à porter au jour la créativité corporelle dont ont historiquement été privées les femmes, tenues loin de leur économie libidinale, de leur jouissance et de leur corps tus127. Enfin Irigaray place le corps des femmes, ses données anatomiques et morphologiques, au cœur de son travail dans la mesure où elle cherche à renverser un processus de symbolisation qui s’est réalisé, montre-t-elle, de manière hiérarchique et au détriment du corps féminin. On a là différentes stratégies qui n’interprètent pas univoquement le féminin : il correspond parfois à la marque d’un des deux sexes, mais pas toujours, tantôt à un contenu positif, tantôt à une catégorie du dédoublement… C’est pourquoi les critiques dénonçant le déterminisme biologique de ces travaux ne sont pas toujours fondées. Chez Irigaray par exemple, les traits physiologiques ne sécrètent pas de qualités sociales. On se situe à un autre niveau d’analyse : ils sont convoqués au plan de leur représentation128. De ce point de vue, on pourrait même dire qu’Irigaray ne renie pas

126 Julia Kristeva, La révolution du langage poétique, Paris, Éditions du Seuil, 1974. Citée et commentée par

Fanny Söderbäck, « Julia Kristeva face aux féministes américaines », L’Infini, n° 111, 2010, p. 86-107. Nous ne faisons qu’évoquer cette auteure car elle est engagée dans l'opposition dont nous parlons, sans nous y attarder.

127 Hélène Cixous, Le rire de la méduse, op. cit.

128 Irigaray se propose d’inverser les signes de la différence des sexes pour donner un contenu positif au

féminin et aux représentations issues de la morphologie féminine, à l'opposé de leur réduction à des marques du manque, et en l'occurrence du manque des caractéristiques du sexe masculin. D'un côté, elle vise à déstabiliser le « phallogocentrisme » par l'irruption d'un point de vue féminin, considéré comme l'irreprésentable ou le refoulé. Or ce programme qui cherche à rompre avec l'économie du phallus suppose la bicatégorisation des sexes (le classement des sexes en deux catégories) : un Sujet-Maître est présupposé, qui institue le sens et refoule le féminin. Même si les spécificités féminines et le corps représentent avant tout des alternatives au monde masculin, l’espace du non-Un ou encore la limite à la prétention totalisante du masculin, bref une forme d'indécidabilité qui permet de ne pas dire ce que les femmes devraient être, chez Irigaray l'indécidabilité demeure le propre de l'un des deux sexes de l'espèce humaine, le féminin. C’est là une des limites de cette pensée, qui reste accrochée au deux. D’un autre côté, occuper une « position de femme » au sein du discours présente l'avantage de corrompre les catégories traditionnelles telles que le masculin et le féminin, ou l'esprit et le corps, dans la mesure où l'immanence n'est censée pouvoir ni parler, ni faire preuve de rationalité, mais doit être niée pour qu'émerge un Sujet. Ce genre de subversion illustre bien le fait qu'Irigaray endosse la possibilité de deux interprétations radicalement opposées, phallogocentriste et féministe/féminine, d'une même réalité. Et c’est pourquoi au-delà de la différence des sexes que, certes, elle maintient, les multiples références à la constitution des corps qui émaillent ses écrits ne cherchent pas à dire le vrai et ne prétendent pas au statut de catégories naturelles ou ontologiques. On sait par exemple qu’elle définit les femmes à partir d'un trait anatomique, les deux lèvres. Mais Diana Fuss souligne qu'il n'y a pas jusqu’à cette fameuse

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la double leçon de Beauvoir : centralité et historicisation du corps, fussent-elles celles de leurs figures imaginaires129. Ce qui nous importe ici, c’est que ces démarches travaillent toutes autour et à partir du matériau corporel. Ajoutons qu’au plan historique, cette option n’a jamais été majoritaire auprès des militant·e·s130. Composée d’une myriade de positions disparates et bien spécifiques, chacune d’entre elles est plutôt demeurée confinée au cercle restreint d’une certaine élite intellectuelle qui lui était propre131. De manière générale, cette voie se donnait d’ailleurs prioritairement comme expérience théorique et littéraire, et non comme outil politique d’action132.

Aux Etats-Unis comme au Québec, les fers de lance de la critique politique des corps sont les féministes radicales. Il faut toutefois demeurer prudente : la famille radicale est grande, hétérogène et comprend de nombreuses tensions en son sein. Il n’est donc pas surprenant que l’attention que ses protagonistes portent au corps prenne des formes antithétiques. Alors que certaines se méfieront des approches qui cherchent à reprendre à leur compte les catégories déclinant le féminin, une large frange des militantes s’adonne au contraire à la célébration du corps des femmes. La diversité physique des corps féminins est alors mise en avant, par opposition aux stéréotypes de la beauté féminine véhiculés par la culture patriarcale, et les parties

métonymie paradigmatique de son œuvre, postulant et revendiquant le fait de se toucher soi-même sans cesse, qui ne puisse être appliquée au masculin, sauf à considérer que tous les pénis sont circoncis… Voir Diana Fuss, Essentially

speaking : feminism, nature and difference, London, Routledge, 1990, p. 59. Irigaray travaille au plan de la

symbolisation : ses métaphores du corps doivent être lues de manière métonymique, non littérale. Bref, son œuvre est animée d'une tension entre l’affirmation de la différence des sexes et un travail sur l'économie du savoir et de ses catégories hégémoniques – et s'avère certainement plus compliquée qu’une lecture motivée par la polémique a pu en rendre compte sous la plume des matérialistes dans les années 1980. Voir Irigaray, Speculum, op. cit. et Ce sexe qui

n'en est pas un, op. cit.

129 La lecture que Butler propose d’Irigaray est éclairante à cet égard. Elle souligne que contrairement à

Beauvoir pour qui le corps féminin est le seul à être marqué dans le discours mysogyne, puisque le corps masculin y est assimilé à l'universel, Irigaray pose que le corps féminin est démarqué, étranger au domaine du signifiable, toujours ramené au Même et finalement encore un corps masculin dans sa version altérisée. Cette comparaison montre bien qu’on se situe au plan des représentations imaginaires, que Beauvoir situerait dans un contexte de domination masculine, qu’Irigaray interpréterait comme déterminées par un ordre symbolique phallogocentriste. Voir Butler, Trouble dans le genre…, op. cit., p.78. Voir aussi, sur Beauvoir et Irigaray comme représentantes des deux « pôles » du féminisme français, Möser, Féminismes en traductions. Théories voyageuses et traductions

culturelles, op. cit., p. 287-288.

130 Dans les décennies 60 et 70, Psych&Po, bastion d’Antoinette Fouque, ne concentre qu’une partie des

militantes aux côtés des féministes révolutionnaires (des « radicales » selon la terminologie nord-américaine) et des féministes « lutte des classes ». Voir Françoise Picq, Libération des femmes : les Années-Mouvement, Paris, Éditions du Seuil, 1993.

131 Voir Marie-Hélène Bourcier, Queer Zones 3, op. cit., p. 63-66.

132 Que Fouque, Kristeva et Cixous se déclarent non-féministes et craignent d'y être associées suffit à

corporelles traditionnellement rejetées pour motif d’impureté sont honorées. Par exemple les menstruations sont considérées comme la bénédiction des déesses, plutôt que comme la malédiction de dieu. Pour faire bref, disons que cette perspective explorera deux voies. C’est tout d’abord la sexualité des femmes qui est mobilisée. Au-delà d’un lieu d’oppression qu’il convient de combattre, elle devient l’occasion de valoriser la différence corporelle à partir d’une caractérisation de sa spécificité (la sexualité féminine est renvoyée à une temporalité propre, des orgasmes multiples, une sensualité extra-génitale, elle serait attentive, ouverte à l’autre, douce, etc.). Ensuite c’est le corps reproductif qui, à son tour, offre un site pour reconceptualiser le féminin. De nombreuses vertus sont attribuées à la capacité biologique de donner la vie, dans la mesure où il est admis que pour la majorité des femmes, accoucher va de pair avec éduquer, et implique le développement de certaines qualités psychologiques jugées bénéfiques pour la société comme la patience, l’endurance, le sens pratique, le caring, etc. Ainsi que le rappelle Jaggar, Adrienne Rich parle de « the power inherent to female biology » auquel elle associe une « conscience femelle », Mary Daly de « the native talent and superiority of women133 ». Par comparaison avec les différents programmes différentialistes qui se sont développés en France, on observe que l’accent biologiste est ici nettement plus prononcé. Il se manifeste quand, plus qu’un système social déterminé ou un ensemble de présupposés, c’est la masculinité (tenue pour agressive et dépourvue d’empathie) qui est vouée aux gémonies, et parfois la biologie masculine elle-même, qui aurait colonisé une essence femelle enviée par les mâles qui en ont besoin pour se reproduire134. Rich, encore, dans une allusion évidente aux thèmes beauvoiriens qu’elle renverse, avance dans le même sens que les femmes doivent apprendre à voir leur physique comme une ressource et non comme un destin. Ces thèses sont loin d’être représentatives de l’ensemble du mouvement radical. C’est une des raisons pour lesquelles cette tendance a été désignée par la suite par une dénomination propre, le « féminisme culturel ». Ce courant se caractérise par l’idée d’une culture féminine à promouvoir qui, à partir des valeurs minoritaires incarnées, serait porteuse d’un futur alternatif meilleur, adossé sur les réalisations des femmes à encourager, une spiritualité à développer et le lesbianisme comme mode d’expression sexuelle privilégié. Cet

133 Alison Jaggar, Feminist Politics and Human Nature, Totowa, Rowman & Allanheld, 1983, p. 95. 134 Mary Daly, Gyn/Ecology, op. cit. ; Susan Griffin, Women and nature: the roaring inside her, New York,

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ensemble de propositions est généralement couronné par une forme de vie à l’écart des hommes, le séparatisme135.