• Aucun résultat trouvé

La naturalisation en tant qu’objet privilégié de la médecine

3.5 C ATEGORISATION MODERNE DU SEXE FEMININ

3.5.1 La naturalisation en tant qu’objet privilégié de la médecine

En dépit des dualismes typiques de la pensée moderne, l’association des femmes à la nature aux XVIIIe et XIXe siècles n’implique pas la croyance selon laquelle il manquerait aux femmes l’attribut caractéristique qui distingue l’humain du reste de l’univers et l’inscrit dans l’Histoire, à savoir la raison. C’est par l’intermédiaire de l’exploration de leur corps que les femmes vont être construites à cette époque-là comme une catégorie naturelle par les médecins philosophes, les savants et, aujourd’hui encore, par les chercheur·e·s en sciences biomédicales246.

Stéphane Michaud, qui s’est intéressé aux représentations des femmes de la Révolution française à aujourd’hui, constate un véritable verrouillage de leur infériorisation dans la période postrévolutionaire. Il note : « La fin du XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe siècle marquent une période d’aggravation : le langage qui est alors tenu sur la femme n’est plus seulement celui de l’infériorité, mais bien celui du culte ou de l’exorcisme, le langage de l’autre : la femme est ange ou démon247. » Alors que la fin de l’Ancien Régime est marquée par une forte influence des femmes bien nées qui s’exerce par l’entremise de leurs salons, influence réelle ou supposée telle, mais perçue ainsi dans les imaginaires, alors qu’elles participent activement à la révolution et que les femmes du peuple, en particulier, sont actives dans les assemblées primaires

246 Nelly Oudshoorn, « A natural order of things ? Reproductive sciences and the politics of othering », dans

George Robertson, Melinda Mash, Lisa Tickner, Jon Bird, Barry Curtis et Tim Putnam (dir.), FutureNatural. Nature,

science, culture, London et New York, Routledge, 1996, p. 122-132, p. 123. « As a feminist scholar, I am

particularly interested in the question of how scientists have constructed ‘woman’ as a natural category. Twentieth- century biomedical sciences have transformed our world into a culture in wich the female body has become increasingly understood in medical terms. »

247 Stéphane Michaud, « Science, droit, religion : trois contes sur les deux natures », Romantisme, n° 13-14,

98

des villages, le moment suivant représente une régression de leur condition248. Elles sont tout d’abord exclues de la politique249. Les Clubs de femmes sont fermés en 1793250. La même année, la citoyenneté leur est officiellement refusée et en mai 1795, la Convention vote leur exclusion des réunions, de sorte qu’elles devront désormais attendre à la maison les nouvelles de la vie publique, que leurs transmettront leurs maris, pères, frères ou fils251. De plus leur place dans la société civile se transforme également : tandis que d’un côté les femmes propriétaires ont été déchues de toute prérogative politique, de l’autre le travail salarié et l’industrialisation désolidarisent la production de la reproduction qui étaient concomitantes dans les économies centrées autour de la ferme et de la maison. Les femmes issues de la paysannerie perdent ainsi leur fonction de productrice252 et leur contribution est recentrée autour des enfants et de leur mari à seconder. Les espaces domestiques et publics deviennent ainsi fortement genrés. Enfin, le Code civil entérine leur état de dépendance ainsi que leur statut de mineure. Bref, à l’ère postrévolutionnaire, le grand écart est consacré entre des hommes qui accèdent à l’autonomie de l’individu, à une position de sujet, et des femmes qui sont reléguées à une fonction ancestrale de reproductrice de l’espèce, à une nature traditionnelle. Fraisse note qu’au début du XIXè siècle, les femmes « sont l’autre de la modernité253 ».

Néanmoins, Fraisse insiste pour ne pas corréler ce processus d’altérisation à une exclusion de la rationalité254. Elle avance que le débat concernant l’appartenance des femmes à l’essence humaine est clos au XVIIe siècle en France par le féministe Poullain de la Barre255. Mobilisant la

248 Yvonne Knibiehler, « Les médecins et la “nature féminine” au temps du Code civil », op. cit., p. 824-825. 249 Joan Scott, La citoyenne paradoxale. Les féministes françaises et les droits de l'homme, Paris, Albin

Michel, 1998 (1996).

250 Fraisse, Les femmes et leur histoire, op. cit., p. 160.

251 Rapporté par Londa Schiebinger, Nature’s Body. Sexual Politics and the Making of Modern Science,

London, Pandora, 1993, p. 177.

252 Silvia Federici, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Marseille, Senonevero

et Genève / Paris, Entremonde, 2014 (2004), p. 128-150, notamment p. 147.

253 Fraisse, Les femmes et leur histoire, op. cit., p. 172. 254 Ibid., p. 191.

255 Ibid., p. 48. La position de Catherine Roach nuance l'affirmation de Fraisse. Dans « Loving your mother :

On the Woman-Nature Relation », Hypatia, vol. 6, n°1, 1991, p. 46–59, elle se demande en deuxième partie en quoi l’assimilation des femmes à la nature les affecte. Examinant les analyses de Sherry Ortner, Colette Guillaumin, Dorothy Dinnerstein, Carolyn Merchant, Elisabeth Dodson Gray et Susan Griffin, elle conclue : « L’argument fonamental est que, dans une culture patriarcale, quand les femmes sont vues comme plus proches de la nature que les hommes, les femmes sont inévitablement perçues comme moins humaines que les hommes. » « The basic

théorie cartésienne de la séparation de l’âme et du corps, il conçoit une raison indépendante de l’étendue et du mouvement, et donc également du sexe, et en conclut que la raison, asexuée, échoit en partage aussi bien aux hommes qu’aux femmes. Fraisse soutient également qu’« au lendemain des Lumières et de la proclamation des Droits de l’homme, on peut repousser l’égalité sociale et politique, on s’accorde cependant sur l’identité des être humains256. » Non pas que l’opposition entre nature et raison soit dépourvue de sens quand il s’agit de caractériser les femmes au XIXe siècle, mais il faut alors parler de faiblesse, plutôt que d’absence de la raison. Cependant si la caractérisation des femmes s’emploie à dégager prioritairement leur minorité plutôt que leur affinité spécifique avec la nature, par quel raisonnement les femmes sont-elles rapprochées de la nature à l’ère moderne ?

Au XVIIIe siècle – et on peut y voir l’empreinte du matérialisme de l’époque – la « vieille nature des femmes257 » est fichée dans leur corps. Ce sont les médecins qui, à l’aube du XIXe siècle, infléchissent la thèse de Poullain de la Barre à partir de deux types d’observations ayant trait à leur constitution corporelle. La « texture musculaire molle », le « squelette vacillant », les « tissus spongieux » d’un côté, l’influence de l’utérus sur l’ensemble du corps de l’autre n’épargnent pas la raison, affectée par les particularités de la féminité258. Les femmes ne sont pas représentées comme un corps sans âme, mais comme un sexe de part en part – ce qui en fait des êtres entièrement dédiés à la maternité. C’est d’ailleurs pourquoi elles ne sont pas confinées dans l’a-moralité du monde naturel, mais intégrées à l’ordre social au sein duquel elles doivent assumer des responsabilités en lien avec la spécificité de leur sexe : leur faiblesse constitutive entraine une restriction de l’exercice de leur raison au domaine des mœurs à l’exclusion des lois, à la sphère pratique à l’exclusion du théorique et au domaine de l’espèce à l’exclusion du genre humain259. Ainsi, on peut dire que le rôle que les femmes doivent tenir en société se trouve dans les traités des médecins philosophes.

argument is that, in patriarcal culture, when women are seen as closer to nature as men, women are inevitably seen as less human than men. », p. 51.

256 Fraisse, Les femmes et leur histoire, op. cit., p. 186. 257 Ibid., p. 191.

258 Yvonne Knibiehler, « Le discours sur la femme : constantes et ruptures », Romantisme, vol 6, n°13-14,

1976, p. 41-55, p. 41.

100

Il importe de noter la spécificité d’une telle démarche – qui ne vaut pas pour les hommes – car en elle se trouve la clef de l’intrication moderne souvent présentée comme indémêlable entre les femmes, leur corps et la nature. Elle repose sur deux présupposés qui président au processus moderne de naturalisation des femmes. La première condition pour croire que les dessins d’anatomie ont un savoir à délivrer sur la place des femmes en société est de pouvoir lire une différence des sexes dans le corps. Or, si le lien entre sexe et corps est antérieur à la modernité, en revanche, malgré les apparences, le dimorphisme sexuel (c’est-à-dire l’idée qu’il y aurait deux sexes) n’est pas évident. C’est à Thomas Laqueur que revient le privilège d’avoir ébranlé une telle certitude260. Il a en effet soutenu la thèse forte que de l’Antiquité au XVIe siècle prévaut chez les médecins la théorie d’un sexe unique : pendant deux mille ans, les corps masculins et féminins n’auraient pas été pensés en termes de différence mais conceptualisés comme fondamentalement similaires. Laqueur a documenté l’idée selon laquelle Hippocrate, Aristote ou Galien conçoivent une introversion des organes génitaux masculins chez les femmes. C’est dire que pour eux, hommes et femmes vont jusqu’à posséder le même appareil génital, que ne différencie que la place qu’il occupe dans le corps. Les femmes, moins parfaites que les hommes, n’ont ni la vigueur ni la chaleur nécessaires pour pouvoir le conserver à l’extérieur de leur tronc. Se conçoit donc une différence de degré entre hommes et femmes, non une différence de nature. À la Renaissance, les premiers anatomistes comme Vésale ou le chirurgien Ambroise Paré, qui se targuent pourtant de dessiner cela-même qu’ils observent, confirment la théorie antique en offrant des planches confondantes à nos yeux, qui s'avèrent incapables de discerner l’organe mâle de l’organe femelle, identifiant un pénis là où le maître a dessiné l’appareil reproducteur féminin261. L’absence de nomenclature spécifique à chacun des deux sexes tend également à confirmer la thèse de Laqueur262. Or, tant que le corps n’est pas le siège d’une différence substantielle entre les sexes, son étude n’est pas pertinente pour dévoiler leur essence

260 Laqueur, La fabrique du sexe : essai sur le corps et le genre en Occident, op. cit.

261 Voir les planches anatomiques de André Vesale tirées de la Fabrica (De humani corporis fabrica, traité

d’anatomie publiée en 1543 à Bâle) que Laqueur présente dans son ouvrage, La fabrique du sexe…, op. cit., notamment la figure 20 (cahier central des illustrations).

262 Evelyne Peyre et Joëlle Wiels, « De la “nature des femmes” et de son incompatibilité avec l’exercice du

pouvoir : le poids des discours scientifiques depuis le XVIIIe siècle », in Eliane Viennot (dir.), La Démocratie “à la

respective. Il ne peut rien nous apprendre quant à la spécificité des femmes – il pourrait tout aussi bien s’agir d’un homme.

Peyre et Wiels, dans un article qui se concentre sur les discours scientifiques en France263, avancent qu’à la fin du XVIe siècle cette conception traditionnelle (telle que dépeinte par Laqueur) commence à se fissurer en raison de l’image négative du corps féminin qu’elle véhicule et contre laquelle les médecins s’élèvent : comment la nature, c’est-à-dire Dieu, pourrait-elle créer quelque chose d’imparfait ? L’introduction de la spécificité du corps féminin dans le corpus médical, qui se traduira par l’importance accordée à la « matrice », poursuivait donc des fins opposées aux suites qu’engendrera cette mise en lumière, puisqu’elle conduira assez directement à réduire les femmes à une fonction maternelle. Mais ce n’est véritablement que dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle que s’impose la notion de « nature féminine » et que la théorie du sexe unique laisse définitivement la place à celle d’une incommensurabilité des sexes264. Dès lors, le discours médical s’emploie à conceptualiser le corps féminin comme l’Autre. Oudshoorn soutient :

« La tradition, établie depuis longtemps, qui privilégiait les similitudes corporelles sur les différences a commencé à être fortement critiquée. Au milieu du XVIIIe siècle, les anatomistes se sont de plus en

plus concentrés sur les différences corporelles entre les sexes et ont affirmé que le sexe ne se limitait pas aux organes de reproduction. Dans la physiologie cellulaire du XIXe siècle, le regard médical s'est

déplacé des os vers les cellules. Vers la fin du XIXe siècle, les scientifiques médicaux avaient étendu la

sexuation à toutes parties imaginables du corpsos, vaisseaux sanguins, cellules, cheveux et cerveaux265. »

Entérinant une différence de nature entre mâles et femelles, le corps est devenu l’entité à déchiffrer pour révéler la différence des sexes.

263 Peyre et Wiels, « De la “nature des femmes” et de son incompatibilité avec l’exercice du pouvoir… », op.

cit.

264 Outre Laqueur, La fabrique du sexe…, op. cit., voir Knibiehler, « Les médecins et la “nature féminine”

au temps du Code civil », op. cit. ; Knibiehler, « Le discours sur la femme : constantes et ruptures », op. cit. ; Hoffmann, « L'héritage des lumières : mythes et modèles de la féminité au XVIIIe siècle », op. cit. ; Michaud,

« Science, droit, religion : trois contes sur les deux natures », op. cit. ; voir aussi l'analyse passionnante de Londa Schiebinger sur les études portant sur le squelette, les os et les crânes aux XVIIIe et XIXe siècles : « Skeletons in the

Closet: The First Illustrations of the Female Skeleton in Eighteenth-Century Anatomy», Representations, n° 14, 1986, p. 42-82.

265 Nelly Oudshoorn, « Au sujet des corps, des techniques et des féminismes », dans Gardey et Löwy (dir.)

102

Mais cela ne suffit pas pour établir les femmes comme une catégorie naturelle. Cela n’est possible que parce que le dimorphisme sexuel qui s’impose comme un dogme est en outre biaisé. Bien qu’ils posent que la vérité des sexes repose dans le corps, les médecins ne s’enquièrent que de l’un des deux corps : l’émergence de la bicatégorisation des sexes passe par la détermination d’attributs corporels spécifiques aux femmes. Roussel, Virey et Moreau de la Sarthe s’accordent dans la fabrication d’un naturel féminin strictement procréateur et qui gouverne tout le corps, et se font experts de la « nature féminine » – quand nul ne s’intéresse à faire le tour de la « nature masculine ». Or c’est justement par le truchement des observations obsessionnelles dont leur corps fait l’objet aux XVIIIe et XIXe siècles que les femmes finissent par être perçues comme plus naturelles que les hommes. Comme le demande Schiebinger, « Pourquoi […] les anatomistes et les anthropologues privilégiaient-ils les corps masculins quand ils étudiaient la race et les corps Européens quand ils examinaient le sexe266 ? » Le résultat de cette manière de conduire l’enquête est que les hommes blancs échappent à une spécification naturaliste ; les Africains et les femmes européennes, seul-es, y sont soumis-es et leurs corps acquièrent le statut d’objets naturels. L’identification de ces dernières comme une entité naturelle particulière entraînera même au tournant du XIXe siècle l’apparition d’une branche spécifique de la médecine qui leur est consacrée, la « science des femmes », la gynécologie267. Cette dissymétrie entre un corps féminin scruté dans ses moindres détails par les hérauts des sciences médicales modernes et un corps masculin non problématisé en tant que tel, non soumis à l’œil inquisiteur des scientifiques et laissé au confort de la normalité est la forme moderne que prend la naturalisation catégorielle des femmes européennes.