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C’est par le truchement du corps que se réalisera le processus de naturalisation spécifique qui saisit les femmes aux XVIIIe et XIXe siècles. Il faut toutefois discerner deux tendances dans l’appréhension des corps vivants, qui s’enchâssent l’une dans l’autre. Une première ligne d’approche tient le corps humain pour le pendant intérieur de la nature mécanisée et identifie ce dernier comme la nature en nous. Posé dans sa matérialité, réduit à son étendue, le corps, substance hétérogène à la pensée, enchaînement de causes et d’effets manipulé par la volonté de Dieu, est une machine qui obéit aux lois universelles et nécessaires d’une nature mécanisée, une fois l’impulsion de vie donnée227. Procédant des postulats cartésiens et de la scission moderne

224 Fraisse et Perrot remarquent dans leur introduction qu’avec les utopies socialistes d’une part, les théories

évolutionnistes de l’autre, on observe « l’apparition d’une histoire de l’humanité », mesurable au fait qu’elle acquiert une origine, un passé, un avenir. Voir Geneviève Fraisse, Michelle Perrot (dir.), Le XIXe siècle, T. 4, dans Georges

Duby, Michelle Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident, Paris, Plon, 1991, p. 14.

225 Pourtant, nous allons le voir, la séquence « état de nature – contrat social – société civile/État »,

emblématique des théories politiques des XVIIe et XVIIIe siècles, n'est pas si évidente. Bien que le droit naturel moderne puisse être lu comme le prérequis d'un processus destructeur du premier enchaînement qui devrait conduire à un certain relativisme juridique (ou à un rationalisme juridique), l'attachement qui le lie à la nature humaine comme valeur de référence est sujet à conflit.

226 C. et R. Larrère, Du bon usage de la nature…, op. cit., p. 96. La modernité peut encore se définir par son

humanisme individualiste, qui suppose, comme l’écrit Bruno Latour, « la naissance conjointe de la « non-humanité », celle des choses, ou des objets, ou des bêtes, et celle, non moins étrange, d’un Dieu barré, hors jeu. », Nous n’avons

jamais été modernes, op. cit., p. 23.

distribuant la légalité naturelle d’un côté, la liberté de l’autre, un tel corps devient « le lieu par excellence du statisme ontologique (essentialisme, substantialisme, déterminisme) par opposition au changement attribué aux constructions sociales et politiques228. » Dans ces conditions où le corps moderne véhicule une contrainte à la permanence, on comprend bien la méfiance contemporaine des féministes à l’égard du corps, de la nature (moderne), de la matière, autant d’obstacles et d’éléments antithétiques à leurs projets de transformation sociale.

À certains égards, la pensée médicale renforce d’ailleurs la pensée philosophique sur ce point concernant son intérêt pour un corps-objet identifié à une constitution physique qui relève des lois de la nature. L’ancienne médecine hippocratique prenant le corps pour un microcosme reflétant le monde, à savoir le macrocosme, est supplantée par une médecine moderne à la fin du XVIIIe siècle229, pour laquelle la dissection tient une place primordiale. À la suite de la découverte du Nouveau Monde qui rend compte de la diversité des « races » humaines et excite la curiosité naturaliste pour la variabilité des formes vivantes, fussent-elles aussi bien humaines230, l’Histoire naturelle de l’homme231 de Buffon autorise à se pencher sur le corps humain comme un

objet d’observation et d’expérience plutôt qu’à l’envisager comme la manifestation d’une essence. Dès lors, le fonctionnement des corps en vient à être recherché en leur sein. Excluant toute intervention divine ou cause extérieure dans l’explication de leur être, les observations sont consignées dans des planches anatomiques et les examens fouillent l’épaisseur des corps, ses tissus, ses organes, aboutissant à l’émergence d’une nouvelle méthode médicale que marque l’apparition du « regard clinique232 », lequel bénéficie aussi de la réorganisation des hôpitaux.

C’est ainsi que, comme le note Guillaumin, l’idée moderne de nature introduit un déterminisme qui reprend à son compte, pour le renforcer, les prescriptions de l’ancien finalisme (qui n’aurait donc pas disparu mais se serait transformé). Guillaumin avance que la cause finale a pris la forme d’un « déterminisme interne », « endogène ». Ce sont « l’instinct, le sang, la chimie,

228 Maria Puig De La Bellacasa, Think we must. Politiques féministes et construction des savoirs, op. cit.,

p. 100.

229 Christine Détrez, La construction sociale du corps, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 44-47.

230 Yvonne Knibiehler, « Les médecins et la « nature féminine » au temps du Code civil », op. cit., p. 824-

825.

231 Georges-Louis Leclerc de Buffon et Louis-Jean-Marie Daubenton, « Histoire naturelle de l'homme »,

dans Histoire naturelle générale et particulière, avec la description du cabinet du roy, tome 2, La Haye, Pierre de Hondt, 1750, p. 157-228 ; tome 3.

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le corps, etc. non d’un seul individu, mais d’une classe dans son ensemble » qui sont jugés déterminants dans l’explication des comportements humains, indépendamment de toute condition concrète de leur réalisation, suivant l’idée que « le statut d’un groupe humain […] est programmé de l’intérieur de la matière vivante »233. Toutefois, plutôt que d’invoquer la reconduction d’un soubassement finaliste pour expliquer cette caractéristique endogène du naturalisme moderne que pointe Guillaumin, il faut plutôt voir dans cette « programmation interne » la trace d’une nature rarement reconnue à l’œuvre dans la modernité et que repèrent C. et R. Larrère. Il s’agit d’une nature qui, en dépit de son élision moderne, ne peut pourtant pas ne pas exister et se retrouve justement chez les naturalistes qui étudient le vivant234. Le vivant a en effet ceci de spécifique que, contrairement à la matière inerte, la tension qui l’anime et organise un corps, la transmission de la forme qui le caractérise ou encore l’écart qu’il entretient vis-à-vis de son milieu extérieur pour vivre échappent au modèle mécaniste235.

Les Larrère notent que la modernité se résume souvent à la natura naturata, la nature créée, artefact dénué de finalité, dont seule l’extériorité de la matière se peut connaître, à partir de la reproduction expérimentale de sa composition, ses agencements. Mais, quand il s’agit de se pencher sur la matière vivante, l’idée de sa seule production artificielle achoppe236. Non seulement il semble bien qu’une natura naturans, une nature-processus, excède la natura naturata, mais il semble aussi qu’on ne puisse imaginer nulle natura naturata sans natura naturans, sans quelque chose qui doive exister, pour pouvoir continuer d’exister ou être reproduit – la modernité elle-même n’en fait pas l’économie, et le nier revient à créditer l’idée d’une création ex-nihilo. L’examen de la natura naturans renvoie ainsi à une seconde approche des corps vivants, qui se heurte à la réduction de la nature à un artifice reproductible à l’envie (natura naturata). Cette tension traverse à l’époque tout particulièrement les évolutions de la médecine et des études naturalistes.

233 Guillaumin, « Pratique du pouvoir et idée de Nature », dans Sexe, race et pratique du pouvoir…, op. cit.,

p. 13-82, p. 56-57.

234 C. et R. Larrère, Du bon usage de la nature…, op. cit., p. 61-81. 235 Ibid., p. 71-81.

236 Il faut cependant noter que depuis les années 2000, la biologie de synthèse tente de réaliser cet exploit

qui consiste à fabriquer du vivant. Voir Bernadette Bensaude-Vincent et Dorothée Benoit-Browaeys, Fabriquer la

Le débat s’est en fait déplacé depuis l’Antiquité, selon les Larrère. Le finalisme ne s’oppose plus fondamentalement au mécanisme, qu’il peut même corroborer en venant garantir de l’extérieur la régularité des lois mécaniques contre leur dégradation en chaos, comme chez Descartes. Interne au mécanisme, l’opposition se construit entre la thèse d’une natura naturata, une nécessité naturelle imprimée et soutenue de l’extérieur par un Dieu, animé lui-même d’une finalité dont nous ne pouvons rien savoir et qui devient secondaire du point de vue de la connaissance de la nature, et une natura naturans, une nature se produisant elle-même, procédant de lois ou de principes qui lui sont intrinsèques. Cette dernière option est exemplairement celle de Spinoza. Dans ces conditions, notent les auteur·e·s, « [o]n est passé d’une contingence radicale [suspendue au bon vouloir divin] à une nécessité absolue, d’une précarité de tous les instants à une stabilité éternelle237. » L’internalisation de la nécessité, qui permet de penser l’épaisseur de la matière, sa constitution, à la différence de ce que donne à connaître une matière dépouillée de toute consistance, renvoie à un processus à l’œuvre (par opposition à un processus initié). Mais ce processus n’est pas finalisé. C’est une causalité efficiente qui est internalisée, et non une causalité finale. Le processus naturel ne résulte que de lui-même, car il est principe actif. La nature s’autoproduit de manière nécessaire, mais sans visée. L’abandon du finalisme n’implique pas pour autant une atténuation du degré de nécessité à l’œuvre dans la nature qui, en l’occurrence, est très élevé dans la mesure où l’existence sature la puissance. « Tout ce qui peut être est238 », même si tout ce qui est ne perdure pas. Nous avons déjà mentionné plus haut les propos de Michel Kail qui défend également l’idée d’une nécessité interne au naturalisme moderne en l’absence de finalité. Dans ces conditions, la conception d’ « une origine viscérale ou programmée des conduites humaines », pour reprendre les termes de Guillaumin, ne dérive pas d’un finalisme239 ou d’un plan préétabli, mais de la régularité de « lois invariables et nécessaires » héritées d’une conception newtonnienne, qui délimitent un champ des possibles à

237 C. et R. Larrère, Du bon usage de la nature…, op. cit., p. 69. 238 Ibid., p. 78.

239 Alors que c’est encore le cas chez les physiologistes animistes dans la deuxième moitié du 18è siècle en

France. Voir Paul Hoffmann, « L'héritage des Lumières : mythes et modèles de la féminité au XVIIIe siècle »,

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l’intérieur d’un mécanisme rigoureux240. Au XVIIIe siècle avec l’Histoire naturelle de Buffon, une telle conception est prescriptive dans un sens qui diverge du finalisme : elle n’arrime pas les individus à un destin ou un futur préétabli mais doit se comprendre comme un processus interne qui forme et détermine les êtres naturels. Au XIXe siècle seulement, avec Darwin, une telle détermination s’apparente au poids du passé et prend la forme de l’héritage d’une histoire (naturelle) qui impose aux vivants, pour persévérer dans l’être, des orientations biologiques, des fonctions, une physiologie, un métabolisme, un environnement, etc., et de manière concomitante leur en interdit d’autres.

Or, c’est un tel corps saturé de nécessité et bientôt aspiré dans la spirale scientiste du XIXe siècle qui va être construit comme le siège de la différence des sexes, à un moment où les études naturelles prennent la forme d’une véritable science de la vie (puisque le terme de biologie apparaît en 1802241, mais surtout du fait que Lamarck lève le caractère irréductible du vivant en établissant qu’il est composé d’éléments physico-chimiques242) et tandis qu’en outre, la médecine moderne ne tardera pas à devenir expérimentale avec Claude Bernard243. L’époque est donc à l’objectivation des corps en connaissances biologiques. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que la sociologie se construit en imitant la biologie, qui représente un modèle de science rigoureuse ayant construit son objet propre et incite à importer de nombreuses métaphores organicistes, tout en délaissant cependant le corps comme pure donnée qui ne relève pas de son champ244. Comme le souligne Christine Detrez, l’intégration du corps humain dans le périmètre des sciences humaines au XXe siècle devra donc s’affranchir d’un héritage à double facette : la mainmise de la biologie sur son étude et son exclusion initiale des sciences sociales245. Mais

240 Cela vaut y compris dans le domaine des sciences de la vie, qui se réfèrent à un « mécanisme

épigénétique », autrement dit complexe, capable d’intégrer l’action des causes locales. Voir l’analyse des travaux de Buffon pour le refus du finalisme dans l’étude du vivant des Larrère dans Du bon usage de la nature…, op. cit., p. 76-81.

241 Jean Baptise Lamarck en France et Gottfreid Reinhold Treviranus ainsi que Lorenz Oken en Allemagne

proposèrent le terme de biologie la même année. Mentionné par Nikolas Rose, The Politics of Life Itself.

Biomedicine, Power and Subjectivity in The Twenty-First Century, Princeton et Oxford, Princeton University Press,

2007, note 2, p. 42.

242 C. et R. Larrère, Du bon usage de la nature…, op. cit., p. 80.

243 Mentionné par Détrez, La construction sociale du corps, op. cit., p. 47.

244 Nikolas Rose, « The Human Sciences in a Biological Age », Institute for Culture and Society Occasional

Paper Series, vol. 3, n° 1, 2012, p. 1-24, p. 5-8.

auparavant, dans les conditions du savoir des XVIIIe et XIXe siècle, la vérité qui gît dans les corps exerce une emprise sur les imaginations et dans les pratiques à nulle autre pareille. Et c’est sur une telle toile de fond moderne que l’affirmation d’un lien spécifique des femmes au domaine de la nature, sous l’angle double de la catégorisation et de la conceptualisation du sexe, se révèlera particulièrement lourde de conséquences.