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Mathieu, qui a beaucoup œuvré à la critique épistémologique du naturalisme imprégnant l’idéologie du sexe en sciences sociales194, distingue deux aspects dans l’appréhension du sexe, à savoir la « conceptualisation du sexe » et la « catégorisation des sexes ». Or chacun d’eux peut mobiliser la « nature » à un niveau différent qu’il faut bien distinguer. La « conceptualisation du sexe » a trait à la question de savoir « quel rapport [on] établit [...] entre le biologique et le social195 » dans l’élaboration des identités sexuées. À un tel niveau, caractériser de naturelles les différences constatées et les inégalités entre femmes et hommes ruine tout projet politique de changement puisque cela renvoie tantôt à l’ordre du monde, tantôt à une constante anthropologique, dans tous les cas à une sphère transcendante sur laquelle nous n’avons pas prise.

193 Les thèses de Ortner sont en particulier soumises à l'examen dans un recueil dirigé par deux

anthropologues femmes : Marilyn Strathern et Carol P. MacCormack (dir.), Nature, Culture, and Gender, Cambridge, Cambridge University Press, 1980.

194 En France, Colette Guillaumin a également beaucoup travaillé au plan épistémologique la question du

naturalisme et « l’idée de Nature ». Voir en particulier Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de Nature, op. cit.

195 Mathieu nomme le premier aspect « catégorisation des sexes » et le second « conceptualisation du sexe ».

Il s’agit d’une vision réifiée des sexes, qui les extrait, l’un comme l’autre, de la société qui les produit, et les pense en termes immuables de contenus, d’attributs, de modèles séparés au symbolisme propre196. On retrouve là le cadre sous-jacent de l’expression « problème de femmes » que nous avons déjà mentionnée, laissant croire que les difficultés émaneraient d’une essence féminine, d’une structuration interne et préexistante, solipsiste et défaillante, d’avant l’histoire, et non d’un contexte social déterminé ou de rapports spécifiques entre les sexes.

La « catégorisation des sexes » désigne quant à elle la définition de ce qu’est un homme ou une femme. À ce niveau-ci, la référence à la nature ne concerne pas tous les sexes : quand elle advient, elle vise à spécifier les qualités du sexe féminin, réputé plus proche de la nature (en vertu, nous le disions, de « certains éléments de sa situation physique, sociale et psychologique197 »), que son homologue masculin. La « naturalité » serait donc réservée aux femmes. Catherine Fouquet remarque que :

« Pour l’ensemble des hommes qui écrivent l’histoire, jusqu’à une date toute récente, la condition féminine ressortit de cette part de l’histoire qu’ils voudraient immobile : de même que la terre est ronde, les femmes œuvrent au service de l’espèce. Les fonctions féminines traversent les sociétés sans changement apparent. Une expression familière nous le rappelle : la fille de joie exerce « le plus vieux métier du monde ». À l’opposé, mais toujours assignée à ce rôle par son corps, figure « notre mère a tous ». De mère en fille depuis la nuit des temps, dans le sang, la douleur et la mort également inscrites dans leur destin, les femmes accouchent le monde. Le monde des hommes, celui qui leur appartient, à eux. Celui qu’ils dominent. Les hommes sont du côté de l’esprit, du pouvoir, de la guerre, de l’histoire. Les femmes mettent au monde guerriers et travailleurs, les nourrissent, réparent leurs forces et fournissent à leurs plaisirs. Combien rassurantes images : ainsi, du coté des femmes, l’immobilisme et la tradition qui réconfortent ; par le retour constant de leur cycle, les femmes rythment un temps régulier où s’inscrivent sans surprise, inéluctablement, la vie et la mort. De mère en fille, le cycle de la nature s’accomplit. Comment aurait-il une histoire198 ? »

Or, outre le fait que de toutes les façons, enfanter, allaiter, élever des enfants, travailler au logis, se parer, séduire, faire l’amour, sont des actes qui ont leur propre histoire, se pose le problème du double standard.

196 Mathieu, « Homme-culture et femme-nature? », dans L’anatomie politique, op. cit., p. 50. 197 Mathieu, « Les sexes et la “nature” chez les ethnologues et les ethnologisés », op. cit., p. 112.

198 Fouquet, « Le détour obligé ou l’Histoire des femmes passe-t-elle par celle de leur corps ? », op. cit.,

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Mathieu a dénoncé la contradiction méthodologique dans les sciences sociales qu’entraîne une telle catégorisation des sexes car cela conduit à recourir à « deux systèmes d’explication pour les deux termes d’un même phénomène199 ». En ce qui concerne les femmes, leurs rôles, leurs représentations, leurs positions, leurs capitaux, leurs aspirations sont interprétés en termes de différence des sexes, rabattus in fine sur la spécificité de leur contribution biologique à la reproduction de la vie, déterminant ultime de tous les aspects de leur existence ; concernant les hommes, ces mêmes faits sont interprétés en termes sociaux. Par exemple la carrière « réussie » d’un homme s’expliquera par son origine sociale, sa formation et ses talents, alors que celle d’une femme sera souvent mesurée aux renoncements consentis aux « obligations de son sexe »200. Colette Guillaumin, autre chercheuse de référence en France sur la question du naturalisme dans les sciences sociales et dans la théorie féministe, avance dans le même sens le titre suivant : « Tous les humains sont naturels mais certains sont plus naturels que d’autres201. » Et elle explique que « les socialement dominants se considèrent comme dominant la Nature elle-même, ce qui n’est évidemment pas à leurs yeux le cas des dominés qui, justement, ne sont que les éléments préprogrammés de cette Nature202 ». L’idée d’un éternel féminin provient directement d’une telle catégorisation rapportant le sexe féminin à une nature. Ajoutons qu’à l’angle mort qui retranche les femmes de la sphère de l’histoire et avec lequel se débattent les féministes a longtemps fait écho le point aveugle inverse pour les hommes et les dominant·e·s de manière générale, à savoir leur appartenance à la sphère de la nature.

À la lumière de ces deux sortes de naturalisation, en quoi peut-on affirmer que le XIXe siècle représente une acmé naturaliste dont les effets se font encore sentir aujourd’hui ? Force est de constater que la spécificité que revêtent les coordonnées naturelles des femmes à partir de la

199 Voir note suivante pour la référence.

200 Voir par exemple dans Mathieu, L’anatomie politique, op.cit., p. 107-113, la section « Naturalisme et

biologisme. Le traitement conceptuel et méthodologique différentiel des sexes », et plus généralement la première partie de l’ouvrage intitulée « Le sexe, évidence fétiche ou concept sociologique? », p. 17-131. Mathieu montre que cette distinction entraîne une contradiction méthodologique dans les sciences sociales (pour faire un ex cursus au XXème siècle) car cela les conduit à recourir à « deux systèmes d’explication pour les deux termes d’un même

phénomène ». Par exemple la maternité serait biologique, quand la paternité serait symbolique (Mathieu revient sur ce lieu commun en sciences sociales dans « Paternité biologique, maternité sociale », p. 63-73).

201 Guillaumin, « Pratique de pouvoir et idée de Nature », dans Sexe, race et pratique de pouvoir…, op. cit.,

p. 13-82, p. 61.

fin du XVIIIe siècle et qu’il importe de noter ne concerne pas une catégorisation des sexes s’employant à caractériser les femmes comme nourricières ou à mettre en avant la collusion entre leurs fonctions corporelles dans la génération et des traits de caractère, voire des qualités morales ou intellectuelles : l’idée selon laquelle les femmes, dans tout leur être, sont davantage enracinées dans l’immanence du donné et les cycles de la vie que les autres sexes, et en particulier les hommes, n’est pas nouvelle, malgré des différences incommensurables d’une société à une autre (tant du point de vue du nombre de sexes répertoriés, de leur stabilité ou non au cours d’une vie, que du principe de distinction qui en fait ou bien des espèces différentes ou bien de simples variations d’une commune essence203). La formule « tota mulier in utero », qui rabat la femme à une pure fonction de reproduction de l’espèce, nous provient d’Hippocrate204. Au XIIe siècle Orderic Vital dans son Histoire ecclésiastique ne parle des femmes, dans la même veine, que pour évoquer leur fertilité ou leur stérilité, ou encore leur beauté qui les aide à pervertir les hommes : il peut fort logiquement à l’aune d’un tel tableau les caractériser de « poulinières205 ».

La particularité du XIXe siècle ne concerne pas plus le fait de juger naturelles les caractéristiques respectives des sexes206. Pythagore, déjà, avance qu’ « [i]l y a un principe bon qui a créé l’ordre, la lumière et l’homme et un principe mauvais qui a créé le chaos, les ténèbres et la femme207 ». Aristote, pour sa part, soutient que « [n]ous devons considérer le caractère des femmes comme souffrant d’une défectuosité naturelle208 ». Et loin d’être les seuls, les exemples

203 Thomas Laqueur a soutenu la thèse d’ « un modèle unisexe » qui aurait prévalu de l’Antiquité à la fin du

XVIIIè siècle (voir La fabrique du sexe : essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992 (1990)). Quoique son propos ainsi que sa périodisation aient largement été discutés, son affirmation a le mérite d’ébranler la croyance en l’évidence de la bicatégorisation des sexes et de mettre en évidence le caractère historique des concepts biologiques de sexe. À l’inverse de la réduction que Laqueur proposait, chez les Indiens d’Amérique du Nord, on connaît les berdaches, hommes-femmes ou femmes hommes (voir Pierrette Paule Désy, « L'homme-femme. (Les berdaches en Amérique du Nord) », Libre — politique, anthropologie, philosophie, Paris, Payot 1978, n° 78-3, p. 57- 102 et Bernard Saladin D’Anglure qui parle d’un « troisième sexe social » chez les Inuits : « Le “troisième sexe” »,

La Recherche, n° 245, juillet-août 1992, p. 836-844).

204 Yvonne Knibiehler, « Les médecins et la “nature féminine” au temps du Code civil », Annales. Histoire,

Sciences Sociales, vol. 31, n° 4, juillet 1976, p. 824–845, p. 829.

205 Fouquet, « Le détour obligé ou l'Histoire des femmes passe-t-elle par celle de leur corps ? », op. cit.,

p. 73.

206 Ibid., p. 76-77 : « Sans doute les rôles masculins présentent-ils des aspects tout aussi stéréotypés que les

rôles féminins. Il existe une vocation “naturelle” traditionnelle qui assigne à l'homme certaines fonctions. Par conséquent, l'un comme l'autre peuvent prendre place dans un tableau figé, tendant vers l'immobilité, de la nature

humaine. »

207 Cité par Simone de Beauvoir, en épigraphe au premier volume. Voir Le deuxième sexe, op. cit., tome 1. 208 Ibid., p. 15.

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de naturalisation de la subordination des femmes ne manqueraient pas. L’« évidence », qu’elle soit cosmique ou biologique, semble épuiser la différence des sexes, qui ne requiert dès lors aucune explication puisqu’en tant que fait de nature elle est simplement là209. On peut, au mieux, en décrire les contours et en spécifier les caractéristiques – pour constater l’infériorité des femmes, enlisées dans des préoccupations subalternes, vis-à-vis des hommes, s’affairant aux tâches les plus nobles. La naturalisation des classes de sexe, c’est-à-dire des groupes hommes et femmes, a été au cours de l’histoire humaine le vecteur majeur de légitimation de la position subordonnée des femmes210.

Le dispositif de savoir et de pouvoir qui se met en place au XIXe siècle concernant le sexe est spécifique, comme nous voulons le montrer, non pas parce qu’il inventerait la procédure naturaliste, qu’il reconduit sous ses deux aspects (catégorisation et conceptualisation des sexes), mais de par le sens radical que revêt une telle procédure s’inspirant du concept moderne de nature d’une part, dans un cadre renouvelé du statut du savoir scientifique d’autre part, et tandis que le contexte politique est régressif vis-à-vis des femmes. C’est à l’aune de telles coordonnées que le corps en viendra à constituer un véritable nœud gordien pour la réflexion féministe, que les interventions technologiques et biomédicales d’aujourd’hui, à leur manière, promettent de pouvoir trancher.