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Englobant l’assimilation des femmes à leur corps analysée dans le chapitre précédent, l’association des femmes à la nature est un autre lieu commun formidablement vivace dans nos sociétés. Historiquement assignées au domaine naturel, les femmes sont encore régulièrement représentées ou pensées comme des « énigmes de la nature » plutôt que comme des actrices

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« prenant part à l’énigme [commune] du devenir »184. De telles représentations ont biaisé les analyses des ethnologues (au moins jusque dans les années 1970) qui, aveuglés par cette idée reçue tellement prégnante, projettent cette dichotomie sur les ethnologisé.e.s et écartent de leurs analyses tout ce qui concourt à l’assimilation des femmes au terme valorisé de la distinction, la culture, ainsi qu’en rendait compte Nicole-Claude Mathieu dans son article « Homme-culture et femme-nature ?185 ». Plus récemment, en 2009, alors que les techniques de procréation artificielle autorisent de nouvelles fictions de filiation, en particulier pour les femmes186, des voix se sont élevées lors des auditions d’experts en vue de la révision des lois bioéthiques pour réaffirmer une conception traditionnaliste de la famille, qui fait dériver le statut maternel d’un acte naturel (serait mère la femme qui accouche), et le statut paternel d’un acte culturel (serait père le mari de la mère)187, quand bien même filiations maternelle et paternelle sont des catégories juridiques qui, en tant que telles, reposent sur la volonté humaine188. Mais les catégories occidentales n’en finissent pas de véhiculer la polarité d’une naturalité des femmes et d’une culturalité des hommes.

C’est aussi un stéréotype qui semble déborder le cadre du monde occidental, au point où la question a été posée de savoir s’il s’agissait d’une constante anthropologique. L’anthropologue Sherry Ortner répondait par l’affirmative dans un article qui a fait date189, avançant que c’est justement parce que toutes les cultures interprètent « la femme » comme plus proche de la nature que « les hommes », qu’il en résulte un statut secondaire et une dévalorisation des femmes, que l'auteure pense universelles. Car, continue-t-elle, il est un autre universel de la condition humaine : le processus de socialisation de la nature entraîne la valorisation systématique de la « culture » au détriment des données du monde et de la vie – de la « nature ». C’est pourquoi

184 Geneviève Fraisse, Les femmes et leur histoire, Paris, Gallimard, 1998, p. 33.

185 Nicole-Claude Mathieu, « Homme-culture et femme-nature? », L’Homme XIII (3), juil-sept 1973,

p. 101-113. Réédité dans L’anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, op. cit., p. 43-61. La pagination que nous employons correspond à cette dernière.

186 Au moyen des NTR, pour la première fois dans l’histoire (mythologie et commerce entre Dieux, Déesses,

demi-Dieux, démons et humain-es mis-à-part) la gestation et l'accouchement n'indiquent pas l’hérédité maternelle biologique, c'est-à-dire la provenance de l'ovule.

187 C’est la position du psychanalyste Christian Flavigny. Voir le Rapport de la mission d'information sur la

révision des lois de bioéthique, 2010, président Alain Claeys, rapporteur Jean Leonetti, p. 52. Daniel Borrillo

commente son intervention dans Bioéthique, Paris, Dalloz, 2011, p. 89.

188 Marcela Iacub, L’empire du ventre. Pour une autre histoire de la maternité, Paris, Fayard, 2004. 189 Sherry B. Ortner, « Is Female to Male as Nature to Culture? », Feminist Studies, vol. 1, n°2, 1972, p. 5-

l’analogie homme/femme – culture/nature exprime un rapport de domination des hommes sur les femmes. À l’appui de sa thèse, comme le souligne Mathieu190, elle donne trois types de schématisation que les sociétés élaborent à partir des fonctions reproductives communes aux femmes. La reproduction de l’espèce d’abord, qui mobilise davantage le corps des femmes que celui des hommes, entraîne leur subsomption sous la catégorie du naturel. Ensuite les rôles sociaux induits par l’allaitement sont vus comme éloignant les femmes de la participation à la culture, parce que cette tâche les confine auprès des enfants, êtres sauvages à éduquer, ainsi qu’à l’espace domestique, régi par des préoccupations particularistes et non conçues comme universelles. Enfin les rôles traditionnels et la socialisation des femmes leur procureraient une structure psychique étrangère aux médiatisations et une personnalité tournée au contraire vers le concret, les relations immédiates, le donné, l’immanence191. Comme le rappelle Mathieu dans sa lecture de Ortner : « Ortner insiste sur le fait que tous ces schémas sont des constructions culturelles : la femme n’est pas « en réalité » plus proche (ni plus éloignée) de la nature que l’homme. Mais certains éléments de sa situation physique, sociale et psychologique la font considérer ainsi192. » Ortner note d’ailleurs elle-même que pour chacun de ces trois niveaux, des éléments vont dans le sens inverse et témoignent d’une affinité spécifique des femmes avec la culture. Ainsi en est-il des fonctions très souvent données aux femmes de première socialisation auprès des enfants et de la cuisine, qui consistent à transformer des « matériaux bruts » en produits culturels ; ces faits sont néanmoins systématiquement laissés de côté dans les interprétations.

Cet article n’a pas fait l’unanimité. Certes, la discrimination à l’endroit des femmes est un phénomène largement transculturel et très ancien, telle ne fut pas la question. Mais la thèse de Ortner a été réfutée au motif que la conception selon laquelle la culture domine la nature n’est pas universelle, et qu’en outre la distinction entre ces deux sphères n’est pas non plus toujours tranchée comme chez nous, de sorte que l’association femme-nature et homme-culture envisagée

190 Nicole-Claude Mathieu, « Les sexes et la “nature” chez les ethnologues et les ethnologisés », dans

Delphine Gardey et Ilana Löwy (dir.), L’invention du naturel. Les sciences et la fabrication du féminin et du

masculin, Paris, éditions des archives contemporaines, 2000, p. 109-124.

191 Nancy Chodorow, « Family Structure and Feminine Personality », dans Michelle Z. Rosaldo et Louise

Lamphere (dir.), Woman, Culture and Society, Stanford University Press, 1974, p. 43-66, citée par Mathieu, « Les sexes et la “nature” chez les ethnologues et les ethnologisés », op. cit., p. 111.

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par Ortner ne fonctionne pas dans toutes les sociétés193. Pour notre part, nous retiendrons de ce débat l’argument de la contingence : malgré la force et les racines profondes que possède l’analogie femme – nature dans la tradition de pensée occidentale, une telle analogie n’a pas été fixe non plus dans nos sociétés. Elle varie avec la conception de la nature. Ainsi, si les difficultés que rencontrent les féministes à théoriser le corps proviennent de l’assimilation de ce dernier au domaine naturel, ce que recouvre un tel corps « naturel » et ce qu’implique la naturalisation des femmes qu’il véhicule est spécifique. L’équation idéologique qui identifie les femmes à la nature par la voix du corps et à laquelle les féministes de la seconde et troisième vagues furent confrontées est culturellement et historiquement située : elle s’impose au tournant du XVIIIe siècle en Occident, animée d’une charge politique particulièrement virulente au XIXe siècle en France. La confiscation du corps par le répertoire naturel qui fait obstacle à une appréhension critique du corporel doit se comprendre à l’aune du naturalisme moderne et c’est à la caractérisation de cette conception particulière que ce chapitre est consacré.