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Corps, genre et nouvelles technologies biomédicales : reconfigurations antinaturalistes au sein des théories féministes

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Academic year: 2021

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HAL Id: tel-01315700

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Submitted on 13 May 2016

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Corps, genre et nouvelles technologies biomédicales :

reconfigurations antinaturalistes au sein des théories

féministes

Claire Grino

To cite this version:

Claire Grino. Corps, genre et nouvelles technologies biomédicales : reconfigurations antinaturalistes au sein des théories féministes. Philosophie. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I; Université Laval (Québec, Canada), 2015. Français. �NNT : 2015PA010523�. �tel-01315700�

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UNIVERSITÉ PARIS I – PANTHÉON-SORBONNE

ÉCOLEDOCTORALEDEPHILOSOPHIE

UNIVERSITÉ LAVAL

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE

Thèse en cotutelle

pour l’obtention du grade de docteure de l’Université Paris 1 Philosophiæ doctor (Ph.D.) de l’Université Laval

Présentée et soutenue publiquement par :

Claire Grino

CORPS, GENRE ET NOUVELLES TECHNOLOGIES

BIOMÉDICALES :

RECONFIGURATIONS ANTINATURALISTES AU SEIN DES

THÉORIES FÉMINISTES

Directrices de thèse :

Mme Catherine LARRERE, Professeure émérite à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Mme Marie-Hélène PARIZEAU, Professeure à l'Université Laval

Composition du jury :

Mme Bernadette BENSAUDE-VINCENT,Professeure à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Mme Marie GAILLE, Directrice de recherches au CNRS, SPHERE-Université Paris Diderot

Mme Delphine GARDEY, Professeure ordinaire à l'Université de Genève

Mme Cynthia KRAUS, Maître d'enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne

Date de soutenance : le 9 novembre 2015

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Remerciements

Mes remerciements vont tout d’abord à mes directrices, Marie-Hélène Parizeau et Catherine Larrère, pour leur soutien généreux et indéfectible tout au long de ce parcours. Je leur dis ma profonde reconnaissance, notamment pour m’avoir suivie au moment où mon travail se réorientait radicalement.

Entamée au Québec, cette recherche a tout d’abord bénéficié de nombreux échanges dans le cadre du Groupe de Recherche en Éthique Médicale et Environnementale de l’Université Laval. Les discussions avec Razvan, Louis-Étienne, Farid, Mathieu, Chantale ont nourri mon propos, ainsi que la rencontre de Jean-Sébastien et Cyndie. Alexandre Baril s’est toujours montré disponible pour discuter ma recherche, je lui dois beaucoup. Ma gratitude va également à Luc Bégin qui m’a accordé sa confiance pour des charges d’enseignement qui ont largement financé cette thèse. Élodie Djordjevik aura été mon interlocutrice privilégiée au cours de la rédaction à Paris, je lui en suis reconnaissante.

Pour leur précieuse relecture, je remercie en outre très chaleureusement David, Céline et Euzébio, compagnons de longue date, Cyndie et Enrico pour leurs commentaires importants qui ont

marqué une étape dans la finalisation de certains chapitres, et Soline, Delphine ainsi que Gwenaëlle, Hélène, Karima, Sam, Rolf et Régis.

Mes pensées vont également à Béatrice de Montera, avec qui les débats initiés au Québec se sont poursuivis à Paris, et à Florence Rudolf, pour nos passions partagées de part et d’autre de

l’Atlantique.

Enfin je ne saurais dire ici tout ce que je dois à Coni, Émilie et Marie-Pierre… Il en va de même du soutien de Stéphane et de mes parents, à qui je dédie ce travail.

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Table des matières

Remerciements... 4

Table des matières... 5

Remarques préliminaires... 11

INTRODUCTION ... 14

PREMIÈRE PARTIE... 32

CHAPITRE UN :LE PARADOXE DE LA PREOCCUPATION DU CORPS ... 33

1.1TOUR D’HORIZON FRANCOPHONE ... 34

1.2TOUR D’HORIZON ANGLO-SAXON ... 42

CHAPITRE DEUX :LE CORPS AU MIROIR DE L’ECONOMIE FEMINISTE ... 50

2.1HERITAGE ... 50

2.2BEAUVOIR ... 52

2.3LE LEGS DE BEAUVOIR ... 56

2.4REPRISE BEAUVOIRIENNE 1: REVALORISATION DES CORPS ... 58

2.5REPRISE BEAUVOIRIENNE 2 : CRITIQUES DES CORPS SITUES ... 62

2.5.1 En amérique du nord ... 62

2.5.2 En France ... 70

2.6CONCLUSION ... 79

CHAPITRE TROIS :RETOUR SUR LE NATUREL ... 81

3.1L’ASSOCIATION DES FEMMES A LA NATURE... 81

3.2LE DOUBLE STANDARD DE L’ASSOCIATION DES FEMMES A LA NATURE ... 84

3.3LA NATURE MODERNE ... 88

3.4LE CORPS VIVANT A L’AUNE DE LA MODERNITE ... 92

3.5CATEGORISATION MODERNE DU SEXE FEMININ ... 97

3.5.1 La naturalisation en tant qu’objet privilégié de la médecine ... 97

3.5.2 Objectivation, réification et instrumentalisation ... 102

3.5.3 Exclusion du savoir ... 105

3.6CONCEPTUALISATION MODERNE DES SEXES ... 111

3.6.1 Naturalisation médiatisée par un discours scientifique perçu comme irrécusable ... 111

(7)

6

3.7CONCLUSION ... 120

CHAPITRE QUATRE :LE CONCEPT DE GENRE : EXACERBATION ANTINATURALISTE ? ... 125

4.1GENRE ET ANTINATURALISME ... 125

4.2LES DEUX PREMIERS MODES DE CONCEPTUALISATION DU GENRE ... 134

4.3LE TROISIEME MODE DE CONCEPTUALISATION DU GENRE ... 141

4.4LES CRITIQUES A L’ENCONTRE DE GENDER TROUBLE ... 147

4.4.1 Matérialité des corps genrés ... 147

4.4.1.a Versant épistémique ... 147

4.4.1.b Versant ontologique ... 149

4.4.2 Conditions matérielles d’existence et normativité ... 157

4.4.2.a Subjectivité et corporéité inconsistantes ? Quelles sources de résistance ? ... 158

4.4.2.a. i- qualifications subjectives ... 160

4.4.2.a. ii- dispositions corporelles ... 166

4.4.2.b. Matérialité des relations sociales et finalité des luttes ... 173

4.5CONCLUSION ... 180

CHAPITRE CINQ :LES LIMITES DES ONTOLOGIES MATERIALISTE ET PERFORMATIVE DES CORPS. ... 183

DEUXIÈME PARTIE ... 198

CHAPITRE UN :LE PARADOXE DE LA PREOCCUPATION DES CORPS A L’ERE BIOMEDICALE ... 199

CHAPITRE DEUX : LE CORPS AU MIROIR DE LA CRITIQUE DES NOUVELLES TECHNOLOGIES BIOMEDICALES ... 217

2.1DU COTE DES REFLEXIONS GENERALES ... 220

2.1.1 Transhumanistes et « bioconservateurs » ... 220

2.1.2 Sloterdijk et Habermas ... 223

2.2DU COTE DES REFLEXIONS FEMINISTES ... 230

2.2.1 La PMA ... 232 2.2.2 La chirurgie esthétique ... 241 2.2.3 La transsexualité ... 251 2.3CONCLUSION INTERMEDIAIRE ... 256 2.4LA FIGURE DU CYBORG ... 261 2.5CONCLUSION ... 271

CHAPITRE TROIS :REGARD SUR LA VIE ELLE-MEME ... 274

(8)

3.2LA NATURE RECONFIGUREE : L’EMERGENCE DE LA « VIE ELLE-MEME » DANS LE CADRE D'UNE EPISTEME

MOLECULAIRE ... 278

3.2.1 Évolution ... 280

3.2.1.a Première inflexion : de la nature moderne vers la vie ... 280

3.2.1.b Deuxième inflexion : la vie expliquée par les gènes ... 283

3.2.1.c Le regard moléculaire ... 285

3.2.1.d Ébauche de la « vie elle-même » : parcellisation des corps ... 287

3.2.2 Implications ... 289

3.2.2.a Mobilité de la matière organique ... 289

3.2.2.b Temporalité des organismes vivants revisitée ... 291

3.3AU CŒUR DE LA NOUVELLE EPISTEME MOLECULAIRE : LA TECHNICISATION DU RAPPORT A LA VIE ... 294

3.3.1 Une nature technicienne ... 295

3.3.1.a Les circuits technoscientifiques des nouvelles technologies biomédicales ... 295

3.3.1.b La vie technicienne ... 298

3.3.1.c Implication : la valeur de l’artifice dans l’horizon biomédical ... 300

3.3.2 Une technique qui se présente comme « fait de nature » ... 303

3.3.2.a Les risques spécifiques du pilotage ... 304

3.3.2.b De la constitution moderne vers une « constitution technoscientifique » ... 306

3.3.2.c Implication : un naturalisme renversé. Vers une biologisation de nos vies ... 308

3.4LE SEXE MOLECULAIRE ... 318

3.5CONCLUSION ... 324

CHAPITRE QUATRE :LE MODE D’OBJECTIVATION DES NOUVELLES TECHNOLOGIES BIOMEDICALES ... 328

4.1INTRODUCTION ... 328

4.2CORPS / GENRE / TECHNOLOGIES DE POUVOIR.DETOUR PAR LES TECHNIQUES DU CORPS ... 330

4.3LE MODE D’OBJECTIVATION DES NOUVELLES TECHNOLOGIES BIOMEDICALES ... 342

4.3.1 Unité organique ... 342

4.3.1.a L’exemple de la grossesse ... 344

4.3.1.b Transparence versus profondeur ... 347

4.3.1.c Des réductionnismes biologiques qui se déclinent ... 348

4.3.1.d L’intériorité au prisme de dispositifs différents : les raisons d’un différend ... 349

4.3.2 Temporalité revisitée et optimisation ... 354

(9)

8

4.3.2.b Optimisation et indexation sur le futur ... 357

4.3.3 Technique ... 362

4.3.4 Bioéconomie ... 365

4.3.5 Optimisation, perfectibilité biotechnologique et biopolitique moléculaire ... 372

4.3.6 La valeur de l’individu ... 379

4.3.7 Conscience et travail sur soi... 383

4.4CONCLUSION ... 387

CHAPITRE CINQ :LA BIOPOLITIQUE MOLECULAIRE DE GENRE : UNE ONTOLOGIE POLITIQUE DES CORPS RENOUVELEE ... 390

5.1LES CATEGORIES FEMINISTES MISES A L’EPREUVE ... 390

5.2CATEGORISATION MOLECULAIRE DES SEXES ... 393

5.3CONCEPTUALISATION MOLECULAIRE DES SEXES... 395

5.4VERS UN QUATRIEME PARADIGME DU GENRE ? ... 396

5.5UNE ONTOLOGIE MOLECULAIRE DU GENRE AU SEIN DU TROISIEME PARADIGME ... 403

5.6UNE ONTOLOGIE SITUEE ... 406

TROISIÈME PARTIE ... 412

CHAPITRE UN :POUR UNE CRITIQUE DE LA TECHNIQUE ... 413

1.1UN NOUVEAU MATERIALISME AUX ACCENTS POSITIVISTES ... 415

1.2LA QUESTION DE L’AGIR POLITIQUE CHEZ ROSI BRAIDOTTI ... 421

1.3UNE CRITIQUE DE LA TECHNIQUE ... 428

1.4CONCLUSION ... 434

CHAPITRE DEUX :L’EXEMPLE DE LA PILULE CONTRACEPTIVE ... 436

2.1LE PROBLEME DE LA BIOLOGISATION DE LA CONTRACEPTION ... 438

2.2NI ESSENTIALISME NI CONSTRUCTIVISME ... 443

2.3LE MODE D’OBJECTIVATION CORPORELLE DE LA PILULE ... 445

2.4LE NOUVEAU CHAMP DE SEXUATION DEGAGE PAR LA PILULE ... 450

CHAPITRE TROIS :QUELLES RESISTANCES ? ... 456

3.1DEPLACEMENTS DES LUTTES ? ... 459

3.1.1 Expertise biomédicale et partage des savoirs ... 459

3.1.2 Temporalité et sujet politique ... 462

(10)

3.1.4 Bioéconomie ... 469

3.2UNE SPECIFICITE DES DISPOSITIFS A PRENDRE EN COMPTE ... 474

3.2.1 La question de la récupération ... 476

3.2.2 Le problème des schémas explicatifs « transdispositifs » illustré par le slogan emblématique, « Nos corps, nous-mêmes ! » ... 478

3.3QUELLES ALLURES DE VIE ?DES ENJEUX ETHIQUES AU-DELA DU POLITIQUE ... 486

CONCLUSION ... 489

Bibliographie... 501

(11)
(12)

Remarques préliminaires

Féminisation de la langue

En cohérence avec son propos, cette thèse s’efforce d’adopter une typographie attentive aux effets du genre dans le langage en optant dans la mesure du possible pour le point de féminisation comme dans « un·e auteur·e ».

Traduction

Les citations françaises qui apparaissent dans le corps du texte avec un renvoi en note de bas de page à la citation en langue originale sont de moi.

Indication bibliographique

Apparaissent dans les notes les dates de publication utilisées et, entre paranthèse quand cela a été jugé utile, les dates de publications originales ainsi que parfois les titres en langue originale.

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(14)
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14

INTRODUCTION

« La théoricienne féministe Donna Haraway a écrit que la biologie est la politique poursuivie par d’autres moyens. »

Anne Fausto-Sterling, Corps en tous genres. La dualité des sexes à l’épreuve de la science, Paris, La découverte, 2012 (2000).

Que l’on songe à la pilule contraceptive, à la pilule du lendemain ou à la RU 4861, au Viagra ou à l’arrivée prochaine aux États-Unis de ce que l’on présente comme sa « version féminine2 », l’Addyi, que l’on pense encore au traitement hormonal de substitution à la ménopause (THS), à l’usage de la toxine botulique (commercialisée sous le nom plus connu de Botox3), à la transsexualité, à la procréation médicalement assistée (PMA) et aux sélections génétiques qu’elle rend possible – telles que le sexe de l’enfant à naître –, à la gestation pour autrui (GPA), aux cellules souches utilisées dans les produits cosmétiques pour maintenir la jeunesse de la peau, ainsi qu’aux espoirs placés dans la médecine régénérative, dans la médecine prédictive et la médecine personnalisée, pour autant que la génomique permet d’évaluer les probabilités de développer une maladie donnée et permettra peut-être bientôt d’user de thérapies géniques ciblées4 : il semblerait qu’on aspire à intervenir de plus en plus sur nos corps,

1 Tandis que la pilule du lendemain se prend dans les soixante-douze heures suivant le rapport

potentiellement fécondant afin d'empêcher la nidation, la RU 486 est une pilule abortive et correspond à une IVG médicamenteuse. Elle doit être pratiquée au cours des sept semaines suivant l'absence de règles.

2 Voir Catherine Mallaval et Virginie Ballet, « Ad libido », Libération, 19 août 2015. En ligne :

http://www.liberation.fr/vous/2015/08/19/ad-libido_1366026 (consulté le 19 août 2015). Le sous-titre est le suivant : « L’Addyi, version féminine du Viagra, vient d’obtenir le feu vert de l’agence américaine du médicament. Examen d’un comprimé qui fait râler ». Il y aurait déjà beaucoup à dire sur ce futur comprimé rose (alors que le viagra est un cachet bleu) qui a pour vocation de stimuler la libido des femmes non ménopausées (tandis que le viagra fut pensé à destination des homme âgés entre autres) et qui sera commercialisée par Sprout à partir du 17 octobre 2015 aux États-Unis. D’emblée, il apparaît à quel point l’ingestion de molécules en raison de leurs principes actifs est un acte subordonné à un tissu de normes genrées.

3 Selon les chiffres de l’ISAPS (International Survey on Aesthetic Plastic Surgery), en 2014 les

interventions au botox demeurent les plus demandées aussi bien chez les hommes que chez les femmes. Selon leurs chiffres, les femmes ont recouru à plus de 17 millions d’interventions esthétiques, chirurgicales ou non chirurgicales, soit l'équivalent de 86,3% de la totalité des interventions effectuées. En ligne : http://www.isaps.org/news/isaps-global-statistics (consulté le 5 juillet 2015).

4 Le « genome editing » grâce à la méthode CRISPR/Cas9 constitue une très récente avancée considérable

(16)

notamment pour des raisons sexuées et sexuelles. Afin de gérer notre identité de genre, nos pratiques sexuelles et notre reproduction sexuée, nous mobilisons notre propre matière organique. À la lumière d’un tel constat, cette étude se propose d’analyser les articulations contemporaines entre corps, genres et techniques biomédicales, en prenant pour fil conducteur les aléas d’une perspective antinaturaliste amenée à se recomposer.

Il n’y a certes rien de nouveau dans l’implication de la matérialité corporelle dans des enjeux de genre5. Les réflexions féministes ont amplement dégagé et analysé les régimes disciplinaires et montré à quel point les normes sexuées et sexuelles façonnent les corps et les genrent diversement selon les époques et les sociétés. Pourtant, les arrangements entre genre et corps que la palette des exemples mentionnés ci-dessus met en œuvre paraissent spécifiques à notre condition contemporaine. Notons d’ores et déjà, en première approche, trois déplacements qui poseront quelques jalons pour nous faire une idée de la singularité des pratiques corporelles qui nous intéressent en l’espèce de ces nouvelles technologies biomédicales. Elles s’inscrivent tout d’abord, sur le plan des représentations, dans le sillage de la révolution moléculaire de la biologie et de l’essor du génie génétique, débouchant sur une biologie technoscientifique6 caractérisée par son pouvoir d’intervention sur le vivant. Les biotechnologies7 ont donné lieu à des manipulations du vivant végétal et animal (organismes génétiquement modifiés (OGM),

peut se reporter à l’article introductif suivant : Jean-Philippe Braly, « La modification de l’ADN à la portée de tous »,

La Recherche. L’actualité des sciences, n° 495, janvier 2015, p. 60.

5 Ce concept est amplement discuté et défini au chapitre I – 4). Disons ici que nous l'entendons comme un

synonyme de « rapports sociaux de sexe », une expression forgée pour sa part par les féministes matérialistes françaises.

6 C'est Gilbert Hottois qui a inventé cette notion dans les années 1970, pour réfuter l'idée que la science

serait une activité qui se définit par la manipulation des symboles et des théories. Cette notion vise à souligner à quel point les instruments et la technique sont constitutifs de l'activité scientifique, et non simplement des applications ou des théories matérialisées. La notion a connu un franc succès et est particulièrement appropriée pour caractériser les développements de la biologie contemporaine, si l'on considère que la biotechnologie constitue une branche de la biologie et non un débouché de celle-ci. Gilbert Hottois, Philosophies des sciences, philosophies des techniques, Paris, Odile Jacob, 2004.

7 Claude Debru rappelle qu’il est d'usage de considérer les techniques ancestrales de transformation des

produits agricoles par des micro-organismes (vin, fromage) comme des pratiques biotechnologiques. Après avoir ainsi souligné le caractère « polymorphe » du terme, il note : « Le tronc de l'arbre biotechnologique est bien constitué par l’ingénierie génétique qui, développée sur les bases classiques des sélections et hybridations, a connu au début des années 1970 une véritable révolution avec l’ADN recombinant. La Fédération européenne des biotechnologies considère la biotechnologie comme “l’intégration des sciences de la nature et des organismes, cellules, parties de cellules et analogues moléculaires dans les produits et services”. » Les biotechnologies qui nous intéressent dans ce travail sont les outils actuels issus de la biologie moléculaire. Claude Debru, Le possible et les biotechnologies, Paris, PUF, 2003, p. 169 et suivantes.

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16

clonage), d’autres sont appliquées à l’humain (fécondation in vitro (FIV)), entraînant l’apparition des comités de bioéthique. Même si les biotechnologies appliquées à l’humain sont hautement encadrées et en nombre limité – la pilule contraceptive et le champ hormonal à proprement parler n’en relèvent pas – leurs développements non-humains conditionnent cependant une certaine acception de la vie dont toutes les technologies biomédicales dépendent. Ensuite, elles s’appliquent aux humains aux confins du soin, jouant de la porosité de la frontière entre santé et confort, médecine et « anthropotechnie 8 », bien-être et amélioration. Car si le savoir technoscientifique autorise des interventions que la seule finalité thérapeutique ne requiert guère, néanmoins le réseau des infrastructures médicales, qui comprend les systèmes de prise en charge et concentre les expert·e·s en son sein, constitue le lieu de rencontre de l’offre et de la demande biomédicales. Enfin, ce mouvement général d’intervention sur la matière organique, y compris humaine, s’accompagne d’un « retour du biologisme9 » selon certain·e·s, d’une « revanche de la chair10 » selon d’autres, assurément d’un imaginaire porté par le développement fulgurant des biotechnologies dans les deux dernières décennies du XXe siècle. Les gènes ont fasciné par la puissance d’explication des mystères de la vie, mais aussi du destin biologique de tout·e un·e chacun·e qu’ils paraissaient recéler, au point où Dorothy Nelkin et Susan Lindee ont avancé que le gène était devenu « une icône culturelle » véhiculant un véritable « essentialisme génétique11 ».

Ce dernier point est d’une portée toute particulière pour le féminisme dans la mesure où celui-ci, en tant que champ théorique et projet politique de changement social luttant contre l’oppression de genre, s’est érigé dans les années 1960 et 1970, et malgré l’extrême diversité de ses courants, sur la base d’une réfutation des préjugés naturalistes justifiant la subordination sociale des femmes au nom d’attributs physiques. Je retiendrai dans ce travail, à la suite de Stéphane Haber, trois pôles pour circonscrire l’antinaturalisme12. Le premier se réfère à l’humanisme européen classique et son thème de l’arrachement à la nature, qui implique que soit

8 Jérôme Goffette, Naissance de l'anthropotechnie. De la médecine au modelage de l'humain, Paris, Vrin,

2006.

9 Sébastien Lemerle, Le singe, le gène et le neurone : du retour du biologisme en France, Paris, PUF, 2013. 10 Dominique Memmi, La revanche de la chair. Essai sur les nouveaux supports de l'identité, Paris, Éditions

du Seuil, 2014.

11 Dorothy Nelkin et Susan Lindee, La mystique de l’ADN : pourquoi sommes-nous fascinés par le gène ?,

Paris, Belin, 1998 (1995), p. 16. Le sous-titre de l'ouvrage en anglais s'écrit « the gene as a cultural icon ».

12 Voir Stéphane Haber, Critique de l'antinaturalisme. Études sur Foucault, Butler, Habermas, Paris, PUF,

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écarté tout facteur naturel dans l’explication des phénomènes sociaux. Le second est d’ordre sociologique ou épistémologique et soutient qu’il n’existe pas de rapport direct aux « êtres naturels » parce que notre accès à ces derniers est médiatisé par des systèmes de représentations et des pratiques socialement constituées – c’est le constructivisme social13. Le troisième, enfin, est normatif et affirme que la « nature » ne fournit aucun modèle pratique, qu’il n’y a rien en elle qui puisse guider nos activités : bien au contraire, il faudrait définitivement abandonner cette hypostase néfaste pour pouvoir, en dépit du défi, affronter les enjeux d’un monde sans source de référence stable, où derrière les apparences ne se cache aucune origine essentielle. Les différentes tendances féministes ont puisé diversement dans ce socle critique en fonction de leurs sensibilités et orientations propres. Mais elles s’accordent toutes pour identifier un problème dans l’opération qui se réfère à une spécificité anatomique des femmes comme une faiblesse.

Elles ont par conséquent toujours dû affronter les objections du sens commun qui leur reprochent le manque d’attention portée aux contraintes biologiques. Tout se passe pour ce dernier comme s’il fallait choisir entre l’un des deux termes d’une alternative indépassable, entre la reconnaissance d’une production propre dans les choses qui devrait orienter notre agir d’une part, et l’affirmation de la dimension exclusivement sociale de la normativité, au mépris de toute prise en compte d’un quelconque donné matériel d’autre part. Dans les années 1970 et 1980, au moment où les féministes s’appropriaient et forgeaient à leur main le concept de genre, elles eurent à se démarquer de la sociobiologie14, une théorie pouvant servir à justifier, justement, la place des femmes dans les sociétés par des faits de nature. Ce sont d’une part les comportements des femmes et des hommes ainsi que les hiérarchies entre ces deux groupes qui étaient rabattus sur des attributs biologiques, de l’autre une interprétation de la sélection naturelle en termes de succès reproducteur qui entraînait un dimorphisme sexuel plus ou moins prononcé dotant les mâles d’une propension à l’activité, l’agressivité et la compétition pour « obtenir » les femelles par opposition à ces dernières, passives, timides, enclines à la collaboration et choisissant leurs

13 La référence en la matière est la suivante : Peter L. Berger, Thomas Luckmann, The social construction of

reality: a treatise in the sociology of knowledge, Harmondsworth, Penguin, 1991 (1966).

14 La référence en la matière est Edward O. Wilson, Sociobiology : the new synthesis, Cambridge, Belknap

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partenaires reproducteurs avec soin15. Ces thèses naturalistes qui servirent de contrepoint aux arguments antinaturalistes teintèrent les outils critiques que les féministes développèrent alors, nous le verrons.

Or, aujourd’hui, c’est un autre type de déterminisme biologique qui s’impose à nous. On observe en effet une recrudescence de ce type d’explication naturaliste en lien avec la génétique moléculaire16. Si Sébastien Lemerle note une « diffusion de plus en plus large à partir des années 1970 de grilles de lecture biologiques du monde social17 », il souligne cependant le poids prépondérant pris progressivement par la génétique comme facteur explicatif de valeur supérieure, et mentionne que dans les années 1980-1990, aux États-Unis, la timidité, le viol, la maladie mentale, l’alcoolisme, la criminalité et même la position sociale et économique furent imputés à des causes génétiques, tandis que dans les années 1990-2000, il rappelle qu’on assiste en France à une reprise des thèses sur l’inégalité raciale par l’extrême-droite et à l’affirmation par des responsables politiques de l’existence de prédispositions génétiques au suicide et à la pédophilie18. Evelyn Fox Keller a bien circonscrit l’arrière-plan géopolitique et culturel de cette résurgence du déterminisme génétique19. Elle rapporte en effet l’hégémonie antinaturaliste qui a pu prévaloir dans les décennies suivant la Seconde Guerre Mondiale à une stratégie épistémique, dont la vocation était de répondre aux vicissitudes de l’eugénique scientifique du début du XXe siècle ayant sous-tendu de nombreux projets eugénistes, et culminé dans l’horreur avec le programme des nazis. Pour que la recherche en génétique puisse se poursuivre après cela, explique-t-elle, il fallait instaurer des démarcations nettes. C’est ainsi qu’on insista sur la division entre savoir génétique et utilisation pratique, ce qui pouvait s’entendre aussi comme une distinction entre une

15 Thierry Hoquet, « La sociobiologie est-elle amendable!? Biologistes, féministes, darwiniennes face au

paradigme de la sélection sexuelle », Diogène, n° 225, janvier-mars 2009, p. 139-156 ; Maria Puig de la Bellacasa,

Think we must. Politiques féministes et construction des savoirs, thèse de philosophie et lettres, Université libre de

Bruxelles, 2005, p. 99 (document non publié. Je remercie l’auteure de m’avoir très généreusement transmis son travail). Cette thèse est désormais publiée, mais la pagination que nous indiquons est celle de la thèse (voir aussi

Politiques féministes et construction des savoirs : "penser nous devons" !, Paris, L’Harmattan, 2012).

16 Lynda Birke, « Shaping biology. Feminism and the idea of ‘the biological’ », dans Simon J. Williams,

Lynda Birke et Gillian A. Bendelow (dir.), Debating biology. Sociological reflections on health, medicine and

society, London et New York, Routledge, 2003, p. 39-52, p. 40.

17 Lemerle, Le singe, le gène et le neurone…, op. cit., p. 1. 18 Ibid., p. 7.

19 Evelyn Fox Keller, « Nature, nurture, and the Human Genome Project », dans Daniel J. Kevles et Leroy

Hood (dir.), The code of codes. Scientific and social issues in the Human Genome Project, Cambridge et London, Harvard University Press, 1992, p. 281-299.

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génétique animale à même de déboucher sur des applications et une génétique humaine à visée purement cognitive. Selon une autre logique, on mit en avant une rupture entre le biologique et le social, pour réserver aux seuls attributs physiques le pouvoir de causalité des gènes, subsumant le comportement sous le pur registre de la culture. Or, l’intérêt de l’argument de Keller est de montrer que loin d’être une évidence, une telle soustraction du comportement humain de l’impact des facteurs génétiques ne va pas de soi. Pour preuve, elle constate que c’est la thèse inverse qui faisait l’objet d’un consensus parmi les scientifiques « eugéniques » au début du siècle dernier. L’établissement du comportement humain comme un aspect de l’existence purement culturel et ouvert à tous les possibles, pour peu que l’environnement social soit suffisamment riche et stimulant, reflète bien l’optimisme de l’époque et aboutit à faire des années 1950 et 1960, selon Keller, « l’âge de la psychologie20 » – et on pourrait remarquer en outre que c’est à cette époque qu’on commence à parler de tournant linguistique, qu’apparaît le structuralisme et bientôt le poststructuralisme, autrement dit que se met en place au sein des sciences humaines et sociales un prisme attaché non seulement à la culture, mais plus spécifiquement au langage et aux discours, un ensemble d’approches que reprendront à leur compte de nombreuses féministes. Mais, poursuit Keller, tandis que l’exercice de la liberté et de ses limites fut circonscrit au champ culturel et historique, voilà qu’on nous déclare aujourd’hui que ce n’est plus la culture, mais nos gènes qui nous font tels que nous sommes21. Et si ce ne sont nos gènes, ce sont nos hormones qui sont créditées de déterminer nos humeurs, nos capacités de concentration, notre libido, voire même nos préférences sexuelles puisqu’on a pu supputer que les hormones, en cas de déficience, régissaient aussi le lesbianisme22.

L’analyse féministe doit donc faire face à un regain du motif naturaliste qui sévit sous des formes renouvelées depuis deux ou trois décennies, ainsi qu’en atteste également l’inflation du

20 Ibid., p. 286.

21 Ibid., p. 281 : « Daily, we are told […] that it is our genes that make us “what we are” ».

22 Lynda I. A. Birke, « From sin to sickness : hormonal theories of lesbianism », dans Ruth Hubbard, Mary

Sue Henifin et Barbara Fried (dir.), Biological woman – the convenient myth. A collection of feminist essays and a

comprehensive bibliography, Cambridge, Schenkman Publishing Company, 1982, p. 91-116. Concernant le sort

réservé aux homosexuels en Allemagne sous le régime nazi, Jean-Paul Gaudillière note que « les tentatives de « normalisation » des homosexuels s'appuyèrent sur la théorie moléculaire du sexe et inclurent des programmes expérimentaux de traitement au long cours par les stéroïdes mâles ». Jean-Paul Gaudillière, « La fabrique moléculaire du genre : hormones sexuelles, industrie et médecine avant la pilule », Cahiers du genre, vol. 1, n° 34, 2003, p. 57-80, p. 76.

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préfixe « bio ». Au regard de ces nouvelles pratiques du corps et de ces nouveaux discours, ce travail s'entend comme une contribution s'efforçant de proposer une vision alternative de la manière dont nos vies sont conditionnées à l'instar d'autres entreprises de ce type. Soulignons encore qu’à travers les références contemporaines au naturel, il en va de bien plus que des expressions conservatrices faisant feu de tout bois, ou d’une vulgarisation scientifique en mal de sensationnalisme, proférant de multiples assertions parmi lesquelles il faudrait départager les glissements idéologiques des affirmations valides. Comme en attestent notre propension à nous tourner vers la médecine pour gérer de plus en plus de problèmes d’ordres différents (dépendances, maîtrise de sa fécondité, apparence physique, énergie sexuelle, humeurs, productivité au travail, etc.), ainsi que les efforts que nous fournissons pour contrôler le cours des processus biologiques de vieillissement ou pour nous assurer une filiation qui nous soit génétiquement reliée, ce qui advient de nos corps ainsi que les ressources qu’il représente nous préoccupent manifestement au plus haut point. On peut dire ainsi que nous sommes engagé·e·s dans une vaste entreprise d’administration de notre substrat organique dans le cadre d’un gouvernement de nous-même qui ne passe plus par la parole ou la psychologie mais par le gouvernement de notre corps. Bref, il s’agit en tout cela de l’ethopolitique de Nikolas Rose :

« D’un côté, nous sommes devenus des “individus somatiques” – notre identité personnelle est de plus en plus définie par les autres, et par nous-mêmes, dans les termes de notre corporalité, et des relations directes et nouvelles s’établissent entre notre biologie et notre comportement. D’un autre côté, notre individualité somatique et corporelle s’est ouverte au choix, à la prudence et à la responsabilité, à l’expérimentation, à la contestation et de ce fait à l’ethopolitique23. »

Mais alors, un tel intérêt prononcé pour la dimension biologique de nos existences ne ruine-t-il pas l’approche antinaturaliste au fondement des critiques féministes ? Une telle attention portée à notre matière organique ne désigne-t-elle pas en effet le domaine de la biologie comme le terrain sur lequel les questions de reproduction, d’apparence physique et d’identité de

23 Nikolas Rose, « Biopolitics in the Twenty First Century – Notes For a Research Agenda », Distinktion :

Scandinavian Journal of Social Theory, vol. 2, n° 3, 2001, p. 25-44, p. 39. « On the one hand, we have become

“somatic individuals” – our very personhood is increasingly being defined by others, and by ourselves, in terms of our corporeality, and new an direct relations are established between our biology and our conduct. On the other hand, our somatic and corporeal individuality has become opened up to choice, prudence and responsibility, to experimentation, to contestation and so to ethopolitics. »

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genre, et donc finalement une partie des rapports de genre, devraient être réglées ? De fait, des voix s’élèvent des rangs féministes depuis la fin des années 2000 pour dénoncer l’oblitération que la matérialité des corps a subie dans les réflexions féministes. Si un tel constat avait déjà pu être posé dans les années 1990 au sein du féminisme anglo-saxon, accueillant un corporeal turn24

comme une bénédiction, les « nouvelles matérialistes » contestent plus profondément les conséquences néfastes que le linguistic turn aurait eu pour le champ féministe et en appellent à un material turn25, voire à un naturalistic turn26. L’urgence ressentie quant à la nécessité de

prendre en compte à leur juste mesure les aspects matériels et physiques des corps débouche sur des conclusions avec lesquelles, disons-le d’emblée, nous ne sommes pas d’accord. Néanmoins, leur impulsion nous semble juste pour autant qu’elle émane du constat selon lequel les corps et les identités s’articulent désormais selon des voies nouvelles. Car la question se pose de savoir comment prendre acte de l’action effective des manipulations biomédicales dans le cas des FIV ou de celle des hormones ingérées (affectant entre autres la libido, la silhouette, la pilosité, la fécondité, la voix), sans pour autant exhumer une perspective naturaliste imputant les identités de genre à un substrat naturel.

À l’inverse, il faut aussi reconnaître dans le même temps que les nouvelles technologies biomédicales mettent en évidence les limites de la thèse naturaliste. Celle-ci est en effet confrontée à une réfutation cinglante in concreto puisque les frontières du corps et du sexe communément admises comme naturelles sont bel et bien déplacées. Mark Hunyadi note : « En quelques années, la biologie moléculaire a rendu plausible l’idée jusque là inouïe d’une plasticité intégrale de l’homme, n’ayant pour limites que celles de la biologie et de la physique elles-mêmes27. » Sans parler de « plasticité intégrale » puisque la biologie oppose toujours certaines limites à nos projets, il faut cependant entendre ces dernières non pas comme un ordre du vivant

24 Voir par exemple Anne Witz, « Whose Body Matters? Feminist Sociology and the Corporeal Turn in

Sociology and Feminism », Body & Society, vol. 6, n° 2, 2000, p. 1-24. Elle associe à ce tournant étonnamment

Trouble dans le genre de Judith Butler, Ces corps qui comptent en outre, mais surtout les travaux de Moira Gatens et

Elizabeth Grosz auxquels il est d'usage d'ajouter ceux de Susan Bordo.

25 Iris van der Tuin, « New feminist materialisms », Women's Studies International Forum, vol. 34, n° 4,

2011, p. 271-277, p. 271.

26 Lena Gunnarsson, « The naturalistic turn in feminist theory : A Marxist-realist contribution », Feminist

Theory, vol. 14, n° 1, p. 3-19.

27 Mark Hunyadi, Je est un clone : l'éthique à l'épreuve des biotechnologies, Paris, Éditions du Seuil, 2004,

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immuable, mais bien plutôt comme les limites de nos propres explorations des possibilités naturelles, les limites de ce que nous savons faire avec un matériau biologique étonnamment malléable28. Pour ne prendre qu’un exemple, au moyen de la PMA, l’âge de la gestation peut être découplé de la période de la vie où les femmes produisent des ovules. Ainsi, des faits pensés jusque là comme donnés incontournables de la reproduction humaine et qui valaient comme repères sur lesquels des interprétations culturelles s’érigeaient (pour mettre au monde un enfant, une femme ne doit pas être ménopausée), sont dissous. La plasticité biologique mise à profit par les technologies biomédicales armerait-elle la lutte féministe ?

D’un côté, il semblerait donc que la prévalence croissante accordée aux facteurs biologiques dans la gestion de nombreux pans de nos vies ruine le premier volet « humaniste » de l’antinaturalisme, en indexant les expériences sociales (telles que gérer son désir sexuel) à des déterminations biologiques, loin de les arracher au domaine naturel. D’un autre côté pourtant, la plasticité dont font preuve nos corps sape toute prétention à imposer des schèmes d’action au nom de la nature, au crédit cette fois-ci du troisième volet antinaturaliste. Comme l’indiquent suffisamment ces deux interprétations antithétiques auxquelles le recours aux technologies biomédicales peut donner lieu, les configurations corporelles du genre sont recomposées dans le champ biomédical et se heurtent dès lors à des catégories critiques en partie obsolètes pour les saisir. On ne saurait en effet tenir ensemble l’affirmation d’une renaissance naturaliste et d’un constructivisme exacerbé, et en réalité, cet impossible partage témoigne d’un manque de caractérisation des opérations en jeu. Or, si la spécificité de nos arrangements biomédicaux à l’égard des corps et de leurs sexes échappe à l’analyse, cela implique qu’il risque d’en aller de même des éventuelles dissymétries proprement biomédicales, et qu’en outre les manières de poser la question des rapports de pouvoir pourraient bien être aporétiques. C’est pourquoi l’objet de ce travail, à son niveau le plus général, est d’essayer d’apporter des clarifications conceptuelles quant aux bouleversements introduits par les nouvelles technologies biomédicales eu égard aux rapports entre genre et corps, identité sexuée et matière organique.

À cette fin, nous accorderons une attention toute particulière aux médiations sociales qui tissent ensemble ces différents aspects de nos vies pour leur donner des allures particulières.

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Notre étude s’inscrit à ce titre dans le cadre de nombreux travaux qui cherchent à rendre raison des articulations spécifiques dans lesquelles nos sociétés contemporaines s’engagent avec le monde naturel et vivant. Pour rester dans le champ du genre, les écoféministes par exemple, bien avant les nouvelles matérialistes, ont signifié l’importance pour les luttes féministes de revisiter la catégorie de nature29. Val Plumwood30 a même avancé l’idée que la révision des dichotomies héritées de la tradition philosophique occidentale en général et tout particulièrement de la dichotomie nature/culture pourrait constituer le dénominateur commun de la troisième vague féministe31. En somme, de la même manière que notre puissance technique d’intervention sur le monde suscite de nombreux questionnements eu égard aux liens que nous formons avec « la nature hors de nous », les développements biomédicaux et notre capacité d’intervention sur les processus vitaux, y compris humains, soulèvent des interrogations quant aux arrangements nouveaux que nous établissons avec nos corps, « la nature en nous ». Dans les deux cas, ce sont bien nos conditions de vivre-ensemble qui sont transformées et qu’il s’agit d’analyser, parmi lesquelles il faut compter les rapports de genre.

Notons que le choix du corpus féministe pour traiter des technologies biomédicales ne traduit pas seulement un intérêt donné pour le genre. Même si le genre est un motif et un enjeu principal de ces interventions, et nous y reviendrons, ce choix ne présuppose pas non plus, loin s’en faut, que la biomédecine lui serait réduite, n’engageant pas les rapports de classe, de

29 À une exception près (Maria Mies), nous n'abordons pas les thèses des écoféministes dans notre travail.

Non seulement cela aurait mérité une étude en soi, mais de plus elles abordent les technologies procréatives sous un angle très différent du nôtre, à savoir sous l'angle de la nature tandis que nous avons privilégié celui de la vie.

30 Val Plumwood, Feminism and the mastery of nature, London, Routledge, 1993, p. 39

31 Il est de coutume de désigner les collectifs de femmes qui luttent contre l'oppression masculine à partir de

1789 et surtout au tournant du XIXe siècle en faveur de la libre maternité par exemple, comme la première vague du

féminisme. « Le mouvement de libération des femmes » (MLF) qui contribue à l’effervescence révolutionnaire agitant l’Europe et les États-Unis à partir des années 1960 est identifié comme seconde vague. Les contours de la troisième vague demeurent un sujet de débat mais se réfèrent à l'abandon des perspectives à la fois révolutionnaires et unitaires. On observe depuis les années 1980 d'une part un phénomène d'institutionnalisation politique (mainstreaming) et académique (surtout dans le monde anglo-saxon) du féminisme, de l'autre une critique interne de la part des femmes minorisées au sein « du mouvement », telles que les femmes racialisées, les lesbiennes, les femmes en situation de handicap, les travailleuses du sexe, les personnes transidentitaires, conduisant à une reconceptualisation des cadres d’analyse antérieurs. Pour une définition introductive des vagues féministes, voir par exemple Dicker, A history of U.S. feminisms, Berkeley, Seal Press, 2008, p. 21-136. Voir en français Maria Nengeh Mensah (dir.), Dialogues sur la troisième vague féministe, Montréal, Remue-Ménage, 2005 ; Mercédès Baillargeon et le collectif les Déferlantes (dir.), Remous, ressacs et dérivations autour de la troisième vague féministe, Montréal, Remue-Ménage, 2011.

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« race32 », de validité, etc., ou les impliquant seulement secondairement. Au contraire, les technologies biomédicales mobilisent des réseaux transversaux au champ social et transnationaux33. Ce choix procède bien plutôt de l’hypothèse selon laquelle le champ du genre serait particulièrement bien outillé pour appréhender le nouveau modèle d’intervention sur les corps. En effet, le corps est un objet de préoccupation central pour le mouvement de libération des femmes de la deuxième vague. Dès lors, puisque ses arguments récusent le naturalisme, la réflexion féministe s’est très tôt frottée aux difficultés inhérentes à l’analyse d’un objet corporel aux apparences de la nature dans le cadre d’une perspective antinaturaliste. Or les sciences humaines ont à affronter la même difficulté pour saisir le corps. Nous le disions, l’antinaturalisme structure l’approche sociologique et depuis Karl Marx, il représente le fer de lance de la démarche critique à visée politique pour autant que l’histoire naturelle de l’homme doit être démasquée comme celle de la production de son existence34. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant de constater que « le corps, donnée immédiate pour les sciences de la vie, est devenu au début du XXe siècle un objet contre lequel se sont en partie construites les sciences sociales35. » Même si l’intérêt de ces dernières pour le corps ne cessera de croître à partir des années 1970, avec en France les contributions notamment de Pierre Bourdieu et Michel Foucault, parce que le corpus féministe s’est construit d’emblée autour de préoccupations corporelles, il nous semble constituer une ressource de première importance et trop souvent négligée, pour aborder la matière des technologies biomédicales, au-delà des enjeux de genre. Inversement, notre examen ne se privera pas des apports pertinents extérieurs au champ féministe et tissera à l’occasion un dialogue entre diverses contributions disciplinaires (sociologiques et anthropologiques) dans l’intérêt du problème philosophique qui nous occupe.

32 A la suite de Catherine Achin et Elsa Dorlin, nous entendons par la catégorie de « race » non pas une

catégorie naturelle mais des « processus sociaux qui président à la racialisation des individus et partant, au racisme ». Catherine Achin et Elsa Dorlin, « Nicolas Sarkozy ou la masculinité mascarade du Président », Raisons politiques, vol. 3, n° 31, 2008, p. 19-45, p. 20-21.

33 Céline Lafontaine, Le corps-marché. La marchandisation de la vie humaine à l'ère de la bioéconomie,

Paris, Éditions du Seuil, 2014.

34 Karl Marx, Le manifeste du parti communiste, Paris, Éditions sociales, 1976. On notera que le féminisme,

de ce point de vue, mobilise pour ses propres fins une thématique qui le précède et dont il n'a pas l'exclusivité. Elle représente cependant pour lui un véritable axe névralgique qui débouchera sur de nombreuses reprises originales.

35 Dominique Memmi, Dominique Guillo et Olivier Martin, La tentation du corps. Corporéité et sciences

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Cela étant dit, la résurgence d’un intérêt pour la matérialité d’un corps toujours suspecté de trahison épistémologique d’une part, l’ambiguïté de l’argument de la plasticité de l’autre – invoqué jusqu’à dernièrement par la perspective constructiviste, endossé plus récemment par les biologistes –, suscitent une certaine effervescence dans un champ féministe prompt à embrasser de nouveaux paradigmes, et ne sauraient apporter de réponses toutes faites. La déstabilisation des repères a même des effets surprenants. On constate en effet que les positionnements normatifs habituels vacillent. Avec la recomposition des contraintes biologiques de la procréation notamment – un sujet particulièrement sensible pour les féministes de par le rôle crucial de la reproduction de l’espèce dans l’analyse des rapports sociaux de sexe – on observe des alliances étranges, et inquiétantes. C’est ainsi par exemple que Robyn Rowland, une féministe radicale importante qui s’est tôt engagée dans la critique des nouvelles technologies de reproduction (NTR), se réfère dans un texte de 198736 à Leon Kass. Or cet autre opposant aux biotechnologies appliquées à l’humain, concerné plus particulièrement par leurs finalités mélioratives, s’illustrera dans ce combat en dirigeant la commission dédiée aux questions de bioéthique créée en 2001 par le président américain George W. Bush, le President’s Council on Bioethics, et ce jusqu’en 2005. Cette alliance « contre-nature » entre une féministe aux visées progressistes et un conservateur devenu « le philosophe » d’un président37 qui, rappelons-le, a inauguré sa présidence au seuil du XXIe siècle en coupant toute aide aux organisations supportant l’avortement, pourrait appartenir à un passé révolu et refléter les aléas d’une critique féministe des NTR alors en construction. Cela ne serait d’ailleurs pas si étonnant dans la mesure où les féministes ont été des pionnières en la matière, les enquêtes et analyses menées par le réseau FINRRAGE38 dans les années 1980 tranchant avec l’acceptation obséquieuse entourant alors ces nouvelles pratiques, le monde médical et médiatique se contentant d’enregistrer les avancées technologiques sans questionner leurs conditions et leurs implications, notamment pour les patientes.

36 Robyn Rowland, « Technology and Motherhood : Reproductive Choice Reconsidered », Signs, vol. 12,

n° 3, 1987, p. 512-528.

37 C’est ainsi que les medias nommèrent Leon Kass. Voir Nell Boyce, « The president's philosopher », U.S.

News & World Report, vol. 132, n° 4, 11 février 2011, p. 58.

38 FINRRAGE est l'acronyme de Feminist International Network of Resistance to Reproductive and Genetic

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Mais le caractère perturbateur des nouvelles technologies biomédicales sur le plan politique connaît une certaine constance. Les bouleversements sociaux mais également identitaires, psychologiques et anthropologiques que véhicule potentiellement la manipulation de la matière vitale, qui touche à des corrélats jusqu’alors inatteignables de l’identité sexuée et de la socialité comme l’altération organique de l’apparence genrée ou les conditions de la procréation, sont génératrices d’anxiété : la peur du nucléaire et de l’anéantissement matériel a cédé sa place à une crainte concernant notre essence, l’altération de notre existence ou notre remplacement par des machines plus intelligentes39. Que les transformations apportées par les technologies semblent pouvoir être très rapides ou par à-coups et que la temporalité des innovations déborde celle des décisions démocratiques n’aident guère à clarifier et poser les débats. Au final, le partage entre espoirs et craintes transgresse les lignes partisanes traditionnelles et il n’est pas si rare que des féministes radicales se retrouvent aux côtés de religieux conservateurs pour s’opposer aux NTR ou aux parcours transidentitaires tandis qu’à l’inverse de vieux écrivains de science-fiction, hommes bougons retranchés dans un imaginaire hypersexualisé, puissent être théorisés comme des féministes postmodernes40. On notera d’ailleurs que la deuxième édition française du brûlot de la féministe américaine Valerie Solanas, SCUM Manifesto, est postfacée par Michel Houellebecq41. Mais plus proche de nous, la position défavorable de Sylviane Agacinski sur l’ouverture de la PMA aux couples homosexuels42, dans la foulée de la loi adoptant en 2013 en France l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe, a été critiquée pour fournir des arguments aux opposants conservateurs43.

Les combinaisons inusitées entre processus biologiques et identités de genre initiées par les technologies biomédicales semblent ainsi ébranler non seulement nos repères ontologiques et épistémiques mais également nos repères normatifs. L’enjeu d’une étude sur les nouvelles

39 Joseph Fahey, « Nous, posthumains : discours du corps futur », Critique, « Mutants », dir. Thierry Hoquet,

n° 709-710, juin-juillet 2006, p. 541-552. Il s'agit d'une recension d'un ouvrage de N. Katherine Hayles, figure centrale du nouveau matérialisme.

40 Patrick D. Hopkins (dir.), Sex/Machine. Readings in culture, gender and technology, Bloomington et

Indianapolis, Indiana University Press, 1998, p. 9.

41 Valérie Solanas, SCUM Manifesto, Paris, Mille et une nuits, 1998 (éd. originale : 1968 ; 1ère éd. fr. : 1971). 42 Sylviane Agacinski, « Deux mères = un père ? », Le Monde, 3 février 2013.

43 Laura-Maï Gaveriaux, « Mariage gay : la "philosophe" Sylviane Agacinski signe un texte indigent et

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technologies biomédicales eu égard au genre est bien entendu normatif. Ce qui importe, c’est de pouvoir démêler si le développement des nouvelles technologies biomédicales renforce ou au contraire atténue l’oppression de genre, si elle reproduit ou subvertit notamment l’hétéronormativité44. Une telle interrogation normative se décline elle-même sur différents plans, individuel (accroissement ou non de la capacité d’agir), collectif (c’est la question des rapports de pouvoir), mais aussi éthique (c’est la question de la singularité des formes de vie que suscitent les technologies biomédicales, la spécificité des manières de faire monde, de vivre ensemble, de composer nos collectifs).

Or, si l’on ne veut pas produire une critique des nouvelles technologies biomédicales qui se déploie à partir du critère d’un propre des femmes, ce qui reviendrait à mobiliser en sous-main une définition essentialiste du sujet « femme » et à présupposer une universalité du corps féminin, autrement dit à reconduire un postulat naturaliste quant aux identités genrées et donc quant aux rapports de genre, un tel problème ne saurait être posé qu’à partir d’une analyse des opérations constitutives du genre. Car si les contours du féminin et du masculin ne sont pas donnés, ils sont donc produits. Le questionnement politique doit par conséquent s’ancrer dans un questionnement ontologique. C’est la raison pour laquelle nous abordons la question de savoir ce que les nouvelles technologies biomédicales font au genre sous l’angle de la subjectivité, afin de remonter à l’examen de ses opérations constitutives. Nous serons ainsi amené·e·s à nous appuyer sur les notions de techniques du corps (Marcel Mauss), de technologies de pouvoir (Michel Foucault) et, dans une moindre mesure car elles ne concernent pas prioritairement les modalités d’investissement physique des corps, de technologies de genre (Teresa de Lauretis). Il ne s’agira donc ni de bioéthique féministe, ni de critique féministe des sciences et des techniques au sens classique, ni à proprement parler de théorie politique non plus, mais, au croisement de ces intérêts épars, d’un travail d’épistémologie féministe45. Nous chercherons à comprendre quels corps, quelles effectivités techniques et quels rapports de pouvoir de genre se mettent en place, se

44 L’hétéronormativité désigne chez Butler une matrice d'intelligibilité qui œuvre comme un faisceau de

normes et produit une hiérarchie de genre tout en activant l'obligation à l'hétérosexualité. Judith Butler, Trouble dans

le genre. Le féminisme et la subversion de l'identité, trad. fr. Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, 2005 (1990).

45 Nous entendons par là les outils critiques élaborés par les théories féministes, parce qu'ils ne se sont pas

contentés d'ajouter le sujet « femme » aux domaines du savoir établi mais ont réformé les manières de connaître. Voir Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualités, Paris, PUF, 2008, p. 9-31.

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façonnent, se pratiquent ou encore sous quelles formes respectives ces trois pôles sont convoqués et finalement appelés à être par l’entremise des nouvelles technologies biomédicales.

Notre étude participe du constat d’un nouveau modèle d’intervention biopolitique (Rose, Franklin, Rabinow, Preciado) et nous verrons que la prolifération des interventions biomédicales sur nos corps donne lieu à une biopolitique moléculaire de genre. Nous tenterons de montrer que le mode d’objectivation biomédical du genre dégage un nouveau champ de sexuation, un nouvel « état naturel46 » du genre, qui apparie la normativité du vivant et la normalisation sociale de manière singulière et fait des technologies biomédicales un nouveau facteur de subjectivation de genre. Dans ces conditions historico-techniques, le pôle naturel et le pôle culturel ne se dissolvent pas dans un monisme indifférencié selon nous, mais leurs rapports se recomposent. Or, eu égard à la biopolitique moléculaire de genre qui les articule donc d’une manière spécifique, nous soutenons que la critique de la naturalité des rapports de genre ne suffit plus : non pas que la perspective antinaturaliste s’avère inopérante, mais elle est appelée à se muer en critique de la technique (et des technologies biomédicales). En effet, pour saisir la manière dont les rapports de genre opèrent à travers ces interventions médicales, ce sont les réseaux biomédicaux qu’il faut analyser, en tant que canaux spécifiques de production du « genre moléculaire », et non plus seulement la socialisation différenciée, qui structure pour sa part le « genre molaire ».

Notre propos est organisé en trois parties. Parce que le problème d’une mise à l’épreuve de la critique antinaturaliste pour aborder les enjeux corporels n’apparaît pas avec les technologies biomédicales, la première partie entend restituer les réponses conceptuelles que les théories féministes ont forgées pour répondre à ce dilemme de la matérialité des corps et d’une expérience physique depuis la seconde vague. Quoiqu’il ne soit pas exclusif, le couple notionnel sexe/genre apparaît alors central à une telle entreprise. Son examen nous permettra de souligner le champ d’application implicitement visé par un tel dispositif théorique. En effet, l’ambiguïté politique du corps, à la fois lieu de l’oppression et source de résistance, est saisie par les différents paradigmes de genre sur le terrain de la socialisation différenciée et de la discipline. Dans de telles thèses antinaturalistes, ce sont donc certains aspects corporels qui servent de

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matériau subjectif au genre par l’entremise de certaines technologies sociales historiquement déterminées.

Or, les nouvelles technologies biomédicales semblent battre en brèche cet appareil critique dans la mesure où le processus de sexuation des corps qu’elles régissent échappe aux explications disponibles. La deuxième partie de ce travail, la plus importante, s’emploie par conséquent à analyser les modalités d’exercice et les finalités productives de ce nouveau type d’investissement des corps, sur le modèle des prérequis critiques dégagés par le concept de genre tel que l’emploient des féministes matérialistes et Butler. Puisqu’il s’agit d’un problème similaire, soulevé dans des conditions néanmoins transformées, l’enchaînement des chapitres de cette deuxième partie fait écho à celui de la première. Nous verrons alors que dans le contexte biomédical, les notions de corps, de genre et de technique dénotent des objets et des relations bien différents de, par exemple, ceux que mobilise la performativité du genre, sans convoquer pour autant un substrat physique plus « authentique », plus vrai ou plus naturel.

À la lumière de ces précisions ontologiques sur les modalités de production du genre spécifiques à l’horizon biomédical, la troisième partie se propose de poser les jalons pour une réflexion normative ultérieure. Car c’est bien elle qui donne tout son intérêt pratique aux analyses précédentes. La question la plus immédiate qui se pose à nous est alors la suivante : le recours aux technologies biomédicales (la biopolitique moléculaire de genre) est-il à même de court-circuiter la socialisation différenciée selon le sexe (la discipline et la performativité du genre) ? Mais plus généralement, la caractérisation de la modalité opératoire des technologies biomédicales devrait permettre d’éviter un triple écueil : celui d’une critique de la technique essentialiste, indifférente aux conditions toujours situées du recours aux technologies biomédicales, celui aussi d’un enthousiasme pour les nouveaux modes de subjectivation négligeant les rapports de pouvoir macro-sociaux qui les gouvernent, celui enfin d’une omission de la dimension éthique véhiculée par toute technologie sociale, à savoir la question de la singularité du rapport à soi et du vivre-ensemble ainsi générée – souhaitons-nous administrer notre matière organique et renforcer le contrôle, la maîtrise de nos processus vitaux ? L’ampleur de la tâche est néanmoins immense : à partir d’un exemple concret, celui de la pilule contraceptive, nous ne pourrons qu’indiquer un certain nombre de déplacements qui nous semblent significatifs pour l’élaboration d’une critique de la technique sur ces différents plans.

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Ce sont entre autres des réflexions en termes de stratégie et d’alliance (le rapport à la technique constitue-t-il un axe de domination spécifique qui participe de la consubstantialité des rapports de pouvoir ?) qui sont selon nous appelées à être développées.

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C

HAPITRE UN

:

L

E PARADOXE DE LA PREOCCUPATION

DU CORPS

Le personnel est politique !

Slogan emblématique des mouvements de libération des femmes de la deuxième vague

Contre toute attente, il faut bien le dire : le féminisme a longtemps perdu le corps et sa matérialité. Aussi surprenant que cela puisse paraître, le corps a fait l’objet d’un traitement tout à fait particulier au sein du mouvement et des réflexions féministes qui émergent dans les années 1960, de même que les notions de vie, d’organicité et toutes celles, finalement, qui sont rattachées de près ou de loin à son aspect biologique. Non pas que le corps fût absent des préoccupations : bien au contraire, il est central au mouvement de la deuxième vague, qui, comme le rappelle Françoise Collin47, se cristallise dans les années 1970 autour de revendications le concernant. Ce sont les questions de la contraception et de l’avortement, c’est-à-dire de la maîtrise de la fécondité par les femmes elles-mêmes, ainsi que celle de la répression du viol qui rassemblent les femmes et leurs alliés. « Mon corps m’appartient ! » est un des slogans phares du mouvement, « le droit de disposer de son corps » et la vigilance contre la réduction des femmes à un « corps-objet » sont autant de formules restées dans les mémoires qui montrent bien la prééminence de la préoccupation du corps. Prolongeant les révoltes insurrectionnelles et étudiantes de 68, le mouvement des femmes, aussi bien en France qu’au Québec et de par le monde, en exprime de nombreux aspects et émerge, avant même de se construire en mouvement de revendications, comme explosion de liberté, recherchée à partir d’une libération des corps, des sexualités et des tabous de la société petite-bourgeoise. Pourtant, en dépit du fait que le corps semble ainsi connaître ses heures de gloire et être sur le chemin, pour une moitié de l’humanité, de certains droits les plus fondamentaux (dont l’habeas corpus48 qui constitue un prérequis à la

47 Françoise Collin, Le différend des sexes. De Platon à la parité, Nantes, Éditions Pleins Feux, 1999. 48 À l’opposé de la lettre de cachet qui permettait de priver de sa liberté n’importe quel sujet sur ordre du

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citoyenneté), il fera rapidement l’objet d’une double approche, à la fois mobilisé par des intérêts pratiques et laissé dans l’ombre par les théories. Tout ce qui concerne son épaisseur, ses coordonnées, son fonctionnement, ses ressources, ses effets, est très vite écarté par la production intellectuelle issue des mouvements de libération des femmes.

1.1

T

OUR D

HORIZON FRANCOPHONE

C’est un constat similaire de perte et d’absence du corps qui émane encore d’une journée d’étude qui eut lieu en 2004 à Paris 7 - Denis Diderot et dont le titre est significatif : « Entre sexe et genre, où est le corps ?49 ». L’introduction précise que « [l]’utilisation des catégories de sexe et de genre, telles que définies par les théories féministes, matérialistes ou postmodernes, a empêché de penser le corps en dehors de ces catégories et entraîné une forme de recouvrement, d’oubli, voire un déni du corps50. » En 2009, la même hypothèse préside au choix du titre de l’ouvrage qui rassemble de nombreux écrits d’Hélène Rouch suite à sa disparition : Les corps, ces objets encombrants51. Oristelle Bonis, ayant en tête le parcours original de Rouch, biologiste qui dirigeait la « Bibliothèque du féminisme » chez L’Harmattan, écrit ainsi dans l’avant-propos : « Encombrants, les corps le sont aussi pour le féminisme [et pas seulement pour les biologistes], qui peine à les penser dans leur matérialité52. » Enfin, faisant écho à cette remarque, mentionnons encore que le Dictionnaire critique du féminisme de 2004 coordonné par Helena Hirata, Françoise Laborie, Hélène Le Doaré et Danièle Senotier53, référence francophone incontournable,

de l'usage contemporain de l'expression), la contraception peut être décrite comme l’habeas corpus des femmes dans la mesure où elle garantit cette même liberté fondamentale de ne pas être privé de la disposition de soi arbitrairement.

49 La journée d’étude prolongeait les réflexions d'un séminaire qui s’est tenu pendant trois ans à Paris 7 –

Denis Diderot et a donné lieu à la publication suivante : Hélène Rouch, Elsa Dorlin, Dominique Fougeyrollas-Schwebel (dir.), Le corps, entre sexe et genre, Paris, L’Harmattan, 2005.

50 Ibid., p. 10.

51 Hélène Rouch, Les corps, ces objets encombrants: contribution à la critique féministe des sciences,

Donnemarie-Dontilly, Éd. iXe, 2011. Ce titre a été critiqué lors du colloque qui lui rendait hommage le 1er avril 2011 à Paris 7 – Diderot (« Biologie, sciences du vivant et critique féministe des sciences »), mais le différend portait moins sur la validité générale de l'énoncé que sur sa pertinence pour caractériser les travaux de Rouch, qui faisaient précisément exception sur la question.

52 Ibid., p. 10. Pourtant les travaux de Rouch, on l'aura compris, représentent à cet égard une entreprise hors

du commun en France car la critique féministe des sciences qu’elle mena de manière relativement isolée lui permit de convoquer et d'observer des corps consistants, sujets au dialogue, depuis une perspective matérialiste.

53 Helena Hirata, Françoise Laborie, Hélène Le Doaré, Danièle Senotier (dir.), Dictionnaire critique du

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