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C’est un constat similaire de perte et d’absence du corps qui émane encore d’une journée d’étude qui eut lieu en 2004 à Paris 7 - Denis Diderot et dont le titre est significatif : « Entre sexe et genre, où est le corps ?49 ». L’introduction précise que « [l]’utilisation des catégories de sexe et de genre, telles que définies par les théories féministes, matérialistes ou postmodernes, a empêché de penser le corps en dehors de ces catégories et entraîné une forme de recouvrement, d’oubli, voire un déni du corps50. » En 2009, la même hypothèse préside au choix du titre de l’ouvrage qui rassemble de nombreux écrits d’Hélène Rouch suite à sa disparition : Les corps, ces objets encombrants51. Oristelle Bonis, ayant en tête le parcours original de Rouch, biologiste qui dirigeait la « Bibliothèque du féminisme » chez L’Harmattan, écrit ainsi dans l’avant-propos : « Encombrants, les corps le sont aussi pour le féminisme [et pas seulement pour les biologistes], qui peine à les penser dans leur matérialité52. » Enfin, faisant écho à cette remarque, mentionnons encore que le Dictionnaire critique du féminisme de 2004 coordonné par Helena Hirata, Françoise Laborie, Hélène Le Doaré et Danièle Senotier53, référence francophone incontournable,

de l'usage contemporain de l'expression), la contraception peut être décrite comme l’habeas corpus des femmes dans la mesure où elle garantit cette même liberté fondamentale de ne pas être privé de la disposition de soi arbitrairement.

49 La journée d’étude prolongeait les réflexions d'un séminaire qui s’est tenu pendant trois ans à Paris 7 –

Denis Diderot et a donné lieu à la publication suivante : Hélène Rouch, Elsa Dorlin, Dominique Fougeyrollas- Schwebel (dir.), Le corps, entre sexe et genre, Paris, L’Harmattan, 2005.

50 Ibid., p. 10.

51 Hélène Rouch, Les corps, ces objets encombrants: contribution à la critique féministe des sciences,

Donnemarie-Dontilly, Éd. iXe, 2011. Ce titre a été critiqué lors du colloque qui lui rendait hommage le 1er avril 2011 à Paris 7 – Diderot (« Biologie, sciences du vivant et critique féministe des sciences »), mais le différend portait moins sur la validité générale de l'énoncé que sur sa pertinence pour caractériser les travaux de Rouch, qui faisaient précisément exception sur la question.

52 Ibid., p. 10. Pourtant les travaux de Rouch, on l'aura compris, représentent à cet égard une entreprise hors

du commun en France car la critique féministe des sciences qu’elle mena de manière relativement isolée lui permit de convoquer et d'observer des corps consistants, sujets au dialogue, depuis une perspective matérialiste.

53 Helena Hirata, Françoise Laborie, Hélène Le Doaré, Danièle Senotier (dir.), Dictionnaire critique du

ne possède pas d’entrée « corps » en dépit de l’intérêt affirmé par les coordinatrices pour « [l]es champs d’intervention des luttes féministes autour du corps ». C’est par le détour d’autres articles qu’on est invité·e à le retrouver.

À rebours de ces observations, on pense bien sûr au traitement que lui réservent des différentialistes comme Julia Kristeva54, Hélène Cixous55 ou Luce Irigaray56 qui, malgré leurs divergences, loin de faire l’impasse sur les qualités corporelles des sexes et a fortiori sur le corps féminin, mettent ce dernier en avant, explorant ses propriétés maternelles et fluides. Toutefois, leur intérêt pour le corps intervient à propos du langage (Kristeva) ou de l’écriture féminine (Cixous et Irigaray), c’est-à-dire, pour ces dernières, dans le cadre d’une interrogation sur l’exclusion des femmes « inter-dites » du symbolique. La biologie et la constitution réelles des corps ne les intéressent pas. Il s’agit pour elles d’inscrire dans l’écriture « le » corps féminin, jusqu’alors hétérogène au discours, autrement dit de trouver dans la morphologie féminine imaginaire des ressources pour un horizon symbolique alternatif, qui devrait permettre aux femmes de se réapproprier leur corps, rendu étranger à elles-mêmes dans le miroir de l’économie phallique. De plus, même si l’enjeu ultime est la désaliénation concrète par le détour du symbolique, en réalité toute la réflexion se passe au plan d’un système représentationnel figé, qui empêche de saisir les corps « réels » : faute d’être problématisés, cloués au sein d’une différence des sexes inébranlable, invariante et première, les corps féminins apparaissent tous homogènes (dans leur dés-identification à l’égard de l’ordre symbolique). La focalisation sur les spécificités de la culture phallocentrique se fait aux dépens de la matérialité concrète très diverse des corps des femmes. Enfin, et surtout, ces auteures entretiennent un rapport très compliqué avec le féminisme57. Alors qu’Irigaray ne fut pas centrale à l’épistémologie féministe française, que

54 Pour indication : Julia Kristeva, Polylogue, Paris, Éditions du Seuil, 1977.

55 Hélène Cixous, « Le rire de la méduse », dans L’Arc, numéro sur « Simone de Beauvoir et la lutte des

femmes », 1975, p. 39-54. Traduit par Keith Cohen et Paula Cohen, « The Laugh of the Medusa », dans Signs, vol. 1, n° 4, été 1976, p. 875-893.

56 Luce Irigaray, Speculum, Paris, Éditions de Minuit, 1974 et Ce sexe qui n’en est pas un, Paris, Éditions de

Minuit, 1977.

57 Christine Delphy, « L’invention du French Feminism : une démarche essentielle », paru initialement dans

Nouvelles Questions Féministes, vol. 17, n°1, 1996 ; repris dans L’ennemi principal, tome 2 : Penser le genre, Paris,

Syllepse, 2009, p. 315-354. Eleni Varikas note : « l’intitulé de French feminism se réfère à la pensée d’auteurs tels qu’Hélène Cixous, Luce Irigaray ou Julia Kristeva qui, en France, ne se revendiquent pas du féminisme et qui n’apprécieraient probablement pas d’être regroupées sous la même enseigne. » Eleni Varikas, « Féminisme,

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Kristeva et Cixous ne se définissent pas comme féministes et qu’elles se sont tenues à l’écart du mouvement des femmes qui, en France, ne les intégrera pas davantage dans ses prolongations théoriques ultérieures, toutes trois irrigueront largement la pensée nord-américaine… au titre de représentantes du féminisme français58 ! Ce « french feminism », comme l’a baptisé le processus de réception états-unien, est donc décalé à plus d’un égard.

Delphine Gardey précise que le corps n’est réellement questionné par les féministes qu’à partir de la fin des années 1980. Avant, quoiqu’il ait été très présent dans le mouvement des femmes, elle remarque qu’il ne l’est que sous forme d’euphémisme et que cet évitement se retrouvera de manière significative ensuite dans les programmes de recherche féministe en sociologie et en histoire en ce qui concerne la France59. Il faut souligner ce fait : que les recherches féministes françaises, éparses, se soient distribuées au sein de ces traditions disciplinaires-là60 (histoire et sociologie), hautement réfractaires au domaine des objets naturels, perçu comme séparé et antithétique au domaine des objets sociaux, n’est pas anodin. L’absence de problématisation de la notion de corps est certainement en partie imputable à cette inscription académique. Elle influencera par exemple ce qui deviendra les thèmes de prédilection du féminisme : Ilana Löwy rappelle que le féminisme français s’est construit à partir d’une critique du monde du travail, des problèmes de discrimination et d’immigration qui lui sont associés et aussi des problèmes liés à l’école et l’éducation des filles, en adéquation avec les thèmes en

modernité, postmodernisme : pour un dialogue des deux côtés de l'océan », Futur antérieur (Féminismes au présent), 1993, p. 59-84. En ligne : http://www2.univ-paris8.fr/RING/spip.php?article1080 (consulté le 14 décembre 2014).

58 François Cusset, French theory : Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie

intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 1993.

59 Intervention de Gardey au Séminaire « Subjectivités numériques », conduit par Paul Mathias au Collège

international de philosophie, séance du 10 juin 2007. Archives sonores consultables en ligne :

http://diktyologie.homo-numericus.net/databank/son/20080610/Haraway_1_Gardey.mp3 (consulté le 20 novembre 2012).

60 L’histoire de la faible institutionnalisation des études féministes en France est à cet égard intéressante. En

créant en 1974 à Vincennes le « Centre d’études féminines » de Paris 8, auquel fut adjoint « et d’études de genre » par la suite, Hélène Cixous (entre autres) réalisa un véritable coup de force politique dans la mesure où elle fit ainsi entrer le féminisme dans l'univers académique français par la porte différentialiste, au détriment des approches matérialistes. Si celles-ci restèrent longtemps éparses et isolées au sein de laboratoires aux priorités autres, on observe depuis quelques temps une recrudescence de formations sur le genre d’inspiration plus large et y compris matérialiste. Voir Alban Jacquemart, Agnès Netter, Françoise Thibault, Orientations stratégiques pour les

recherches sur le genre, Paris, Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, 2012 ; ANEF (dir.), Le genre dans l'enseignement supérieur et la recherche. Livre blanc, Paris, La Dispute, 2014.

vogue de la sociologie de l’époque61. Dans ces conditions, poursuit-elle, puisque qu’on observe peu d’intérêt pour le corps en général, on n’observe guère d’intérêt pour le corps sexuel non plus. La problématisation des corps ne semble pas devenir plus convaincante par la suite, si l’on en croit le florilège d’éléments réprobateurs de la décennie 2000 mentionné plus haut. Cela ne contredit-il pas le repère chronologique avancé par Gardey, évoquant un infléchissement antérieur et favorable du rapport au corps ? En fait, il est légitime de penser que les références auxquelles pense Gardey ne sont pas françaises, car cette date ne renvoie à aucun ensemble de travaux significatifs sur la question qui aurait émergé précisément à un tel moment, mais elles sont vraisemblablement anglo-saxonnes, avec l’apparition progressive au cours des années 1980 d’un questionnement féministe sur les sciences et les techniques, qui se penchera sur les conditions de production des connaissances scientifiques et sur les catégories faisant autorité relativement à la description des corps62. Car, comme l’ont noté Löwy et Rouch, « le féminisme français, à l’inverse des féminismes anglo-saxons, a cruellement manqué d’historiennes et de sociologues des sciences, ainsi que de chercheuses scientifiques (en biologie particulièrement), intéressées par la problématique sexe/genre63 ». Ainsi, la proposition de Gardey ne nous semble pas erronée. Il n’en reste pas moins que le corps commence à devenir un objet privilégié des sciences humaines et sociales à la même époque (décennie 1980)64. Et pourtant, apparemment, en vain concernant le champ féministe français.

Citons encore une remarque de Marie-Hélène Bourcier qui corrobore cette impression : en France, constate-t-elle en 2005, « le féminisme a perdu le corps et la sexualité : il s’intéresse au viol – comme symbole de la violence sexuelle masculine – mais il oublie de parler de

61 Intervention d’Ilana Löwy dans Les nouveaux chemins de la connaissance, France culture, 17 février

2012, « Quel féminisme aujourd’hui ? ». http://www.franceculture.fr/player/reecouter?play=4369411 (consulté le 20 février 2012).

62 Mentionnons par exemple Evelyn Fox Keller, Reflections on Gender and Science, New Haven, Yale

University Press, 1985 ; Lynda Birke, Women, feminism and biology : the feminist challenge, New York, Methuen, 1986 ; Ruth Bleier (dir.), Feminist Approaches to Science, New York, Pergamon Press, 1986.

63 Ilana Löwy et Hélène Rouch, « Genèse et développement du genre : les sciences et les origines de la

distinction entre sexe et genre », Cahiers du Genre, vol. 1, n° 34, 2003, p. 5-16, p. 7 (note 4).

64 Signalons, à titre indicatif, les ouvrages suivants : Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome 1 : La

volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976 ; Michel De Certeau, L'invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire, Paris,

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masturbation, de nouvelles sexualités et de nouveaux corps65. » Les propos de Bourcier se placent à un autre niveau d’analyse que les remarques précédentes. Ils ne concernent pas la tension entre un vif intérêt et une impossibilité de problématiser l’objet de cette attraction, mais désignent une évolution dans le temps qui se caractérise par l’émergence de préoccupations d’un nouvel ordre, ayant relégué le corps au rang d’enjeu secondaire. En somme, alors que la mise à l’écart du corps demeure constante dans la production théorique, les raisons de cet évitement ont changé et ne sont plus seulement imputables, désormais, à l’influence des partitions disciplinaires que nous suggérions. Il faut en effet y voir, en outre, un effet conjoncturel. Suite à l’essoufflement des luttes féministes au cours des années 1980 et jusqu’au milieu des années 1990, c’est en effet autour de la question de la parité en politique qu’un regain de mobilisation se constitue progressivement dans la décennie 1990. Le succès de la lutte, qui se solde par l’adoption d’une loi en juin 2000 obligeant à la parité homme/femme dans la plupart des élections (que ce soit au niveau des candidat-es ou au niveau des élu-es), va redynamiser « l’espace de la cause des femmes66 » et entraîner une certaine émulation, recentrée, toutefois, sur des questions plus formelles que la libération sexuelle, puisque les revendications auront tendance à viser l’élargissement du principe paritaire à d’autres sphères sociales. Dans des cadres très différents, la représentation équilibrée des femmes et des hommes sera, par exemple, aussi bien réitérée par la loi au plan professionnel (à partir de 2001 plusieurs lois et décrets pour l’égalité professionnelle voient successivement le jour après une longue période de calme depuis la loi Roudy de 1983, première en la matière), que revendiquée par des activistes qui se sont approprié ce vocabulaire et l’étendent aux instances dirigeantes en général, qu’elles soient associatives, publiques ou privées (première action du groupe La Barbe en 200867). La situation s’est finalement presque inversée : le corps est devenu entretemps un objet privilégié de la sociologie

65 Christelle Taraud, Les féminismes en question : éléments pour une cartographie, Paris, Éditions

Amsterdam, 2005, p. 54.

66 Catégorie proposée par Laure Bereni et qui désigne « la configuration des collectifs (et de leurs

participantes) qui luttent au nom des femmes et pour les femmes quels que soient les termes de la lutte et la sphère sociale dans laquelle ils s’inscrivent ». Voir La bataille de la parité : mobilisations pour la féminisation du pouvoir, Paris, Economica, 2015.

67 La Barbe est un groupe orienté vers l'action, qui vise plus précisément « à envahir les lieux

traditionnellement dominés par les hommes en portant des barbes. […] Il s'agit de rendre visible la domination des hommes dans les hautes sphères du pouvoir, dans tous les secteurs de la vie professionnelle, politique, culturelle et sociale. » Voir leur site : http://labarbelabarbe.org/La_Barbe/Principes.html (consulté le 5 mars 2013).

via les reprises des thèmes foucaldiens68, alors que stratégiquement, les priorités des luttes féministes l’ont en partie délaissé.

On observe de la sorte un chassé-croisé entre agendas militants et logiques disciplinaires guère favorable à l’appréhension du matériel corporel. Néanmoins, à ce carrefour, un ensemble de travaux tout à fait singuliers mobilisent la matérialité des corps, même si c’est de manière indirecte. Nicole-Claude Mathieu, Colette Guillaumin et Paola Tabet, théoriciennes et contributrices majeures du féminisme matérialiste francophone, ont en effet commis des travaux extrêmement stimulants69 qui, dans la droite ligne d’une approche matérialiste, rendent compte des rapports de pouvoir à partir de ce qui arrive aux corps. Toutefois, cette lucarne (sur laquelle il nous faudra apporter des précisions critiques70) se referme bien vite71. Outre l’affaiblissement de la mobilisation militante, deux pistes peuvent être avancées pour tâcher d’en rendre compte. D’abord l’arrivée du concept de genre, issu du monde anglo-saxon, et la concurrence qu’il fera à l’approche en termes de « rapports sociaux de sexe72 » constituent une première raison pour laquelle les théoriciennes ultérieures n’emprunteront pas aussi facilement la voie tracée par leurs

68 Janet Price et Margrit Shildrick élargissent ce constat non seulement aux Etats-Unis mais encore à la

science médicale : « It is an academic truism that the body, after decades of perceived neglect, is once again at the forefront of academic discourse, not just in the humanities and the social sciences, but more paradoxically in the medical sciences too, where a detached concern with the brut matter of blood, flesh and bones, is increasingly challenged, and superseded by a notion of constructed and differential embodiment. » Voir Vital Signs: feminist

reconfigurations of the bio/logical body, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1998, p. 1. Catherine Fouquet note

que la sollicitude universitaire se penche désormais sur le corps en histoire depuis 1972. Voir « Le détour obligé ou l’Histoire des femmes passe-t-elle par celle de leur corps ? », dans Michelle Perrot (dir.), Une histoire des femmes

est-elle possible ?, Marseille, Éditions Rivages, 1984, p.72-84, p. 72.

69 Paola Tabet, « Fertilité naturelle, reproduction forcée », dans La construction sociale de l'inégalité des

sexes. Des outils et des corps, Paris, L’Harmattan, 1998 (texte de 1985), p. 77-180 ; Nicole-Claude Mathieu,

« Quand céder n'est pas consentir », dans L’anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, Paris, Indigo & Côté-femmes éditions, 1991 (texte de 1985), p. 131-226 ; Colette Guillaumin, « Le corps construit », dans Sexe,

race et pratique du pouvoir. L’idée de Nature, Paris, Indigo & Côté-femmes éditions, 1992 (texte resté inédit jusqu’à

cet ouvrage), p. 117-141.

70 Voir infra, chapitre I – 4.

71 Les raisons de l’abandon de l'approche matérialiste des corps seraient très intéressantes à analyser. Outre

l'hypothèse d'un contexte général, y compris universitaire, qui évolue vers des paradigmes libéraux ou à tout le moins éloignés du marxisme, Stevi Jackson retrace le trajet de cette prise de distance non pas vis-à-vis du corps mais vis-à- vis de l'approche matérialiste dans « Marxisme et féminisme », dans Jacques Bidet et Eustache Kouvélakis (dir.),

Dictionnaire Marx contemporain, Paris, PUF, 2001, p. 265-293. Voir aussi Jules Falquet, « Pour une anatomie des

classes de sexe : Nicole-Claude Mathieu ou la conscience des opprimé·e·s », Les Cahiers du genre, n° 50, vol. 1, sept. 2011, p. 193-217 et Christine Delphy « L’invention du French Feminism : une démarche essentielle », dans

L’ennemi principal, tome 2, op. cit., qui apportent quelques pistes de réponses complémentaires.

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aînées, troquant une tradition d’approche pour d’autres outils d’analyse interpellés moins directement par la notion de matérialité.

Néanmoins, l’hypothèse de la simple conjoncture, disciplinaire ou militante, est trop faible pour rendre compte de la persistance d’une saisie superficielle du corps dans la réflexion féministe française, a fortiori après qu’il est devenu une thématique sociologique à succès. Il faut en effet relativiser l’affirmation selon laquelle l’actualité féministe en France serait privée pendant deux décennies (1990 et 2000) du registre corporel… jusqu’à l’affaire DSK, mis en examen pour viol sur une femme de ménage dans un hôtel à New York en mai 2011 ; et jusqu’à la proposition de loi abolitionniste sur la prostitution, annoncée par la ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, en juin 2012. Il ne faudrait oublier dans la décennie 1990 ni la renaissance d’un mouvement politique homosexuel autour de l’épidémie du SIDA73, ni la campagne en France pour le PACS74, ni les débats que les NTR ont soulevés dès les années 198075, ni l’apparition de la notion de harcèlement sexuel76 : ce sont là autant de questions sexuelles et sexuées mobilisant le corps qui ont occupé la scène publique. Or elles n’ont pas nourri le renouveau féministe au même degré que la parité77, ce qui est étonnant. Tout cela porte

73 Sébastien Chauvin, « Les aventures d'une « alliance objective ». Quelques moments de la relation entre

mouvements homosexuels et mouvements féministes au XXe siècle », L’homme et la société, n° 158, vol. 4, 2005, p. 111-130.

74 Clarisse Fabre et Éric Fassin, « Le PACS, et au-delà », dans Liberté, égalité, sexualités, Paris, Belfond,

2003, p. 41-70.

75 En français, voir Conseil du statut de la femme (dir.), Sortir la maternité du laboratoire : actes du forum

international sur les nouvelles technologies de la reproduction, Québec, Gouvernement du Québec, 1988 ; Catherine

Lesterpt, Gatienne Doat (dir.), L’ovaire dose ? : actes du colloque organisé les 3 et 4 décembre 1988 par le MFPF (Mouvement français pour le planning familial), Paris, Syros/Alternatives, 1989.

76 Ibid., « Harcèlement sexuel », p. 101-128.

77 Selon Chauvin, l'émergence d'un mouvement homosexuel politique autour de l'épidémie du SIDA fut

instrumentalisée par les tenants de la campagne en faveur de l’union civile (futur PACS), qui étayèrent leur revendication avec des arguments humanitaristes renvoyant aux drames que l'épidémie faisait vire aux couples homosexuels sans statut. Cette « rhétorique particulariste » de la reconnaissance s'opposa d'autant mieux à la rhétorique des féministes favorables à la parité, même si les débats ont lieu au même moment, que ces dernières