• Aucun résultat trouvé

Face au raisonnement beauvoirien, deux voies ont été empruntées par les féministes de la deuxième vague. Il faut cependant noter qu’au-delà des lignes de fracture qui conduiront effectivement à deux types d’approche du corps, la leçon beauvoirienne qui échoit en héritage à toutes les tendances féministes qui lui succèdent possède deux volets : elle consiste à placer le corps au cœur de l’analyse des rapports inégalitaires entre les sexes, tout en le désindexant du déterminisme biologique. Avec ce double point de vue, on peut dire que Beauvoir introduit une rupture dans l’histoire du féminisme. En effet, la première vague117 revendique l’égalité au moyen d’une réforme des institutions (droit de vote par exemple), sans réellement remettre en cause l’idée d’une identité féminine, largement tenue pour un fait de nature, au profit d’une attention portée au sort que l’on réserve aux personnes de sexe féminin (interdites d’éducation, exclues des sphères politiques, rendues dépendantes à vie, etc.). Après Beauvoir, en revanche, les choses évoluent : le corps se substitue aux institutions comme lieu primordial de la lutte politique, car les contours de la féminité eux-mêmes sont présentés comme variables et contingents, au point où l’identité féminine, loin de se déduire de manière univoque d’un donné anatomique devient, comme on l’a vu, problématique. Le lien entre les attributs corporels et l’identité sexuée se complexifie sérieusement. Dans cette perspective très féconde, qui sera le point de départ des successeuses de Beauvoir de quelque obédience qu’elles soient118, à de rares exceptions119, le corps perd sa qualité de support transparent et causal de l’identité sexuée, pour être transformé en « simple » relais identitaire. Les implications de cette thèse peuvent surprendre. En réalité, alors qu’il est dépouillé de son essence sexuée, les tribulations et symbolisations du corps n’en

117 Mercédès Baillargeon rappelle que « la division historique du féminisme en termes de vagues est de plus

en plus remise en question, car elle a tendance à gommer les différences qui ont pu exister à l'intérieur des vagues elles-mêmes. Il s'agit en outre d'une division historique parfois arbitraire de l'évolution du féminisme qui s'appuie sur l'idée de ruptures successives. » Mais nous endossons son interprétation selon laquelle stratégiquement, « la division historique du féminisme en vagues a le mérite de mettre en avant la cohésion du mouvement en projetant une image forte ». Mercédès Baillargeon, « La troisième vague féministe au Québec : une expérience en mouvement », dans Baillargeon et le collectif les Déferlantes (dir.), Remous, ressacs et dérivations autour de la troisième vague

féministe, op. cit., p. 9-20, p. 11-12.

118 Les thèses différentialistes ont régulièrement été critiquées pour leur supposé réductionnisme biologique.

Nous indiquerons ci-dessous que cette interprétation est erronée.

119 Les exceptions se trouvent davantage aux Etats-Unis chez des auteures du tout début du women’s

liberation comme Mary Daly, Gyn/Ecology: the metaetics of radical feminism, Boston, Beacon Press, 1978. Les projets littéraires et philosophiques des différentialistes françaises ne font, elles, pas exception à la règle.

deviennent que plus importantes puisque désormais d’elles seules dépend l’identité de genre. Ce sont ces dernières, à savoir ce qui arrive aux corps au plan des pratiques et au plan des représentations, qui passent du statut de symptômes et d’expression (de manifestation d’une substance) à celui de facteurs premiers. L’existence corporelle précède l’essence sexuée. C’est bien la raison pour laquelle le corps deviendra la pierre angulaire des analyses féministes. Pour élucider la subordination des femmes, il faut examiner la manière dont la culture en un sens très large (ou les rapports de pouvoir) se saisit des corps, qu’il s’agisse d’examiner la manière dont elle en rend compte dans les systèmes de représentations, ou la manière dont elle les modèle au quotidien, leur assigne des places, leur impose des limites, leur apprend quel espace ils peuvent occuper, quels gestes sont requis ou au contraire interdits, quelle proximité à autrui doit être tolérée ou à l’inverse refusée, etc.

Et, dans une remarque qui accentue la tension qui nous occupe (entre un corps réclamé haut et fort et un problème théorique à l’investir), Susan Bordo de souligner que le féminisme de la deuxième vague a largement contribué à ce qu’on appelle aujourd’hui la politique des corps120. Alors qu’on passe souvent directement de Marx121, qui en dégage les germes, à Foucault, c’est au féminisme que revient le mérite d’avoir identifié que la clé de certaines asymétries sociales réside dans la critique de la formation des corps122 – si elle parle du féminisme américain, il faudrait ajouter le féminisme matérialiste français avec Christine Delphy, Nicole-Claude Mathieu, Colette Guillaumin, Paola Tabet. Par ailleurs Irigaray, Wittig et Cixous sont créditées par Linda Zirelli d’avoir investi le corps comme le site de la production de nouveaux modes de subjectivité123. Dans tous les cas et quels que soient les moyens retenus, la désaliénation du corps par sa réappropriation devient prioritaire. Elle apparaît comme la condition nécessaire pour devenir un sujet moderne. Comment les différents courants de la deuxième vague articulent cette

120 Bordo, Unbearable Weight…, op. cit., p. 16-17.

121 Marx combat l'idéalisme de ces prédécesseurs et affirme que l'être humain est nécessairement corporel,

matériel, concret. Karl Marx, L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1988.

122 Bordo, Unbearable Weight…, op. cit., p. 18. Voir en histoire Fouquet, « L’histoire des femmes passe-t-

elle par celle de leur corps ? », op. cit.

123 Linda Zirelli est citée par Bordo, Unbearable Weight…, op. cit., p. 17 (Linda Zirelli, « Rememoration or

War ? French Feminist Narrative and the politics of Self-Representation », Differences, 1991, vol. 2-3). Bourcier souligne de son côté que Wittig, par exemple, propose « une dés-identification radicale d'avec la femme (son fameux “les lesbiennes ne sont pas des femmes”). » Marie-Hélène Bourcier, Queer Zones 3. Identités, cultures, politiques, Editions Amsterdam, 2011, p. 65.

58

prééminence nouvelle du corps, et d’où vient que sa matérialité leur échapperait ? C’est ce que nous nous proposons d’examiner à présent.