• Aucun résultat trouvé

L’adoption de la notion de genre par les chercheuses féministes anglophones dans les années 1970323 endosse la posture antinaturaliste décrite dans le chapitre précédent : c’est elle qui a la charge de ruiner le raisonnement qui affirme que la subordination des femmes est naturelle. Ann Oakley, sociologue britannique, élabore la première définition féministe du terme en 1972 :

« De manière générale, la société occidentale est organisée autour de la présupposition que les différences entre les sexes sont plus importantes que les qualités qu’ils ont en commun. Quand on essaie de justifier cette hypothèse en termes de différences “naturelles”, deux processus distincts se trouvent confondus : la tendance à différencier par sexe, et la tendance à différencier par sexe d’une manière particulière. La première est réellement une caractéristique constante de la société humaine alors que la seconde ne l’est pas, et sa versatilité marque la division entre “sexe” et “genre” ; les différences de sexe sont peut-être “naturelles”, mais les différences de genre ont leur source dans la culture, et non dans la nature. Une grande partie de la confusion qui règne dans le débat sur les rôles de sexe vient du fait que nous tendons à parler de “différences de sexe” quand nous voulons en fait parler de différences de genre. À cause de cela, la logique d’une société organisée autour des différences de sexe n’est jamais explicitée, et l’idée d’une société où l’on pourrait s’émanciper des rôles de genres conventionnels est écartée comme une impossibilité324. »

323 L'invention du concept de genre ne revient pas au féminisme, mais au corps médical dans les années

1950 et 1960. Voir infra, chapitre II – 2 pour cette première occurrence qui poursuit des fins normalisatrices à l'opposé de sa reprise féministe ultérieure dont il est question ici.

324 Ann Oakley, Sex, gender and society, London, Temple Smith, New Society, 1972, p. 189. « On the

whole, Western society is organised around the assumption that the differences between the sexes are more important than any qualities they have in common. When people try to justify this assumption in terms of ‘natural’ differences, two separate processes become confused: the tendency to differentiate by sex, and the tendency to differentiate in particular way by sex. The first is genuinely a constant feature of human society but the second is not, and its inconstancy marks the division between ‘sex’ and ‘gender’; sex differences may be “natural”, but gender differences have their source in culture, not nature. Much of the confusion in the debate about sex roles comes from the fact that we tend to speak of “sex differences” when we are really talking about differences of gender. Because of this the rationale of a society organized around sex differences is never made clear and the idea of a society based on liberation from conventional gender roles is written off as impossibility. »

126

La définition mobilise de manière paradigmatique la distinction entre nature et culture, perçues comme deux sphères hétérogènes, afin de lever une confusion théorique d’une part (en distinguant deux processus distincts auparavant amalgamés) et d’ouvrir vers des conclusions pratiques de changement social de l’autre. En arrachant les « rôles de sexe » de l’orbite de la nature, c’est-à-dire à la fois de la permanence et de ce qui transcende l’agir humain, les sempiternelles problématiques de la complémentarité et de la spécificité peuvent en effet être réinterprétées comme des questions de domination.

Dans la continuité des pensées critiques du XIXe siècle, le genre permet de substituer l’histoire à la nature comme principe explicatif : sa vocation est de montrer le caractère historique, social et construit des différences entre hommes et femmes, par opposition à l’idée selon laquelle ces différences seraient stables et premières. On comprend ainsi pourquoi le concept féministe de genre se développe principalement au sein du courant égalitariste du féminisme pour lequel il deviendra un outil central, mais n’est guère investi par les féministes différentialistes qui ne veulent pas rogner les différences. Il permet en fait d’élaborer non pas tant une analyse originale de la domination qu’un nouveau champ social où s’exerce des rapports de pouvoir. Si, dès le départ, ces derniers sont pensés dans les termes « classiques » de la critique sociale issue de l’antinaturalisme marxiste, de sorte que l’antinaturalisme que véhicule le concept de genre ne lui est pas propre, en revanche la charge qu’il sera amené à lui conférer est très forte325. Elle est, finalement, à la mesure des préjugés naturalistes qui entourent la perception des rapports de sexe et ont fondamentalement orienté l’ensemble de l’élaboration théorique féministe vers un antinaturalisme vigoureux, et ce avant même l’usage et la définition du terme.

La notion de genre préexiste à la théorie féministe à plusieurs égards. Elle désigne initialement la différence entre les formes masculines et féminines au sein du langage. Eleni Varikas a souligné la pertinence de cet emprunt délibéré à la grammaire en faisant la généalogie du caractère arbitraire des marques masculines et féminines que promeut le genre326. Elle montre que l’introduction originale par Protagoras d’une division des noms selon le genre provoque des

325 Dans son livre de référence sur le constructivisme social, Ian Hacking note : « Sans aucun doute, les

doctrines de construction sociale les plus influentes ont eu affaire au genre. Il fallait s'y attendre. ». Voir Entre

science et réalité. La construction sociale de quoi ?, Paris, La Découverte, 2008 (1999), p. 21.

326 Eleni Varikas, Penser le sexe et le genre, Paris, PUF, 2006, chap. 2 : « Une généalogie édifiante : la

querelles dont les enjeux sont similaires à ceux que le concept féministe de genre soulève. Par l’intermédiaire de cette division, Protagoras cherche à accroître l’efficacité du langage ; mais quel est le rapport entre le genre du nom et celui de la chose qu’il désigne ? L’attention portée à des dialectes différents révèle qu’une même chose peut être exprimée par des sons divers et que son genre peut varier : il faut bien en conclure que le rapport est contingent. Or le caractère contingent du genre des noms que procure la grammaire renvoie au fait que c’est « l’homme, cet animal doté de langage et créateur des symboles », [qui, selon la célèbre formule protagorienne], est la mesure de toute chose327 ». C’est finalement l’opposition entre deux options philosophiques

qui se joue à travers la question du genre grammatical – et que l’on retrouve à travers le couple sexe/genre : celle entre les tenants de l’un et les partisans du multiple. À l’encontre des positions qui font dériver les choses d’une essence première afin de fixer la pensée, les sophistes s’appuient sur la grammaire pour faire reconnaître l’existence d’une pluralité de points de vue valables et mettre en avant une pensée mouvante. Ce faisant, la possibilité de fonder la vérité sur des éléments objectifs et indiscutables est mise en cause. Il faut reconnaître que l’expérience de chacun, nécessairement située, de même que sa langue, doivent être prises en compte dans la composition des discours sur le monde. Une certaine anthropologie supplante ainsi la cosmogonie et l’ontologie. Or, avance Varikas, c’est une ligne de fracture similaire qui est en jeu concernant les identités sexuées : « [s]i le genre grammatical est arbitraire, si, comme l’affirmaient Protagoras et, plus tard, Aristote (Poétique, 1458a 21), il dépend de la terminaison des noms, et non d’une essence propre aux choses désignées par eux, le genre des êtres humains ne correspond pas toujours au sexe biologique, mais résulte de règles précises, identifiables dans les pratiques sociales qui organisent une société donnée328. » Le concept féministe de genre implique donc qu’aucune référence stable, objective et unique n’est en mesure de déterminer qui est homme et qui est femme dans une société donnée. Il suppose que le rapport entre la différence des sexes et les identités sexuées est, comme le rapport entre les choses et leur genre grammatical, arbitraire et multiple. C’est pourquoi il nous enjoint, pour reprendre les termes de Joan W. Scott, à « refuser le caractère fixe et permanent de l’opposition binaire329 », et à faire « de l’opposition entre hommes

327 Ibid., p. 18. 328 Ibid., p. 17.

128

et femmes une question problématique plutôt qu’une donnée connue une fois pour toutes, une question définie dans son contexte, sans cesse reconstruite330 ».

Dans le cadre des sociétés industrialisées des années 1960 et 1970 où émergent les mouvements de libération des femmes et les théorisations de leurs aspirations, la réfutation des versions étriquées et exclusives de ce que c’est que d’être homme ou femme, ainsi que la reconnaissance corollaire de la pluralité des identités sexuées se conquièrent non pas dans l’opposition à une cosmogonie, mais s’érigent en réfutant les explications qui rapportent l’oppression des femmes à la spécificité des corps féminins331 : ce sont en effet les catégories biologiques de sexe qui sont réputées stables, naturelles, qui établissent une hiérarchie et qui, par conséquent, constituent le pivot des justifications naturalistes figeant l’ordre social. Les attributs sexuels des corps sont perçus comme ce qui recèle la vérité de l’identité sexuée des individus, départageant les hommes et les femmes et expliquant les rapports entre les deux groupes. Le genre cherche donc à faire valoir un autre terrain d’analyse que celui de la biologie, d’autres sources de connaissance que les propriétés des corps en matière de sexuation. C’est pourquoi il est un opérateur théorique fondamental de la mise à l’écart du corps au sein de la théorie féministe.

Cette opération ne va pas de soi – Hacking a bien montré que la précondition pour qu’il existe une thèse de constructivisme social de X est que X soit tenu pour acquis332, et en l’occurrence c’est la prémisse d’une biologie déterminante qui apparaît comme inévitable dès lors qu’il est question d’établir l’identité sexuée d’une personne. Le programme de dénaturalisation des rapports de sexe doit alors réfuter l’idée reçue selon laquelle les contraintes biologiques tendraient, d’après les apparences, vers un référentiel invariant et évident que seraient les caractéristiques sexuelles des corps333. Inhérente à la vision moderne du monde, une telle idéologie est étayée par une présentation du savoir produit par les sciences naturelles comme un processus cumulatif et linéaire, dénué de controverses internes. Cela permet alors de discréditer

330 Ibid., p. 53.

331 Voir supra, chapitre I – 3.

332 Ian Hacking, Entre science et réalité, op. cit., p. 28.

333 Les remarques ne sont pas rares, qui ne sont pas forcément malveillantes, mais plutôt encourageantes et

attendries devant ce qui est pris pour un enthousiasme philosophique qui perdrait le contact avec le réel : « Si théoriquement, on ne réfute pas l'intérêt de ces remises en causes, entre nous, on sait bien qui est homme et qui est femme, non ? ».

toute mise en perspective critique de leurs énoncés comme le signe d’un aveuglement ou d’une mauvaise foi334. Outre la force de cette idéologie qui désigne le corps comme le support véritable de l’identité sexuée, Scott avance une autre raison d’ordre psychologique à notre résistance à la déconstruction du sexe, qu’elle attribue à la manière dont nous nous pensons nous-même. Son hypothèse est que nous avons appris à nous identifier à partir de catégories sexuelles binaires et naturalistes qui nous constituent et dont nous ne parvenons pas à nous départir, y compris, par exemple, quand nous procédons à des déconstructions théoriques poussées : le « je » qui pense demeure implicitement sexué·e selon les catégories dominantes335.

Ainsi, l’adhésion naïve à une vérité du corps n’est pas réservée au sens commun. En 1994, Linda Nicholson note justement une ambiguïté dans l’emploi que les féministes font du terme de genre et dans la définition qu’elles donnent au concept :

« Le genre est un mot étrange au sein du féminisme. Alors que plusieurs d’entre nous partent du principe qu’il possède un sens clair et communément admis, il est en fait employé d’au moins deux manières complètement différentes et, de fait, assez contradictoires. D’un côté, le terme de genre a été développé et est encore souvent utilisé en contraste avec celui de sexe, pour décrire ce qui est construit socialement par opposition à ce qui est de l’ordre du donné biologique. Dans cette acception, le genre est typiquement conçu comme ce qui renvoie aux traits de la personnalité et au comportement, en tant

334 Voir, encore récemment, l'article de Nancy Huston, écrivaine, et Michel Raymond, directeur de

recherche au CNRS et spécialiste de biologie évolutive humaine, paru dans Le Monde du 17 mai 2013 : « Sexe et race, deux réalités ». En ligne : http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/05/17/oui-les-races- existent_3296359_3232.html (consulté le 29 mai 2013). Les auteur·e·s déplorent en effet que les « penseurs et philosophes contemporains semblent avoir adopté pour devise la célèbre formule “Commençons par écarter tous les

faits”. D'où vient cette cécité volontaire, obstinée, parfois loufoque, vis-à-vis des sciences naturelles ? ». L’appel au

bon sens fait office d'argument, et repose sur le présupposé selon lequel les sciences naturelles dévoilent les faits tels qu'ils sont en eux-mêmes. Shulamith Firestone, en 1970, ne disait pas autre chose : « Ces contingences biologiques de la famille humaine ne peuvent être voilées par des sophismes anthropologiques. Il suffit d'observer les animaux lorsqu’ils s'accouplent, se reproduisent et élèvent leurs petits pour trouver difficile d'accepter la théorie de la “relativité culturelle”. », La dialectique du sexe, Paris, Éditions Stock, 1972 (1970), p. 20. Pour information, on peut consulter la réponse à Huston et Raymond que Régis Meyran et Christine Détrez ont publiée dans Libération du 27 mai 2013, « Sexe, race et réalité : réponse à Nancy Huston et Michel Raymond ». En ligne :

http://next.liberation.fr/culture/2013/05/27/sexe-race-et-realite-reponse-a-nancy-huston-et-michel-raymond_906078

(consulté le 29 mai 2013).

335 « En réalité, je dirais que l'usage normatif actuel du genre suppose, en France comme aux États-Unis, une

référence fixe à des corps toujours déjà biologiquement sexués. Judith Butler et d'autres (dont moi-même) veulent faire travailler autrement le terme de genre : fort bien ; mais c'est par une critique radicale que nous travaillons contre l'usage ordinaire. L'une des raisons en est […] que la force du présupposé sur la division binaire des corps sexués est enraciné, non seulement dans le “sens commun” (soit la forme que prend typiquement l'idéologie), mais dans la manière dont nous sommes constitué(e)s psychiquement. » Judith Butler, Éric Fassin, Joan W. Scott, « Pour ne pas en finir avec le “genre” », Sociétés et Représentations, n°24, novembre 2007, p. 295-306, p. 299.

130

qu’ils sont distincts du corps. Dans ce sens, genre et sexe sont donc compris comme clairement distincts. D’un autre côté, le terme de genre est de plus en plus utilisé en référence à toute forme de construction sociale liée à la différence masculin/féminin, y compris les constructions qui distinguent les corps “féminins” des corps “masculins”. Cette dernière acception a émergé lorsque l’on s’est de plus en plus mis à réaliser que la société ne façonne pas seulement la personnalité et le comportement, mais qu’elle façonne aussi les modes d’apparition du corps. Or si le corps est lui-même toujours perçu à travers une interprétation sociale, alors le sexe ne peut être séparé du genre, mais est plutôt ce qui peut être subsumé sous lui336. »

Le hiatus que Nicholson relève entre deux compréhensions antithétiques du genre tient au fait que le corps est tantôt inclus, tantôt exclu. Plus encore, Nicholson soutient dans la suite de ces lignes que le hiatus se fait régulièrement contradiction, dans la mesure où nombre de féministes désireuses d’adopter et de travailler avec la seconde définition du genre, ne s’en réfèrent pas moins, régulièrement et en dépit de leurs propres intentions théoriques, à la première acception. Les occurrences de la première définition, qui arrime le genre à un donné corporel fixe, réapparaissent dans les discours, ce qui témoigne à nouveau de la force de la conception dualiste et moderne du monde qui envisage la nature comme une et inaltérable, pourvoyeuse de références stables, gisant au fondement des diverses interprétations culturelles qui ne feraient que se greffer sur un socle inébranlable.

Ces contradictions sont certes des manquements logiques. Mais leur récurrence est plus profondément le signe que la problématique qui nous occupe – l’articulation de la dimension biologique des corps dans une perspective critique – se retrouve au cœur du travail théorique de conceptualisation du genre. Si le problème du corps habite et met à l’épreuve les définitions du genre, inversement les lignes de la corporéité sont peut-être pour leur compte redessinées par le genre. Comment, dans les différentes variations du genre, le rapport au corps est-il négocié, le

336 Linda Nicholson, « Interpreting Gender », Signs, vol. 20, n°1, Automne 1994, p. 79-105, p. 79. « Gender

is a strange word within feminism. While many of us assume it has a clear and commonly understood meaning, it is actually used in at least two very different and, indeed, somewhat contradictory ways. On the one hand, gender was developed and is still often used as a contrasting term to sex, to depict that which is socially constructed as opposed to that which is biologically given. On this usage, gender is typically thought to refer to personality traits and behavior in distinction from the body. Here, gender and sex are understood as distinct. On the other hand, gender has increasingly become used to refer to any social construction having to do with the male/female distinction, including those constructions that separate “female” bodies from “male” bodies. This latter usage emerged when many came to realize that society not only shapes personality and behavior, it also shapes the ways in which the body appears. But if the body is itself always seen through social interpretation, then sex is not something that is separate from gender but is, rather, that which is subsumable under it. »

sens et les limites de ce dernier sont-ils définis ? Nous nous proposons de dégager les différentes manières dont la corporéité est thématisée à travers la problématique du genre. À cette fin, que le terme soit adopté ou non, nous reviendrons sur l’évolution du concept (dans sa version féministe) en nous attachant aux différentes déclinaisons du programme antinaturaliste qu’il véhicule et qui évolue au fil des reformulations.

Nous nous appuierons sur deux textes, celui de Linda Nicholson que nous venons d’évoquer, « Interpreting Gender », qui se penche en 1994 sur les conceptions du genre en usage au sein de la théorie féministe, et « Identité sexuelle/sexuée/de sexe337 ? » de Nicole-Claude Mathieu qui date de 1989, parce que les trois modes de conceptualisation du genre qu’on peut dégager de ces deux articles se recoupent et s’éclairent mutuellement : leur analyse comparée permet de comprendre comment les différents agencements de la distinction entre sexe et genre, qui sous-tendent implicitement ou explicitement les discours féministes, interprètent et désignent les traits corporels, physiologiques ou morphologiques. Pourtant, deux différences distinguent ces deux textes. D’abord, Mathieu propose dans cet article une classification des différentes articulations entre sexe et genre qu’on peut trouver « dans la pratique des sciences sociales et dans les théories des mouvements sociaux338 », intégrant à la fois des données occidentales et non occidentales. Elle ne se place donc pas au niveau d’une critique ou d’une histoire du corpus