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Au terme de ce retour historique sur le concept de corps, tel qu’il est repris, voire arraché à la tradition philosophique dominante par les féministes à partir du travail fondateur de Beauvoir, on constate qu’il est thématisé selon deux grands axes durant la deuxième vague : aussi bien aux États-Unis qu’en France, les approches se polarisent dans les années 1980 en deux discours théoriques antagonistes. Or aucun des deux n’est satisfaisant. D’un côté, on observe des développements qui cherchent à se réapproprier la notion de corps que la tradition a stigmatisée : à partir d’une exploration des reliefs des corps féminins et une mise en lumière de leurs éléments réprouvés, ensevelis, tus, ces théories se consacrent incontestablement à la tâche de parler du corps des femmes. Et elles en vantent les vertus. Néanmoins, faute d’historiciser les objets de leur revalorisation, y compris chez les différentialistes pour qui la différence des sexes apparaît comme un « butoir naturel de la pensée183 », leur propos fige des corps essentialisés à un niveau ou à un autre et rend au final leurs conceptualisations impropres. Entre autres, en s’appuyant sur les corps alors qu’il faudrait en rendre compte, elles invisibilisent de nombreuses femmes. D’un autre côté, on trouve des arguments qui se méfient des positions essentialistes. Mais la tentative d’échapper à une spirale « métaphysique » a tendance à susciter une stratégie de résorption des corps à des effets de la domination voire à de purs signes. Finalement, la consistance des corps s’évanouit.

Cette double impasse est apparue au terme de trajets nuancés selon les contextes culturels et politiques. Aux États-Unis, elle se manifeste par une révision de la politique identitaire sur laquelle les mouvements féministes s’appuyaient dans les années 1980, sur fond d’une phobie généralisée vis-à-vis de l’essentialisme – les culturalistes furent vertement critiquées par les poststructuralistes ; en France, la trame qui a soutenu les affrontements entre matérialistes et différentialistes fut celle de l’antinaturalisme. Dans chacune des deux approches, il faut noter que

183 Pour paraphraser Françoise Héritier qui qualifie la différence des sexes de « butoir ultime de la pensée ».

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ce qui fait obstacle à une appréhension adéquate des corps, ce n’est pas la dépréciation classique dont il fait l’objet au regard de l’esprit. Les culturalistes et les différentialistes parviennent à renverser cette échelle de valeur et ni les matérialistes ni les poststructuralistes ne s’opposent à la subversion de la valence des catégories traditionnelles, même si ce n’est pas leur priorité. Ce qui, dans un cas comme dans l’autre, est conflictuel, c’est que le corps participe de la matière, que la matière est vue comme une entité naturelle et que la nature est définie comme une substance. En procédant à cette série d’indexation, le corps est pris dans les rets du naturalisme, forme particulière d’essentialisme. Or, ce postulat de coextension gouverne chacune des deux branches dégagées : il est la cause d’une définition homogène, particulière et invariable du corps chez les différentialistes et les culturalistes ; il représente la raison pour laquelle les matérialistes rejettent la biologie et les poststructuralistes sont loin de la matérialité. Ainsi, la défaillance des théorisations du corps prend ses racines communes dans une certaine nature à laquelle il semble arrimé. La réfutation du déterminisme biologique impulsée par Beauvoir, et sur laquelle sa postérité féministe s’est construite, a entretenu un aveuglement vis-à-vis de l’historicité des enchevêtrements entre le biologique, la matière et le naturel.

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HAPITRE TROIS

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ETOUR SUR LE NATUREL

« We are just beginning to unravel how deeply gender has been worked into nature’s body. Historical exposé, of course, is not enough, for like a variant of Penelope’s thread, what we unravel by night is often rewoven by day in ongoing workaday institutions of science. Science – its methods, priorities, and institutions – must be recast to allow women and their concerns to fit comfortably within it. Scientists need to become aware not just of how history shapes the present, but also how what is studied – and what has been neglected – grows out of who is doing the studying, and for what ends. »

Londa Schiebinger, Nature’s Body. Sexual Politics and the Making of Modern Science, London, Pandora, 1993, p. 212.

« This argument for bio-logical analysis does not imply that cultural, social, linguistic, literary or historical analysis are somehow secondary considerations. Rather, my point is that the cultural, social, linguistic, literary and historical analysis that now dominate the scene of feminist theory typically seek to seal themselves off from – or constitute themselves against – the domain of the biological. Curiously enough, feminist theories of the body are often exemplary in this regard. Despite the intensive scrutiny of “the body” in feminist theory and in the humanities in general over the last decade, certain fundamental aspects of the body, biology and materiality have been foreclosed. »

Elizabeth A. Wilson, éditrice invitée, « Introduction : Somatic Compliance – Feminism, Biology and Science », Australian Feminist Studies, thème : « Feminist Science Studies », vol. 14,

n°29, 1999, p. 16.

« When the Bible or Aristotle is the source of authority about how the relationship between women and men is to be understood, any asserted differences between women and men are to be justified primarily through reference to these texts. When, however, the texts of Aristotle and the Bible lose their authority, nature and the body become the means for grounding any perceived distinction between women and men. This means that to the extent the ris a perceived need for the male/female distinction to be constituted as a deep and significant one, the body must « speak » this distinction loudly, that is, in every aspect of its being. The consequence is a two-sex view of the body. »

Linda Nicholson, « Interpreting gender », Signs, vol. 20, n°1, Automne 1994, p. 79-105, p. 88.