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À la différence du deuxième paradigme, le « constructivisme social » attribue un caractère social non seulement à la féminité et à la masculinité mais aussi à la division des genres, autrement dit, finalement, à la différence sexuelle372. Ainsi le genre ne peut être compris ni comme découlant automatiquement du sexe biologique ni même comme une interprétation culturelle et variable d’un donné enraciné biologiquement. Au contraire, ici c’est le genre qui fait surgir le sexe comme donné incontournable, signifiant, fondamental. Delphy offre une démonstration magistrale de cette thèse dans le deuxième tome de L’ennemi principal, Penser le genre373, et mène à terme l’idée de Beauvoir qu’en eux-mêmes, les faits biologiques n’ont pas de sens. Le sexe se comprend comme un produit du genre dans le sens où « le sexe est devenu un fait pertinent, et donc une catégorie de la perception, à partir de la création de genre374 ». Or la catégorie du genre, pour les matérialistes, est le résultat d’un rapport social de domination qui est premier et divise l’humanité en deux. Les catégories « hommes » et « femmes » qualifient des groupes d’ordre social, et non des groupes naturels qui existeraient d’abord à part, pour se rencontrer et se hiérarchiser d’une manière ou d’une autre ensuite. « Hommes » et « femmes » renvoient aux termes de la relation. C’est en ce sens que l’identification de la différence de sexe constitue en soi un acte social et que le sexe, dans la mesure où il dérive du genre, est tout autant construit culturellement et politiquement que ce dernier. L’intérêt de deux termes distincts devient même caduc. Plus que cela : la légitimité théorique du sexe est perdue, à partir du moment où il est un produit du genre375.

372 C'est pourquoi, pour marquer l'opération que cela représente, on parle dès lors de différentiation sexuelle. 373 Christine Delphy, L’ennemi principal, t. 2 : Penser le genre, Paris, Syllepse, 2001, et en particulier la

préface, « Critique de la raison naturelle », p. 7-53 ainsi que l’article « Penser le genre : problèmes et résistances » (1991), p. 241-257.

374 Delphy, « Le patriarcat, le féminisme et leurs intellectuelles » (1981), dans L’ennemi principal, t. 2, op.

cit., p. 221-239, p. 228.

375 C’est également en ce sens, c'est-à-dire dans la mesure où elles ne participent pas aux relations qui

génèrent les groupes « hommes » et « femmes », que Wittig peut proclamer : « Les lesbiennes ne sont pas des femmes ». Monique Wittig, « La pensée straight » (1978, 1980), dans La pensée straight, Paris, Les éditions Amsterdam, 2007, p. 61.

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Pour Butler376, le sexe est également un produit du genre, cependant pour expliquer ce fait elle ne convoque pas l’organisation structurelle de la société en classes de sexe, mais invoque le concept foucaldien de dispositif de sexualité qu’elle infléchit en matrice de pouvoir hétéronormative : la « matrice hétérosexuelle377 ». Un dispositif est un ensemble hétérogène de discours, d’institutions, de pratiques et de procédures, instaurant des rapports de pouvoir et qui organise tant l’espace social matériel que mental des membres de la collectivité. Il modèle le discours propre à une époque dans lequel ses contemporains sont enfermés parce qu’il définit les limites de l’intelligible. La notion de matrice hétérosexuelle lui permet d’analyser ensemble la production de la matérialité, de la différence et de la hiérarchisation des sexes, ainsi que leur rapport avec l’hétéronormativité.

Dans La volonté de savoir378, contrairement à l’idée répandue selon laquelle en matière de

sexualité, le XIXe siècle aurait imposé un silence tenace, Foucault soutient que les discours ont en réalité proliféré sur le sujet de sorte que loin de contribuer à une répression de la sexualité, la loi l’a produite. Ce faisant, il montre que le sexe, loin d’être une catégorie biologique qui saisirait, pour les refléter fidèlement, les attributs d’une chose indépendante lui préexistant (d’une chose en soi), est un objet qui apparaît au XVIIIe siècle en relation avec des préoccupations médicales, morales, pédagogiques, populationnelles (avant, nous avions plutôt une « chair », dit-il379). Butler reprend à son compte la logique de cette analyse pour l’élargir au genre, passant à la matrice hétérosexuelle qui englobe le dispositif de sexualité foucaldien tant sur un plan logique, puisque la conception du sexe, cette « idée complexe, historiquement formée à l’intérieur du dispositif de sexualité380 » est genrée, qu’historiquement, parce que le biopouvoir investit les corps bien avant le XVIIIe siècle par l’intermédiaire de la régulation genrée. De manière analogique à l’objet « sexe », qui, pour Foucault, rassemble des éléments disparates et indépendants tels que des parties anatomiques, des comportements (de séduction), des sensations, des désirs et produit

376 Butler, Trouble dans le genre, op. cit. Pour une présentation des thèses de Butler en français, voir Audrey

Baril, « De la construction du genre à la construction du “sexe” : les thèses féministes postmodernes dans l'œuvre de Judith Butler », Recherches féministes, vol. 20, n°2, 2007, p. 62-90 ; Irène Jami, « Judith Butler, théoricienne du genre », Cahiers du genre, vol. 1, n° 44, 2008, p. 205-228.

377 Butler parle aussi du « régime du pouvoir hétérosexiste ou phallogocentrique » et de « dynamiques

hétérosexistes ». Voir par exemple Trouble dans le genre, op. cit., p. 107.

378 Foucault, La volonté de savoir, op. cit. 379 Ibid., p. 46.

l’impression d’une vérité intérieure (l’inconscient freudien devenant une des clefs de la personnalité381), le genre subsume sous une cohérence fictive identité sexuelle, orientation sexuelle et apparence physique. La cohérence entre ces éléments est réelle dans nos sociétés, mais artificielle. Aucune nécessité (métaphysique ou structurelle) n’y préside : pas plus le genre que le sexe ne traduit un noyau dur, une intériorité, une essence ou un fondement. La dualité des genres (les identités féminine et masculine, références de l’hétéronormativité) s’avère par conséquent le produit concret d’une construction discursive, et renvoie à l’effet des normes dans nos têtes et dans nos corps.

Il faut ajouter que dans le raisonnement de Butler, l’origine sociale du genre (qui concourt à la sexuation) ne peut être complètement appréhendée historiquement ou logiquement : « Il est impossible de présenter un récit narratif complet de l’histoire citationnelle de la norme : si la narrativité ne dissimule pas pleinement son histoire, elle ne la révèle pas non plus selon une origine unique382. » Mais dans ces conditions, c’est-à-dire en l’absence de sexe essentiel prédonné, et parce qu’en outre l’origine sociale de la sexuation ou de « la formation historique de tels idéaux383 » ne saurait s’épuiser pour Butler dans la division hiérarchique en deux groupes, on peut se demander pourquoi et comment le corps devient sexué. La réponse de Butler s’en tient au comment et consiste à dire que c’est par la médiation du genre, et plus précisément par son actualisation et par sa performativité, que le corps est sexué. La thèse bien connue de Trouble dans le genre avance que le genre est performatif. Cette proposition est tirée de la performance drag queen qui acquiert un statut paradigmatique dans la mesure où la performance de la féminité par un homme biologique rend manifeste le hiatus entre sexe biologique et identité de genre et oblige à revoir leur articulation. Butler en conclut que les codes de la féminité et de la masculinité ne dérivent pas du sexe biologique, puisqu’ils peuvent être appropriés et incorporés par n’importe qui, mais correspondent à une performance.

381 Ibid., p. 204.

382 Judith Butler, Défaire le genre, Paris, Éditions Amsterdam, 2006 (2004), p. 70. Cette citation, qui me

semble particulièrement explicite, n'est pas tirée de Trouble dans le genre. Mais Trouble dans le genre partage cette idée de l'absence d'origine précise des normes, sous la forme d’imitation sans original (voir infra). Cela renvoie à la critique du patriarcat.

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Plus tard, dans Défaire le genre, Butler donne une tournure linguistique à la définition du genre comme performativité. Elle reprend la distinction de John Austin entre des actes de langages constatatifs (qui décrivent une situation donnée et sont donc susceptibles de vérité ou de fausseté) et des actes de langage performatifs (qui produisent ce à quoi ils se réfèrent, et sont donc susceptibles de réussite ou d’échec, non de vérification384). À l’instar des performatifs qui sont « des formes de parole d’autorité où le pouvoir opère à travers le discours385 », elle affirme que le genre est un énoncé qui réalise ce qu’il dit, à savoir un genre masculin ou féminin. À l’échographie par exemple, l’exclamation « C’est une fille ! » ou « C’est un garçon ! » peut être comprise comme un performatif qui inaugure un processus de réalisation du genre assigné. En ce sens, ce sont le langage et le discours qui « font » le genre : il n’y a pas de genre qui précède le langage.

À l’inverse d’une conception en termes d’identité fixe qui s’exprimerait à travers les actes des individus, le genre se réduit à des actes qui le réalisent. Il leur est coextensif, rien d’autre que l’effet d’unité engendré par la répétition de ces actes.

« Il ne faudrait pas concevoir le genre comme une identité stable ou un lieu de la capacité d’agir à l’origine des différents actes ; le genre consiste davantage en une identité tissée avec le temps par des fils ténus, posée dans un espace extérieur par une répétition stylisée d’actes. L’effet du genre est produit par la stylisation du corps et doit donc être compris comme la façon banale dont toutes sortes de gestes, de mouvements et de styles corporels donnent l’illusion d’un soi genré durable386. »

Malgré l’indépendance du sexe et du genre, nous tendons toujours à vouloir les relier l’un à l’autre : la thèse forte de Butler est que les codes de genre sont des mécanismes de production (de l’illusion) d’un vrai sexe. Elle emprunte ici à Derrida son concept d’itérabilité : la force, la cohérence et la stabilité du genre ne sont jamais qu’apparentes et fragiles dans la mesure où le genre ne doit son existence qu’à la répétition constante des actes performés sans le secours d’une quelconque assise biologique, identitaire, substantielle ou même structurelle. En fait, le sexe est matérialisé par le seul truchement de pratiques qui réitèrent des traditions, qui actualisent des normes. Loin d’être anodin pour un individu, sexuer son corps, dimension cruciale de la performance de son genre qui permet de pouvoir être identifié immédiatement comme femme ou

384 John Lanshaw Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Éditions du Seuil, 1991 (1955). 385 Jami, « Judith Butler, théoricienne du genre », op. cit., p. 213.

homme, est une condition sine qua non d’humanisation et de reconnaissance dans l’espace public, de sorte qu’il y a pour chacun·e un intérêt vital à réaliser le genre qui lui a été assigné. C’est pourquoi Butler avance que le « “sexe naturel” » ou « “la vraie femme” », « fiction sociale prédominante et contraignante », doit être envisagé comme « un effet sédimenté des normes de genre387 ». Le sexe, matérialisé par la norme de genre, entreprise continuée de re-citation, est tout comme ce dernier arbitraire et sans fondement clair. On est aux antipodes d’un sexe comme donnée irréductible à partir de laquelle l’organisation sociale devrait composer.

Par rapport au fondationnalisme biologique, l’étape supplémentaire sur la voie de l’antinaturalisme que représente la thèse partagée par Butler et les féministes matérialistes et selon laquelle le sexe est façonné par le genre ouvre sur deux remarques. D’abord, contrairement à ce qui se passe avec le fondationnalisme biologique, le corps ne représente pas un grain de sable qui risque à tout moment de faire dérailler la logique de la construction sociale du genre, car il en résulte lui-même. Comme le mentionnait Nicholson, dans cette acception le corps est inclus dans le champ du genre388. Ensuite, leur position permet un bénéfice politique direct, inhérent à l’élargissement de la position antinaturaliste. L’élimination de toute référence naturelle, présociale ou prédiscursive dans l’explication des rapports sociaux de sexe implique qu’en dehors des limitations propres à l’ordre social lui-même (qu’il ne faudrait pas sous-estimer389 mais qui relèvent d’un domaine d’intervention humaine possible), les velléités de transformation sociale ne se trouvent pas bornées par un ancrage des modes d’être dans une sphère hétérogène à l’histoire. Autrement dit en matière de sexe non seulement tout peut changer mais encore il n’y a aucune orientation prédéterminée à suivre ! Par exemple, puisque le genre ne dérive pas automatiquement du sexe, aucune raison ne prévaut pour que le monde soit socialement ordonné du point de vue du genre selon une division binaire.

Ce survol nous permet de souligner que l’originalité de Butler ne tient pas à l’affirmation de la précédence du genre sur le sexe puisqu’elle retrouve sur ce point précis les analyses des matérialistes malgré des prémisses différentes. Son apport propre (qui lui vaut d’être promue fer-

387 Ibid., p. 264.

388 Nicholson, « Interpreting Gender… », op. cit., p. 79 (citation reproduite supra).

389 À titre d'exemple, l'ampleur des manifestations en défaveur du mariage pour tous, qu'on a pu observer au

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de-lance théorique du mouvement queer390, mais aussi d’être cataloguée postmoderne ou poststructuraliste en dépit de sa réticence vis-à-vis de ces classifications391) se trouve ailleurs. Il concerne le passage qu’elle opère du prisme de la construction à celui de la performativité. Et on peut se demander si ce déplacement qui correspond, comme nous tenterons d’en rendre compte, à une intensification supplémentaire de la veine antinaturaliste radicale qu’elle partage déjà avec les féministes matérialistes, équivaut à une liquidation du corps. Les nombreuses réactions que Gender Trouble392 a suscitées, la lecture de Haber qui s’en est sans doute inspiré pour faire de

Butler une partisane d’un antinaturalisme maximal393, nous amènent à poser la question. En effet, il a très largement été reproché à Butler de tenir des propos qui s’épuiseraient dans un idéalisme linguistique déconnecté de la réalité concrète394, au point où elle a composé un ouvrage pour

390 Comme le rappelle Martine Van Woerkens, l’ouvrage a été plébiscité à sa sortie en 1990 par les

minorités sexuelles qui composaient le mouvement queer, parce que l'ouvrage proposait une voie de sortie des politiques identitaires jugées normalisatrices et repliées sur elles-mêmes et dans lesquelles ces minorités sexuelles ne se retrouvaient pas. Martine Van Woerkens, « Judith Butler, Défaire le genre », L’Homme, n°187-188, 2008. En ligne : http://lhomme.revues.org/20562 (consulté le 24 juillet 2013).

391 Voir par exemple la réponse de Butler à Seyla Benhabib, « Contingent Foundations : Feminism and the

Question of Postmodernism », dans Seyla Benhabib, Judith Butler, Drucilla Cornell, Nancy Fraser (dir.), Feminist

Contentions. A Philosophical Exchange, New York et Londres, Routledge, 1995, p. 35-58.

392 Je donne ici le titre en anglais, car la vague de critiques invoquée est celle qui a suivi la sortie de

l'ouvrage en 1990 : elle ne correspond pas à sa réception française en 2005, lors de sa traduction. Ajoutons par ailleurs qu'à côté du succès que remportait le livre auprès des activistes queer, il ébranlait les fondements du féminisme radical aux États-Unis. Non pas que ce dernier ne se remettait pas en cause de l'intérieur, intégrant les critiques de réification et d'exclusion qui lui étaient adressées, mais Gender Trouble a fourni des outils théoriques à même de porter ces critiques qui recherchaient justement de nouveaux développements, et le retentissement de l'ouvrage consacra la nouvelle grille d'analyse exposée, alors même qu’elle proposait l'abandon de la clé de voûte du cadre théorique féministe antérieur, à savoir l'identité « femme ». Là encore, les débats furent nombreux pour savoir si Butler liquidait ou non le féminisme, non pas volontairement car l'auteure a clairement dénié toute allégeance « postféministe », mais subrepticement par les orientations théoriques avancées. C’est pourquoi avant de devenir au fil du temps une référence canonique de la théorie féministe, qui continue d'ailleurs de cliver les positions, Gender

Trouble a provoqué de vives réactions et a été amplement commenté, dans le monde anglophone et rapidement

ailleurs aussi, comme en Allemagne (voir Cornelia Möser, Féminismes en traductions. Théories voyageuses et

traductions culturelles, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2013). Les nombreuses controverses ont

régulièrement mis en avant une radicalité constructionniste innovante. Pourtant, si tel est le cas, elle ne tient pas à l'antécédence du genre sur le sexe comme le laisse entendre Veronica Vasterling, dans « Butler’s Sophisticated Constructivism : A Critical Assessment », Hypathia, vol. 14, n°3, été 1999, p. 17-38, p. 17.

393 Haber, Critique de l'antinaturalisme..., op. cit., p. 79-125.

394 Citons au moins les deux textes suivants qui se répondent sur cette question : Butler, « Merely Cultural »,

Social Text, vol. 15, n°52-53, automne-hiver 1997, p. 265-277 et Nancy Fraser, « Heterosexism, Misrecognition, and

Capitalism. A Response to Judith Butler », dans le même numéro de Social Text ; voir aussi Martha Nussbaum, « Le professeur de parodie », Raisons politiques, n°12, novembre 2003 (1999), p. 123-147, et Vasterling « Butler’s Sophisticated Constructivism : A Critical Assessment », op. cit., qui parle de « linguistic monism » (monisme linguistique). Plus récemment, Bruno Ambroise a réactivé cette critique en mobilisant la théorie d’Austin et qualifié

répondre à ces critiques, sorti trois ans après Gender Trouble et intitulé Bodies that Matter. On the Discursive Limites of « Sex » (Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe »)395. Afin d’examiner ce qu’il advient du corps et si, malgré son parti pris méthodologique, elle peut encore en dire quelque chose, nous partirons de deux critiques majeures qui lui ont été adressées, souvent entrelacées, et qui concernent toutes deux l’idée d’une perte de la matérialité : l’expérience physique ainsi que les conditions matérielles d’existence ayant trait au genre seraient négligées396.