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3.5 C ATEGORISATION MODERNE DU SEXE FEMININ

3.5.3 Exclusion du savoir

L’envers du statut d’objet qui échoit aux femmes par le truchement de la naturalisation moderne de leur corps est le refus de les reconnaître comme sujet de la connaissance savante et légitime. Leurs faiblesses physiques signaleraient leurs faiblesses intellectuelles275. Ainsi, loin des critères de neutralité, de mise à distance de l’environnement quotidien au profit d’une raison universelle épurée des contingences morales, affectives, locales et humaines que la science moderne affiche et prétend se donner, Schiebinger affirme : « Dans la division sexuelle moderne du travail telle qu’elle s’est cristallisée au dix-huitième siècle, la science faisait partie du terrain qui a échu au sexe masculin. Les scientifiques ont cherché à se distancer des choses définies comme féminines, y compris les femmes elles-mêmes276. » Or la partition sexuée du savoir

274 Oudshoorn, « A natural order of things? Reproductive sciences and the politics of othering », op. cit.,

p. 123-124.

275 Schieibinger note : « Un aspect important de la définition de la nature des femmes insiste sur leur

incapacité à accomplir un travail intellectuel ou scientifique d’aucune sorte. » Voir « Skeletons in the Closet… », op.

cit., p. 70. « One important aspect of the definition of women’s nature emphasized women’s inability to do

intellectual work or science af any kind. »

276 Schieibinger, Nature’s Body…, op. cit., p. 212. « Dans la division sexuelle moderne du travail telle

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possède de nombreuses facettes : non seulement l’assimilation des femmes à la nature leur assigne la place d’objet de l’investigation au détriment de celle de l’enquêteuse, mais l’identification inverse, qui peint la nature comme une puissance féminine, redouble la répartition des rôles sexuels dans la recherche en définissant des modalités hétérosexuelles pour l’expérimentation et sélectionnant ainsi le profil socioculturel genré des savants qui sont dignes de confiance.

D’un côté, Merchant a montré que malgré les variations de son contenu, la nature a toujours été conçue comme féminine277. À la figure de la mère nourricière s’est ainsi substituée celle d’une femme passive et soumise, que les assauts masculins s’emploient à dévoiler. L’expérimentation propre à la science moderne, c’est-à-dire ce procédé de recherche qui consiste à interroger « la Nature » dans un certain espace, d’une certaine manière et dans certaines conditions, a largement conforté la répartition sexuée des rôles. Il faut faire parler « la Nature », dont les secrets sont comparés par Bacon à ceux des sorcières soumises à la torture de l’Inquisition278. Ils peuvent dès lors légitimement être extorqués par tous les moyens, au nom du bien commun. Féminisée, la nature est conçue comme devant être déshabillée, pénétrée voire forcée par la science masculine. Jordanova mentionne que l’image est d’ailleurs rendue explicite quand en 1899 la statue commandée auprès de Ernest Barrias orne l’entrée de la faculté de médecine de Paris. Elle représente une jeune femme aux seins nus, la tête penchée sous un voile qu’elle est en train d’enlever et s’intitule sans ambages « La Nature se dévoilant à la Science279 ».

À la féminisation de l’objet de recherche correspond d’un autre côté la masculinisation des protagonistes de la connaissance rationnelle – ce sont les hommes qui interrogent. Dans leur passionnante étude Léviathan et la pompe à air. Hobbes et Boyle entre science et politique280,

scientifiques ont cherché à se distancer des choses définies comme féminines, y compris les femmes elles-mêmes. » « In the modern sexual division of labor that crystallized in the eighteenth century, science was part of the terrain that fell to the male sex. Scientists sought to distance themselves from things defined as feminine, including women. »

277 Merchant, The death of nature…, op. cit. Voir en particulier le chapitre un. 278 Ibid., p. 168-169.

279 Ludmilla Jordanova, « Natural facts: a historical perspective on science and sexuality » (1980), dans

Shildrick et Price (dir.), Feminist theory and the body…, op. cit., p. 57-168, p. 164.

280 Steven Shapin, Simon Schaffer, Léviathan et la pompe à air. Hobbes et Boyle entre science et politique,

Paris, La Découverte, 1993 (1985). « Dans la philosophie expérimentale, la production des témoignages recoupait ainsi les systèmes sociaux et moraux de la Restauration anglaise. », p. 62. Ainsi, « un professeur d’Oxford était un témoin plus digne de foi qu’un paysan de l’Oxfordshire », p. 61. Des femmes, il n’en est point question. Seul un homme de bonne foi importe.

Shapin et Schaffer ont bien montré que l’expérimentation, terreau de la science moderne, est confrontée à la question de la fiabilité des témoins et doit déterminer qui peut prétendre appartenir à la communauté scientifique. Comment, en effet, valider une expérience sans être obligé de la refaire soi-même ? Deux possibilités sont envisageables. Les expériences peuvent être réalisées dans le secret des laboratoires ou bien devant un public nombreux, capable d’attester les dires de l’expérimentateur. Mais chacune de ces options soulève des difficultés (Dans le cas de la publicité, peut-on croire le tout-venant ? Dans le cas du travail solitaire en laboratoire, à quel signe reconnaître le savant menteur ou vantard ?). Tout l’intérêt de l’ouvrage de Shapin et Schaffer tient dans leur démarche qui relie deux domaines habituellement disjoints, la naissance de la science moderne et le questionnement politique. Car ils montrent que les réponses apportées au problème de l’expérimentation proviennent des positions que Boyle et Hobbes défendent en matière de pacification de l’Angleterre : bien qu’ils s’accordent tous deux sur l’idée d’un roi et d’un parlement, l’un promeut une communauté affranchie de toute autorité arbitraire et ayant appris à s’administrer elle-même, adoptant dès lors un style empiriste qui mise sur la force des faits expérimentaux artificiellement produits pour emporter l’adhésion des témoins, quand l’autre prône l’unification du corps politique à tout prix, privilégiant l’unité de la représentation, non des représentés, et se défiant de toute opinion indépendante. Dans ces conditions, éloignée des critères intrinsèques aux conditions expérimentales, nourrie au contraire des options politiques des pères de la forme expérimentale, il n’est pas étonnant que la question des témoins charrie une véritable technologie sociale. Elle a ainsi assuré l’homogénéité de la communauté des savants, y compris sur le plan du genre, excluant les femmes et privilégiant une masculinité en concordance avec l’émergence d’un type nouveau d’homme, le « Témoin modeste281 » sobre et bien mis, ayant tombé l’habit guerrier de chevalier et renoncé aux excentricités aristocratiques.

Le refus de recevoir le témoignage des femmes comme attestation digne de confiance dans les cercles de la science n’est qu’un prélude à la détérioration de la situation des femmes

281 Voir la critique que l’ouvrage de Shapin et Schaffer a inspiré à Haraway. Celle-ci appelle à « réaligner le

technique et le politique » (p. 327), contre la fonction du « témoin modeste » qui vise à épurer la science des enjeux sociaux et des questions de valeurs. Donna Haraway, « Le témoin modeste : diffractions féministes dans l'étude des sciences » (1996), dans l’anthologie établie par Laurence Allard, Delphine Gardey, Nathalie Magnan, Manifeste

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savantes qu’on observe au cours du XVIIIe siècle, comme en témoignent les tableaux qui les figurent. Peyre et Wiels remarquent qu’Émilie du Châtelet (1706-1749), traductrice de Newton, est présentée entourée de livres ; mais les portraits de femmes savantes du début du siècle suivant s’emploient généralement à dépeindre des « bas-bleus » aux figures monstrueuses, déformées par des activités inappropriées et des ambitions qui ne siéent pas à leur sexe282. Londa Schiebinger note que les principales académies scientifiques d’Europe, créées dans le courant du XVIIe siècle, n’ouvriront leurs portes aux femmes que plus de deux siècles plus tard : elles sont admises pour la première fois à la Royal Society de Londres en 1945, à l’Akademie der Wissenschaften de Berlin en 1949 et à l’Académie des sciences de Paris en 1979283. Cette exclusion des cercles de savants et du milieu universitaire284 n’est pas anodine puisque la formation qui s’acquiert dans ces sociétés devenait indispensable : la substitution du monde conçu du mathématicien au monde senti de la perception (ou au monde vécu de tous les jours) comme structure du réel digne de connaissance a largement contribué à disqualifier la variété des savoirs tacites ou des savoir-faire autres que la méthode scientifique et ses énoncés285. Dès lors, le bannissement des femmes de ces milieux entraîne leur destitution de toute position de connaissance légitime.

L’exclusion des femmes du « vrai » savoir s’étendra jusqu’au domaine des naissances, où elles ont pourtant joui pendant longtemps d’une position d’autorité et de compétence286. Les conflits entre sages-femmes et médecins, qui aboutiront à ce qu’au XVIIIe siècle les « secrets de femme » soient progressivement remplacés par la science obstétrique, peuvent être rapportés aux effets de légitimation / délégitimation que la nouvelle culture scientifique moderne établit. Elsa Dorlin rapporte qu’aux XVIe et XVIIe siècles, les matrones ou sages-dames sont accusées d’être des sorcières et, en tant que telles, chassées, brûlées. Or on peut avancer l’hypothèse que

282 Peyre et Wiels, « De la “nature des femmes” et de son incompatibilité avec l’exercice du pouvoir… », op.

cit.

283 Schiebinger, Nature’s Body…, op. cit., p. 193. Schiebinger rappelle que la Royal Society de Londres est

fondée en 1660, l’Académie Royale des Sciences de Paris en 1666 et l’Akademie der Wissenschaften de Berlin en 1700.

284 C’est en 1861 qu’une femme intègre une université pour la première fois en France : SIGRIST Natalia

Tikhonov « Les femmes et l’université en France, 1860-1914 », Histoire de l’éducation, avril 2009, n°122, p. 53–70.

285 Löwy, « Le genre dans l'histoire sociale et culturelle des sciences », Annales. Histoire, Sciences Sociales,

50e années, n°3, 1995, p. 523-529.

286 Pour la substitution des médecins aux sages-femmes, voir Elsa Dorlin, La matrice de la race. Généalogie

sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La Découverte, 2006, chapitre 7 : « Épistémologie historique des

l’éradication dont elles sont victimes fonctionne par contraste avec la figure du médecin. À lire Dorlin, il apparaît que la sorcellerie est réputée agir sous l’emprise de forces maléfiques et occultes tandis que le médecin prétend être éclairé par « les Lumières universelles de la raison » ; l’activité des sages-dames est redoutée car elle met en œuvre une solidarité féminine et s’appuie sur le particularisme de l’appartenance à un sexe que combat la science du chirurgien ; les matrones sont soupçonnées de complicité pour infanticides et accusées de « transgression », en opposition à quoi le médecin peut se prévaloir d’une probité due à son absence d’empathie à l’égard des parturientes, que lui commande en outre le caractère méthodique de sa pratique. Les premières interventions des médecins sont pourtant craintes par les parturientes car très souvent non concluantes. Il faut dire que les chirurgiens n’ont jamais vu de femme accoucher avant le XVIIe siècle ! Les ordres qu’ils donnent aux sages-femmes se basent sur leurs options métaphysiques. Néanmoins, en dépit des résultats de ces premières interventions, le transfert d’autorité se réalise. Dorlin souligne qu’il ne peut donc être attribué à un progrès qu’apporterait l’intervention des médecins et indique que le changement de régime de savoir qui s’est opéré doit plutôt être mis en rapport avec un souci émergent de « rationalisation de la gestion sociale de la reproduction287 », autrement dit, en termes foucaldiens, avec l’apparition de la biopolitique depuis l’âge classique288. De ce point de vue, il est clair que les exigences propres à la science moderne d’objectivité, de calcul, d’homogénéisation d’un matériau (comme la vie, les naissances), maîtrisable et manipulable car soustrait du monde vécu, s’accordent bien avec l’objectif politique de régulation de la population dont elles permettent la formulation, par opposition à la gestion des naissances par les femmes elles-mêmes qui, impliquées dans leur chair, ne sont pas disposées à entériner l’objectivation nécessaire. Leur éviction du domaine des naissances apparaît par conséquent comme un élément nécessaire à la poursuite de la rationalisation de la reproduction.

Or ce genre d’exclusion n’est pas anodin sur le plan du type de connaissance produite. Schiebinger notamment a montré à quel point la question de la participation à l’activité scientifique est centrale à son déroulement, ses orientations, la détermination de ses questions,

287 Ibid., p. 149.

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etc., et comment le genre a façonné la science européenne du XVIIIe siècle289. Nous n’en donnerons qu’un argument. Alors que le différentialisme (la thèse de la différence des sexes) peut encore se teinter d’égalitarisme dans le courant du XVIIIe siècle290, ce n’est plus le cas au XIXe siècle. Après un siècle d’iconographie du squelette, puis la naissance de l’anthropologie avec ses méthodes de mesure du crâne et du prognathisme, l’idée est acquise non seulement que l’homme et la femme sont des êtres entièrement différents, mais en outre que les femmes sont inférieures. Le degré de misogynie de l’époque est très haut, comme le notent Peyre et Wiels rapportant cet extrait paru dans une revue scientifique de l’époque :

« Dans les races les plus intelligentes, comme les Parisiens, il y a une notable proportion de la population féminine dont les crânes se rapprochent plus par leur volume de ceux des gorilles que des crânes des sexes masculins les plus développés. […] Cette infériorité [intellectuelle des femmes] est trop évidente pour être contestée un instant. […] Tous les psychologistes qui ont étudié l’intelligence des femmes […] reconnaissent aujourd’hui qu’elles représentent les formes les plus inférieures de l’évolution humaine et sont beaucoup plus près des enfants et des sauvages que de l’homme adulte civilisé291. »

Face à ce genre de portrait dégradant, Schiebinger cherche à rendre sensible le lien entre les producteurs de savoir et le contenu des énoncés scientifiques en posant la question suivante : les hommes de sciences auraient-ils tenus les mêmes propos et émis les mêmes hypothèses si des femmes avaient été leurs collègues et s’ils avaient dû, face à elles, soutenir l’affirmation de leur proximité avec les gorilles292 ?

La simple dénonciation de la construction des femmes comme une catégorie naturelle demeure trop vague et ne nous apprend, au fond, pas grand chose sur le contenu et les conséquences d’une telle analogie ; il faut encore connaître le terme de la comparaison pour saisir la portée de l’opération. En l’occurrence, la proclamation d’une affinité spécifique des femmes

289 Schiebinger, Nature’s Body : Gender in the Making of Modern Science, op. cit.

290 Rousseau proclame par exemple, eu égard à la différence des sexes, que « en ce qu'ils ont de commun, ils

sont égaux ; en ce qu'ils ont de différent, ils ne sont pas comparables » (Jean-Jacques Rousseau, « Sophie ou la femme », dans Émile ou de l'éducation, Paris, Flammarion, 1928 (1762), p. 144). Cité par Peyre et Wiels, dans « De la “nature des femmes” et de son incompatibilité avec l’exercice du pouvoir : le poids des discours scientifiques depuis le XVIIIe siècle », op. cit., p. 130.

291 Ibid., p. 149.

avec la nature à l’ère moderne se répercute essentiellement sur le plan de la connaissance. Cela les positionne au sein de nouveaux dispositifs de savoir, truffés de métaphores sexuelles, en tant qu’objet privilégié d’observation et de manipulation, et les disqualifie en tant que sujet de connaissance. C’est tout l’enjeu de la médicalisation du corps des femmes qui se met en place à cette époque et s’acharne à fouiller leur anatomie, scruter leur comportement, afin d’y déceler l’emprise de la matrice.