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3.5 C ATEGORISATION MODERNE DU SEXE FEMININ

3.5.2 Objectivation, réification et instrumentalisation

La construction comme groupe naturel possède des implications propres, qui se déclinent d’une époque à une autre selon la compréhension que possède la notion (antique force normative, matière inerte à partir du XVIIe siècle, plus tard élevage avec Darwin, programme avec la génétique, etc.) : elle véhicule à chaque fois différentes connotations, elle supporte différentes

266 Schiebinger, Nature’s Body..., op. cit., p. 172. « Why […] did anatomists and anthropologists privilege

male bodies when investigating race and European bodies when examining sex ? »

éthiques du rapport aux entités naturelles et elle étaye différents types de savoir. Dans The Death of Nature : Women, Ecology and The Scientific Revolution, Carolyn Merchant s’intéresse aux métaphores qui servent à désigner la nature et aux transformations que la révolution scientifique leur ont fait subir. Elle avance que « [e]ntre le seizième et le dix-septième siècle, nous sommes passés de l’image d’un cosmos organique avec une terre vivante et féminine en son centre à une vision du monde mécaniste, dans laquelle la nature s’est vue reconstruite comme morte et passive, prête à être dominée et contrôlée par les humains268 ». Mais Merchant ne souligne pas seulement un changement de paradigme, le passage fondamental d’une conception organiciste à une conception mécaniste. Elle montre que ces descriptions possèdent des implications normatives269. Pour dénoter la nature, la substitution d’un référent machinique aux deux images qui gouvernent le monde organique prémoderne (la mère nourricière et l’organisme vivant) suspend les contraintes morales que suscitait le caractère positif des représentations antérieures. Si la féminisation de la nature avait pu favoriser un rapport mesuré à la nature avant le XVIe siècle dans la mesure où l’on ne se retourne pas contre le sein nourricier, sa féminisation moderne ne possède plus aucune vertu de tempérance et à l’inverse, la naturalisation des femmes est néfaste à ces dernières. Car l’image d’une matière inerte et mécanique légitime la domination et l’exploitation conjointes de tout ce qui est associé à la nature. Cette nouvelle éthique qui ratifie les succès de la révolution scientifique et orchestre les besoins de la révolution industrielle se réalise ainsi aux dépens de différentes classes défavorisées et naturalisées, tout particulièrement au XIXe siècle, à savoir les femmes, mais aussi le premier prolétariat industriel et les peuples colonisés.

Les écoféministes ont développé des approches voisines, soulignant la coïncidence historique des intérêts entre femmes, nature et peuples colonisés270. Pour Maria Mies et Vandana Shiva, le développement de la science moderne joue, comme chez Merchant, un rôle charnière.

268 Carolyn Merchant, The death of nature: women, ecology, and the scientific revolution, New York,

Harper & Collins, 1980, p. xvi. « Between the sixteenth and seventeenth centuries the image of an organic cosmos with a living female earth at its center gave way to a mechanistic world view in which nature was reconstructed as dead and passive, to be dominated and controlled by humans. »

269 Pour une analyse de ce point, voir Catherine Larrère, « L'écoféminisme : féminisme écologique ou

écologie féministe », Tracés, vol. 1, n°22, 2012, p. 105-121. En ligne : www.cairn.info/revue-traces-2012-1-page- 105.htm (consulté le 8 janvier 2013).

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Elle est décrite comme un processus violent de domination des hommes blancs sur la nature (élargie aux colonisés et aux femmes) et dont le succès concret relaie des valeurs sociales agressives qui lui sont intrinsèques avec une grande efficacité, tant par le biais pratique des technologies qui colonisent notre quotidien et instruisent un rapport déterminé à la nature, qu’au niveau des représentations qui les accompagnent. Elle est également accusée de reléguer les femmes au rang d’objet, de bête, de chose, ou, pour le dire dans une veine heideggérienne, de réservoir de matières premières disponibles et fongibles car décontextualisées, coupant l'organisme de sa propre histoire et déshumanisant les corps271. Dans le cadre de la rationalité scientifique moderne, le fait d’être classé comme élément naturel entraîne ainsi le statut d’objet de l’investigation scientifique, mais il qualifie de surcroît au titre de matériau disponible pour des interventions techniques. Le processus d’objectivation est donc double.

Enfin, Nelly Oudshoorn aboutit à des conclusions apparentées, quoiqu’elle cherche à se démarquer de la thèse selon laquelle la médicalisation du corps des femmes relèverait d’une conspiration mâle, faisant croire en sa naturalité afin de l’inclure plus facilement dans les pratiques biomédicales272. Pour sa part, elle attribue cet effet de naturalisation à la production scientifique elle-même : elle soutient que ce que nous percevons comme naturel n’est dicté ni par la nature, ni par des intérêts sournois, mais construit activement par les scientifiques au cours de leur pratique273. En d’autres termes, la naturalisation est un produit de l’activité scientifique. Une telle analyse originale n’empêche pas Oudshoorn de corroborer les résultats des écoféministes et de Merchant. Elle interprète en effet ces opérations naturalisantes comme des « processus d’altérisation », dans la mesure où la pratique scientifique, qui ne construit jamais que des concepts scientifiques, possède néanmoins le pouvoir de faire passer ces derniers pour des phénomènes naturels. Par exemple, Oudshoorn examine comment, avec l’apparition de la gynécologie, les femmes deviennent un « groupe spécial de patientes », c’est-à-dire une classe de

271 Vandana Shiva écrit : « La médicalisation de la naissance a été liée à la mécanisation du corps des

femmes en un ensemble de parties fragmentées, fétichisées et remplaçables devant être traitées par des experts professionnels. Les femmes enceintes sont moins perçues comme source de la régénération humaine, que comme le “matériau brut” d’où le “produit” – le bébé – sera extrait. Dans ces circonstances, c’est le médecin plutôt que la mère qui est considéré avoir produit le bébé. » Voir « Réductionnisme et régénération : une crise en science », dans Mies et Shiva (dir.), Écoféminisme, op. cit., p. 37-50, p. 41-42.

272 Oudshoorn, « A natural order of things? Reproductive sciences and the politics of othering », op. cit. 273 Oudshoorn, « Au sujet des corps, des techniques et des féminismes », op. cit., p. 37.

personnes à l’écart de la norme, du groupe de référence, réunie par un trait que la science pose comme propre et naturel. Dans la foulée d’une telle spécialisation médicale, associations, journaux, formations, départements se consacrent au diagnostic et au traitement du corps des femmes perçu sous l’angle gynécologique. Ce faisant, les occasions d’intervenir se multiplient. Mais c’est justement cela qui construit activement le postulat de départ, à savoir l’idée d’une réalité naturelle et non induite d’un ensemble de corps : il faut alors bien reconnaître que le discours institutionnel et les pratiques biomédicales font passer pour naturels des objets construits (le groupe des femmes) et réifient en outre les catégories créées (les femmes) car cela entraîne leur perception comme une catégorie ontologique spécifique274.

Bref, un consensus s’impose pour soutenir que la naturalisation des femmes à l’époque moderne entraîne leur disponibilité pour l’enquête scientifique en tant qu’objet de savoir et d’intervention, et leur est donc particulièrement néfaste. Ce n’est pourtant pas la seule implication que possède leur construction comme groupe naturel.