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Simone de Beauvoir, qui représente une figure théorique de référence pour la deuxième vague, se retrouve typiquement aux prises avec le dilemme du corps. Dans Le deuxième sexe, ouvrage au retentissement hors du commun paru en 1949, bien avant l’apparition du mouvement mais qui en pose de nombreux jalons à la fois thématiques et réflexifs, l’auteure parle beaucoup du corps. Elle pourfend de nombreux préjugés dont on affuble les femmes par son truchement et l’aborde sous différents aspects. Pourtant, elle reconduit finalement sa disqualification, et à travers elle, celle des femmes.

« On ne naît pas femme : on le devient107 » : telle est la fameuse formule qui ouvre le premier chapitre du deuxième tome. Ce pourrait être l’épigraphe de l’approche constructiviste, invalidant la thèse d’une essence de la féminité (ou d’une détermination universelle de la féminité) au profit de celle de sa construction sociale. Elle autorise la mise à l’écart du corps comme cause de la domination puisqu’elle permet d’affirmer qu’être femme ne qualifie pas un fait déterminé par la réalité organique constatée à la naissance ou, comme le remarque Collin108, dès la vie embryonnaire, mais se rapporte à un processus de construction particulier au sein des organisations sociales dominées par les hommes – et pourrait donc disparaître avec celles-ci109.

107 Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, tome 2 : L’expérience vécue, Paris, Gallimard, 1976 (1949),

p. 13.

108 Françoise Collin, Le différend des sexes, op. cit., p. 44.

109 Simone de Beauvoir note : « ce que nous refusons, c’est l'idée qu’elles [les données biologiques]

constituent pour elle [la femme] un destin figé », Le deuxième sexe, op. cit., t. 1, p. 51. Et ailleurs, elle écrit : « La femme n'est définie ni par ses hormones, ni par de mystérieux instincts mais par la manière dont elle ressaisit, à travers les consciences étrangères, son corps et son rapport au monde », op. cit., t. 2, p. 495.

Beauvoir substitue au déterminisme biologique la contingence de la praxis pour rendre compte de la domination masculine : ce n’est pas un destin, mais des circonstances qui ont façonné les femelles humaines en femmes. Sa thèse est que la dialectique de la lutte des sexes a placé les femmes dans la situation d’être l’Autre sur le mode inessentiel pour des raisons fondamentalement contingentes, historiques, mais aussi biologiques.

Relativement au facteur historique, l’être-femme répond à l’injonction du désir masculin hétérosexuel, cristallisé dans toutes les formes de la société à travers l’éducation, l’organisation du travail, la représentation politique, l’art, etc. et visant à s’assurer la disposition du corps des femmes. Dès lors la relation entre hommes et femmes prend la forme d’un rapport entre Sujet et objet. Dans cette épopée le corps joue un rôle fondamental, non pas au titre de détermination mais parce qu’il est le lieu de l’aliénation des femmes. En effet, l’asymétrie des rapports sociaux se manifeste et se réalise à travers l’asymétrie du rapport respectif que chaque sexe entretient à son corps : quand le corps des hommes est prise sur le monde, les femmes sont sans cesse rappelées au leur qui est réduit à un être-pour-autrui. Cette impossibilité de se penser comme Sujet est le résultat d’un apprentissage, inscrit dans des conditions historiques déterminées, qui vise le corps et se construit par son intermédiaire. Elle est le produit d’une domination qui voue les femmes à l’immanence dans la mesure où la transcendance de leur conscience est transcendée par une autre conscience libre et souveraine.

Quant au facteur biologique que Beauvoir reconnaît, il est tenu pour contingent car dans le cadre de « la morale existentialiste110 », les consciences, bien que jetées dans un monde et inscrites dans une situation donnée dont font partie les corps, ne sont jamais amputées pour autant, ou privées de liberté. Quelles que soient les coordonnées corporelles attachées à une conscience, ce qui importe est la manière dont elles sont mobilisées et embrigadées dans des projets. Concrètement : le poids que la maternité pèse sur les épaules des femmes ne dérive pas de leur anatomie mais d’une échelle de valeur sociale qui confie aux femmes le soin d’élever les enfants. En dépit de son approche critique qui récuse toute analyse essentialiste de la subordination des femmes, les commentatrices/teurs n’ont pas manqué de souligner que sur d’autres plans,

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Beauvoir reconduit certaines scories de l’idéologie qu’elle combat111. En particulier, elle ne critique pas le statut négatif du corps, qui demeure dans sa philosophie un pôle aliénant qu’il faut transcender pour être libre. Bien qu’il n’y ait de liberté que située et qu’il ne s’agisse pas de nier le caractère déterminant des situations, le corps, pour Beauvoir tout comme pour Sartre et à la différence de Merleau-Ponty qui considère que « je suis mon corps », demeure englué dans l’immanence et opposé à la conscience. En fait, deux volets de son discours posent problème à l’endroit du corps.

Elle reproduit d’une part dans de nombreux passages les accents les plus prononcés de la tradition misogyne quand elle évoque la physiologie féminine. Elle écrit par exemple : « L’individualité de la femelle est combattue par l’intérêt de l’espèce ; elle apparaît comme possédée par des puissances étrangères ; aliénée112 ». On retrouve dans cette description tous les éléments qui justifiaient le terme d’hystérie : à la fois l’emprise de la nature ou de l’espèce qui advient par l’entremise du corps féminin, délogeant la moindre trace de conscience en lui et réduisant la femme à une chair inerte, et l’irrationalité menaçante et dégradante qui résulte de la désubjectivation de la chair, l’aliénation comme elle le dit elle-même. Ici ce n’est pas la volonté masculine qui introduit une césure entre elle (immanence) et elle (transcendance), mais ce sont les lois animales de la reproduction qui saturent son corps, en particulier pendant la gestation. Diane Lamoureux repère trois figures du corps féminin chez Beauvoir113. Aux côtés du corps socialement façonné évoqué plus haut et du corps féminin de la femme libérée que nous allons aborder, Lamoureux caractérise cette figure-ci comme le corps-réceptacle de la théorie aristotélicienne.

D’autre part, la manière dont Beauvoir conçoit le corps se révèle également problématique à la lumière de la libération qu’elle promeut. Collin rappelle que contrairement aux interprétations de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave qui ont cours au moment où

111 Sylvie Chaperon, « Simone de Beauvoir, entre le naturalisme et l'universalisme, entre le sexisme et le

féminisme », dans La place des femmes : les enjeux de l'identité et de l'égalité au regard des sciences sociales, Paris, La Découverte, 1995, p. 347-351 ; Diane Lamoureux, « Le paradoxe du corps chez Simone de Beauvoir », Labyrinth.

International Journal for Philosophy, Feminist Theory and Cultural Hermeneutics, vol. 1, n° 1, 1999. En ligne :

http://classiques.uqac.ca/contemporains/lamoureux_diane/paradoxe_corps_beauvoir/paradoxe_corps_beauvoir_texte. html (consulté le 10 mars 2013).

112 Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, t. 1, op. cit., p. 41.

Beauvoir écrit Le deuxième sexe, cette dernière ne fait pas des esclaves les ultimes vainqueurs et porteurs de l’universel. Ce sont les hommes qui représentent l'universel : il faut donc les imiter. La voie que les femmes doivent emprunter pour devenir des Sujets et sortir de cet état de confinement dans la position de l’Autre absolu exige d’elles que, à l’image des hommes, elles s’arrachent à leur corps, cessent de le contempler ou de poursuivre ce que les autres en saisissent pour s’engager dans le monde. Il s’agit d’un corps animé par une individualité, que sa propre liberté construit en propre. Lamoureux a bien mis en évidence qu'il s'oppose à la fois au corps façonné par des contraintes extrinsèques (corps-réceptacle), et au corps réifié de la femme opprimée114. Comment pourrait-il en effet se confondre avec ce dernier ? Dans la mesure où devenir femme, c’est devenir une chair passive, féminité et sujet souverain sont antinomiques. Les propos de Beauvoir s’adossent à deux prémisses : le corps est une entrave à l’affirmation de soi comme Sujet puisqu’il limite la volition, pour l’homme comme pour la femme ; la réalisation de l’humanité sous sa forme masculine est la voie proposée pour transcender l’immanence de son corps. Cela ne manque d’ailleurs pas de poser problème à Beauvoir, consciente de la situation aporétique dans laquelle elle place les femmes, devant renoncer soit à leur sexe (identité féminine) soit à leur humanité. À travers ce modèle de libération, le corps et le féminin sont donc dénigrés et particularisés (!), au profit de la conscience et du masculin, érigés en figures tutélaires de l’universel. On retrouve, au final, l’association traditionnelle de ces différents termes115. L’ « amputation somatique116 » que propose Beauvoir n’est jamais que le pendant du dégoût que la physiologie féminine peut inspirer à l’auteure. Beauvoir ne perçoit pas que l’universel qu’elle revendique est bien particulier. Ainsi, si à rebours de la pensée misogyne, la subordination des femmes n’apparaît pas directement imputable à leur corps, en revanche, la dimension corporelle des individus demeure dépréciée en tant qu’obstacle à la réalisation authentique d’eux-mêmes.

114 Ibid.

115 Cela est d'autant plus vrai que Beauvoir soutient qu'il y aura toujours une différence entre femmes et

hommes, quand bien même la différence des sexes ne donnerait plus lieu à une hiérarchisation. Dans la mesure où il y a du deux, la morphologie féminine apparaît handicapante dans la réalisation de son humanité.

116 Sylvie Chaperon, « Simone de Beauvoir, entre le naturalisme et l'universalisme, entre le sexisme et le

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