• Aucun résultat trouvé

Au XIXe siècle, on est passé de l’héritage d’une conception antique de la nature (érodée, certes, par le Moyen-Âge, mais demeurant structurante jusqu’à la révolution scientifique) qui enchâsse la cité dans la nature et perçoit une continuité entre la phusis (la nature) et le nomos (la

209 Mon propos fait écho aux premières lignes de l’article de Mathieu que j’endosse, « Homme-culture,

femme-nature ? », op. cit., p. 43 : « “Une marchandise paraît au premier coup d'œil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même […] au contraire […] c’est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d'arguties théologiques”, disait Marx à propos du “caractère fétiche de la marchandise” (Le Capital, t. I). En remplaçant dans cet énoncé “une marchandise” par “le sexe”, on obtient à peu près l'état de réflexion sur les sexes en sciences sociales. Le caractère “trivial et fétiche” du sexe repose dans son “évidence” biologique. »

210 « Dès l’Antiquité, les différences naturelles entre les sexes ont été mobilisées pour légitimer la position

subordonnée des femmes. », Ilana Löwy et Catherine Marry, Pour en finir avec la domination masculine. De A à Z, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2007, p. 218.

loi)211, à une stricte séparation du monde en deux ordres de réalité, naturel et culturel : l’histoire moderne tendra à se réaliser sur la base d’une émancipation de toute racine naturelle. Le thème de l’humanisme européen classique de « l’arrachement à la nature » en constitue le soubassement principal, il sera consacré par la « révolution scientifique » du XVIIe siècle et systématisé par la philosophie moderne ensuite212.

Dans les « historia peri phuseos213 »des présocratiques qui relatent la constitution du monde, C. et R. Larrère rapportent que « [l]e récit de formation du monde est l’exposé d’un ordre linéaire et nécessaire, qui à une cosmogonie, fait succéder un récit de formation de l’humanité (anthropogonie), puis de la cité (politogonie). Celle-ci fait donc partie de la nature, qui est la seule réalité214 ». La physique explique ainsi la liberté, la bonne manière d’agir, la justice, elle rend compte du développement de l’univers aussi bien que des cités, et de l’homme. Ces différents domaines du réels possèdent une cohérence explicite entre eux, parce qu’ils découlent tous de l’ordre cosmique : le cosmos désigne en grec l’ordre du monde, et le monde lui-même en tant qu’il est ordonné. Si la nature antique sert de guide à l’action humaine c’est que, finalisée, elle correspond elle-même à la mise en œuvre d’une norme à réaliser, et définit par là la place de toute chose et les limites à ne pas dépasser. Guillaumin note qu’on conserve ce sens quand nous parlons aujourd’hui de la nature d’une chose ou d’un phénomène : on pense alors à sa fonction propre, à sa destination215. C’est également la raison pour laquelle l’éducation qui est dispensée dans notre société diffère encore en fonction du sexe : elle vise à renforcer les qualités perçues comme naturelles de chacun d’eux et leurs vertus propres, en vue des tâches futures à accomplir216. On observe ici un naturalisme fort, c’est-à-dire une causalité naturelle qui englobe l’ensemble de la vie humaine (la santé mais aussi la vertu), une détermination par la nature de ce qui devrait être. En fournissant l’idéal normatif à suivre, elle prescrit la tâche de la civilisation qui doit s’employer à la conformation naturelle.

211 Catherine et Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l'environnement, Paris,

Aubier, 1997, p. 32-47.

212 Ibid., p. 62. 213 Ibid., p. 26-27. 214 Ibid., p. 27.

215 Guillaumin, « Pratique de pouvoir et idée de Nature », dans Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de

Nature, op. cit., p.55.

90

La révolution scientifique du XVIIe siècle bouleverse cette conception de la nature. Elle entraîne deux traits solidaires selon Koyré : la dissolution du cosmos et la géométrisation de l’espace217. Au concept de cosmos, unité formée d’un tout, qualitativement déterminée et hiérarchisée se substitue celui d’univers, ensemble ouvert et indéfiniment étendu de l’être, formé de phénomènes équivalents, dénués de finalités, et uni par l’identité des lois qui le gouverne. La quantité supplante la qualité qui se retrouve confinée au niveau des sensations subjectives et des goûts personnels, et n’apporte plus aucun savoir légitime. La physique aristotélicienne que balaye la physique moderne était bien plus proche des expériences quotidiennes que ne l’est cette dernière. La nature moderne se définit comme l’ensemble des phénomènes qui obéissent à des lois physiques et mathématiques universelles et nécessaires. Descartes écrit : « Sachez donc, premièrement, que par la Nature je n’entends point ici quelque Déesse, ou quelque autre sorte de puissance imaginaire, mais que je me sers de ce mot pour signifier la Matière même en tant que je la considère avec toutes les qualités que je lui ai attribuées comprises toutes ensembles, et sous cette condition que Dieu continue de la conserver de la même façon qu’il l’a créée. »218 Par opposition à sa définition antique (accomplissement d’un devenir, principe d’ordre, puissance créatrice219), elle est réduite à un effet, un résultat (« la Création », continuée pour Descartes). Elle est dépouillée de tout pouvoir propre, ramenée à de la matière quantifiable, pure étendue sans aucune orientation. Au final, pensé en termes de « séries causales mécaniques », dont la finalité est exclue, dépourvu de la « flèche du temps »220, puisque les équations de la dynamique sont valables indifféremment à t ou à – t, le monde physique est en rupture totale avec le monde à l’intérieur duquel l’humain évolue, dont l’action poursuit des fins et cherche à progresser. On aboutit à une division stricte du réel en deux domaines qui ne partagent aucune caractéristique et s’opposent en tout point.

La philosophie moderne se chargera d’étendre les conclusions de la nouvelle rationalité scientifique à tous les autres champs du savoir et entraine la radicalisation et la systématisation de

217 Voir Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, 1963.

218 René Descartes, Traité du Monde ou de la lumière dans Descartes, Oeuvres, éd. Ch. Adam et P. Tannery,

Paris, Léopold Cerf, 1897-1913 (1633), tome XI, p. 36.

219 C’est la définition qu’en donne Aristote, au chapitre quatre du livre ∆ de la Métaphysique : « “Nature” se

dit, dans un premier sens, de la génération de ce qui croît ». Aristote, La Métaphysique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1986. Livre ∆, 1014 b16-17.

l’opposition entre une notion de nature, dévalorisée, évidée, et une notion de culture qui lui est supérieure, monopolisant la raison et les normes221. En somme, s’affirment les premier et troisième pôles de l’antinaturalisme tels que dégagés par Haber, l’arrachement humaniste à la nature et l’absence de modèles pratiques en son sein222. À l’emboitement a succédé la séparation. Celle-ci se décline en de nombreuses dichotomies qui en prolongent la polarité sous divers aspects : la nécessité s’oppose à la liberté, l’être au devoir-être, la répétition du même à l’événement, la mécanique à l’histoire, la domesticité à la sphère publique, la matière au sens, le physique au moral, la sensibilité, l’émotion puis l’instinct à la raison, ou encore avec les mots de Descartes, figure emblématique du dualisme moderne, l’étendue à la pensée.

Enfin, héritant sur ce point du christianisme qui fit l’homme à l’image de Dieu et le retrancha du reste de la Création, la pensée moderne sécularise la singularisation de l’humanité dans un humanisme moderne. Sur le plan du savoir, la distinction entre les hommes – et il faut entendre à chaque fois le hiatus entre la prétention à désigner l’humanité entière et la réalité qui ne concerne que certains humains de sexe masculin – et le reste de l’univers se trouve au cœur de la rationalité scientifique dans la dualité sujet / objet puisque l’observateur doit être extérieur à la nature observée. Cette position d’extériorité, tant vis-à-vis du contexte que vis-à-vis des éléments affectant la raison de l’observateur lui-même, garantit l’objectivité du savoir : une assertion scientifique doit être indépendante des contingences locales, institutionnelles, politiques, financières pour être valide, et ne pas dépendre davantage des dispositions d’un observateur particulier ou de son sexe. Elle doit exprimer les vues universelles de la raison223. Sur le plan pratique, la distanciation de l’humanité à l’égard de la nature est reconduite par la traduction du règne de la grâce en dimension historique. Depuis la fin du Moyen-Âge, l’homme, doté de la capacité de se recréer lui-même et de recréer ses conditions d’existence, est suspendu à son propre arbitre pour le pire (les guerres de religion) et le meilleur (les Révolutions américaine et française du XVIIIe). Dans ces conditions d’autonomisation du développement humain, la nature

221 Voir Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, La

Découverte/Poche, Paris, 1997, p. 178 : « La modernisation […] avait un objectif clair. Moderniser permettait de distinguer enfin nettement les lois de la nature extérieure et les conventions de la société. »

222 Voir supra, Introduction. Haber, Critique de l'antinaturalisme…, op. cit., p. 3-7.

223 Notons qu’il ne s'agit pas du second pôle antinaturaliste identifié par Haber, le constructivisme social,

lequel apparaît dans le courant du XXe siècle. La science moderne y est au contraire hostile dans son principe car elle

92

représente un domaine étranger et disponible, tandis que la liberté du sujet se déploie dans la sphère de l’Histoire224. Cette nouvelle dimension de l’auto-engendrement de l’homme par l’homme se comprend comme un processus d’affranchissement à l’égard des déterminismes naturels : la cité moderne n’est pas vue comme un fait de nature mais comme un artifice que des hommes libres et indépendants se donnent pour répondre à leurs besoins. Dans le cadre de la politique moderne, l’homme finit par remplacer la Nature (le cosmos ou la Création) en tant que mesure du juste225. Au final, remarquent les Larrère, « On peut donc considérer l’humanisme moderne comme une tentative de protéger l’homme d’une naturalisation qui, vue la façon dont on pense la nature, le mettrait en danger226. » Or, précisément, la femme ne bénéficiera pas entièrement de cette protection, au contraire.