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Naturalisation médiatisée par un discours scientifique perçu comme irrécusable

3.6 C ONCEPTUALISATION MODERNE DES SEXES

3.6.1 Naturalisation médiatisée par un discours scientifique perçu comme irrécusable

À la catégorisation moderne du sexe féminin et ses effets délétères s’ajoute un autre élément qui concourt à la production d’un véritable verrouillage de l’infériorisation des femmes dans la période postrévolutionaire. En posant au fondement de l’identité de genre des femmes des qualités corporelles, des attributs physiques spécifiques qui animent et affectent l’ensemble de leur constitution, les médecins philosophes prônent une différence des sexes qu’ils s’évertuent à établir dans le registre de la science médicale. Or le caractère « scientifique » de cette opération condamne sérieusement la possibilité de réfuter les thèses avancées.

Les contours de l’entreprise de la connaissance ont en effet évolué. L’identification de la Nature à des séries causales mécaniques plutôt qu’à une puissance spontanée de croissance nourrit une attitude nouvelle à son égard. L’espoir d’en découvrir les lois et d’en maîtriser le fonctionnement devient légitime et plausible : il ne s’agit plus de vouloir percer le mystère de l’ordre cosmique ou de découvrir le dessein de Dieu (et d’outrepasser les prérogatives humaines dans un emportement vaniteux), mais de s’appliquer, grâce à l’usage méthodique de la raison débarrassée de ses fausses croyances293, à déchiffrer le Grand livre de la Nature écrit en langage

293 C’est typiquement le programme de Descartes dans les Règles pour la direction de l’esprit (1628) qui

dégagent les voies de la sagesse humaine et dans le Discours de la Méthode, dont le sous-titre parle de lui-même : « pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences » (1637). Voir Descartes, Oeuvres, op. cit., tome VI.

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mathématique294. Le progrès est déjà en marche et sera couronné par la philosophie de la connaissance des Lumières. Cette dernière, postulant que la vérité ne serait pas médiatisée, conçoit que l’ordre naturel des choses peut progressivement être découvert par le développement de la connaissance scientifique. Forte de ce programme, l’autorité des scientifiques ira se renforçant et jouira d’un prestige inégalable. Les concurrents de la science sont écartés, y compris en matière d’affaires humaines (dont la Bible, comble de l’obscurantisme, mais aussi les savoirs de nature différente), la puissance de l’explication scientifique est célébrée. Son élan est tel qu’il finira par franchir les barrières anthropologiques et s’étendra même à l’humain à partir du milieu du XVIIIe siècle avec les classifications des naturalistes, prémisses de l’invention de l’anthropologie au siècle suivant. On l’a dit, les hommes et les femmes deviennent à leur tour objet d’observation et d’expérience, quoique certain·es le soient davantage que d’autres ; voyageurs et anatomistes rendent compte des variétés de cet animal, lui appliquent le concept de race, Linné invente les mammifères295. « Naturalistes, anthropologues et médecins cultivent des sciences en plein essor, leur prestige s’affirme, leurs écrits et leurs avis commencent à faire autorité, au moins pour une élite cultivée296. » Jusqu’à aujourd’hui, aucun pouvoir alternatif n’est en mesure de rivaliser avec la vision du monde que la science dégage, bien qu’actuellement les extrémismes religieux connaissent une véritable recrudescence. Même le politique requiert le service des experts et s’adosse sur leurs propositions297.

294 C’est là la célèbre formule de Galilée : « La philosophie est écrite dans ce livre gigantesque qui est

continuellement ouvert à nos yeux (je parle de l'Univers), mais on ne peut le comprendre si d'abord on n'apprend pas à comprendre la langue et à connaître les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit en langage mathématique, et les caractères sont des triangles, des cercles, et d'autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible d'y comprendre un mot. » Dépourvu de ces moyens, on erre vainement dans un labyrinthe obscur." Galileo Galilei,

L'Essayeur (Il Saggiatore (1623)), Les Belles-Lettres, Paris, 1980.

295 L’histoire de l’établissement de la classe des mammifères par Linné et les raisons éminemment sociales

et politiques du choix de ce terme pour rassembler un certain nombre d’espèces sont analysés par Londa Schiebinger, « Why Mammals are Called Mammals : Gender Politics in Eighteenth-Century Natural History », The American

Historical Review, vol. 98, n° 2, avril 1993, p. 382-411.

296 Knibiehler, « Les médecins et la “nature féminine” au temps du Code civil », op. cit., p. 825.

297 Pour les rapports problématiques entre science et politique dans nos sociétés, voir Latour, Nous n’avons

jamais été modernes…, op. cit. Il faut dire aussi que le discours scientifique assume une double vocation de nos jours.

Il agit d'un côté en tant que force de progrès, certes ébranlée mais encore agissante à tout le moins au niveau de l’imaginaire (l’évolution de la médecine semble faire naître plus d’espoir que les transformations sociales et à l’échelle de la société on mise sur l’une, on désespère de l'autre). D’un autre côté, il sert de référentialité commune ultime dans des sociétés en proie à de grandes difficultés économiques, sociales, écologiques et raciales entraînant un fort repli communautaire ou individualiste, faute d’alternative politique (la science fournit un ensemble de croyances

Dans ces conditions qui ont perduré, l’affirmation qui émane d’une large fourchette d’experts qualifiés (médecins, anatomistes, gynécologues, neurologues, etc…), selon laquelle les femmes sont fondamentalement différentes des hommes parce qu’elles se définissent par une fragilité physiologique rédhibitoire, possède une valeur de vérité incontestable. C’est pourquoi le divorce qui s’établit alors entre les sexes emprunte une radicalité nouvelle, même s’il en appelle à de vieux arguments comme la nature féminine : la reconfiguration des rapports entre nature, corps et raison en affecte la logique. La souveraineté du savoir médical et des sciences de la nature rejaillit sur la conceptualisation des rapports de sexe pour l’inscrire dans le marbre de la naturalité, en l’espèce de la corporéité : la faiblesse et le manque d’intelligence des femmes se présentent comme une nécessité, leur subordination comme la conséquence inexorable de leur constitution malheureuse298.