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Le rôle des négociants français dans l’activité maritime du port : davantage des consignataires que des armateurs

Etant donné les insuffisances des fonds privés à notre disposition, nous ne pouvons connaître les activités d’armement des négociants français que par le biais des ventes de navires relevées dans les archives notariales ou consulaires. Les dépouillements effectués dans ces deux fonds, pour la période 1778-1793, n’ont cependant livré que peu de cas : dix transactions ont été recensées dans les protocoles notariaux et 16 dans les actes de chancellerie399. Avec un total de 26 ventes, notre échantillon apparaît restreint et semble témoigner ainsi de la faible implication des négociants français dans le secteur de l’armement. Cette impression est confirmée par le fait que sur ces 26 transactions, 15 sont faites pour le compte de maisons marseillaises et seulement 11 ont été réalisées pour celui de la maison gaditane concernée. Nos sources n’ont pas non plus gardé trace de transactions qui auraient été effectuées sur d’autres places pour le compte de maisons françaises de Cadix, ni des participations que ces dernières auraient pu prendre dans des navires armés par leurs partenaires400. On retiendra donc qu’à Cadix le rôle des maisons françaises dans l’animation de la navigation se limitait à la représentation des armateurs résidant dans les ports où étaient armés les navires qui assuraient les liaisons entre Cadix et l’Europe, à savoir Marseille et les ports ponantais pour la France, Londres, Ostende, Amsterdam et Hambourg pour le reste du continent. Les négociants français sont donc moins des armateurs que des consignataires. Il convient de rappeler en quelques mots les fonctions et le mode de rémunération de ces consignataires, dont le rôle demeure méconnu, avant de livrer les résultats de l’étude des maisons françaises qui exerçaient cette activité.

399 Sans être systématiques, les dépouillements effectués dans les protocoles ont été conséquents. L’Escribania

de Marina qui a été entièrement dépouillée n’a livré que quatre achats de prise en 1781 et deux ventes de navire

en 1783 et en 1787. L’étude notariale n° 13, intégralement parcourue également, n’a révélé que quatre ventes. Enfin, dans l’étude n° 19, nous avons dépouillé les registres des années 1778-1780 et 1793 sans en trouver aucune. En ce qui concerne les actes de chancellerie, la totalité des registres de la période ont été dépouillés. 400 Nous n’avons relevé qu’une seule procuration octroyée par un négociant français de Cadix pour procéder à la vente d’un navire lui appartenant (CADN, Cadix, 239-96, 21/08/1783 : procuration en blanc octroyée par les gérants de la compagnie Sahuc Guillet pour la vente du navire portugais Notre Dame de Soledad).

Si la fonction d’armateur a fait l’objet d’études précises de la part des historiens du négoce401, le rôle de consignataire de navire est beaucoup moins souvent évoqué dans l’historiographie du commerce maritime. Charles Carrière évoque la volonté des négociants marseillais de ne pas armer de navires en direction des ports de la façade atlantique et d’Europe du Nord, car ils préféraient, sur ces liaisons, exercer la fonction de consignataire. Un tel choix leur garantissait « un bénéfice sans risque » à tel point que « certains en recevaient le plus clair de leurs profits »402. Il ne décrit cependant pas « la série d’opérations » que le consignataire était chargé d’effectuer à chaque escale de navire, ni les modalités de sa rémunération.

Le consignataire est en général le fondé de pouvoir des armateurs qu’il représente pour gérer, lors de son escale, le navire qu’ils lui dirigent. Sa première mission est donc d’assister le capitaine dans les démarches administratives qu’il doit effectuer auprès des autorités portuaires (paiement des droits portuaires, déclaration à la douane, quarantaine) ou auprès du consulat de la nation dont le navire arbore le pavillon (paiement des droits consulaires403). De même, lorsqu’un navire est pris par des corsaires, c’est le consignataire qui fait les démarches nécessaires pour plaider sa cause devant les tribunaux compétents et qui le récupère en cas de libération404. Au-delà de ces démarches administratives cependant, la fonction de consignataire peut recouvrir des tâches beaucoup plus importantes. Nous avons relevé divers cas de consignataires qui ont été chargés d’acheter des navires pour le compte de leur commettant, de les armer et de les leur expédier. Si, le plus souvent, il s’agissait de simples armements sur lest vers le port de résidence du commettant – Marseille en général –, dans d’autres cas, le consignataire prenait en charge l’intégralité de la mise-hors (l’ensemble des frais supposés par l’armement du navire) et expédiait le navire outre-mer avec une cargaison

401 Nous pensons notamment à L’armement nantais dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle de Jean Meyer

(Paris, 1969). 402

CARRIERE C., op. cit., vol. 2, p. 592.

403 A Cadix, chaque navire français payait au consulat un droit relativement modeste dont le montant était réparti entre le consul et le budget de la nation française de la ville. De plus, lorsqu’un navire français était armé ou désarmé à Cadix, les représentants locaux des armateurs devaient effectuer un certain nombre de démarches réglementaires auprès du consulat : s’il revenait des Antilles avec une cargaison de denrées coloniales destinée à la France, le consignataire devait s’obliger à payer, dans le port de destination, les droits dus au Domaine d’Occident ; s’il était armé à Cadix, le consignataire s’obligeait à payer les droits des invalides dans le port de destination ; et enfin, s’il était muni d’une licence lui permettant de pratiquer la course (commission en guerre et marchandises), le consignataire devait signer un certificat de cautionnement. Les actes de ces procédures nous ont permis de connaître en détail 51 opérations maritimes effectuées par des négociants français de Cadix pour le compte d’armateurs résidant en France (armement, désarmement, consignation), principalement pour la période de la guerre d’Indépendance d’Amérique au cours de laquelle Cadix fut utilisé par les armateurs français comme un poste avancé pour la navigation atlantique (cf. infra, p. 136).

de produits destinés à la consommation des colons405. Dans de tels cas, la fonction de consignataire ne se distingue plus vraiment de celle de l’armateur. Enfin, il arrivait que le consignataire soit chargé de liquider un navire dont l’armateur souhaitait se défaire406

.

La règle est cependant qu’en dehors des cas particuliers dans lesquels le consignataire se substitue littéralement à l’armateur, son rôle se limite à effectuer les tâches administratives, à avancer les fonds requis par le capitaine et à l’aider à se constituer un fret de retour407

. En effet, si le capitaine possède normalement des fonds suffisants pour honorer ses dépenses, il doit disposer de contacts locaux pour l’assister en cas de frais imprévus durant sa traversée ou son escale. Ainsi en va-t-il pour un capitaine tombé malade durant son séjour à Cadix408, ou pour un autre contraint de faire des avances non prévues à l’équipage409

. Lorsque la relâche dans le port de Cadix s’éternise, les frais engagés par le consignataire s’élèvent. En juin 1781, la maison Verduc fait enregistrer à la chancellerie du consulat les quatre comptes de dépenses relatifs aux navires le Prince de la Paix, le Pirrha, le Saint-Jean-Baptiste et la Gracieuse qui sont mouillés à Cadix depuis le mois de novembre 1780. Les dépenses s’élèvent respectivement à 159 535 reales de vellón, 53 052 reales de vellón, 76 860 reales de vellón et 99 273 reales de vellón, soit un total de 388 720 reales de vellón, pour les sept mois de relâche de ces navires410. Le plus souvent, il faut réparer les avaries qu’a subies le navire durant sa traversée. Dans ce cas, le consignataire demande au consulat de nommer des experts pour évaluer le montant des travaux et après consultation des armateurs, il les fait réaliser dans les chantiers navals locaux411. Parfois de telles opérations peuvent déboucher sur un

405 Par exemple, en 1779, les gérants de la compagnie Verduc de Cadix achètent un navire pour le compte de Jean-Charles Payan de Marseille, le rebaptisent le Loup-Garou et l’expédient à la Martinique avec une cargaison de « briques, vin rouge de Provence, huile, savons, chandelles, amandes, lentilles, fromages, saucissons, dragées, salaisons, faïence, roues … », dans CADN, Cadix, 238-27, commission en guerre et marchandises, (19/06/1779). 406

On dispose alors de l’information à travers les bulletins maritimes qui ajoutent la mention « esta de venta » à la notice du navire concerné.

407 Ainsi en 1802, dans un courrier adressé à Pierre-Honoré Roux de Marseille, les gérants de la compagnie Quentin frères de Cadix annoncent à leur correspondant la sortie de Cadix du navire la Sophie qui est consigné au négociant marseillais et lui font part des instructions de M. Duhanteilly, l’armateur malouin du navire, qui souhaite la réalisation « d’un bon fret de retour », ACCIM, Fonds Roux, LIX-843, 28/09/1802.

408 Les associés de la compagnie Cayla Solier Cabannes Jugla et Cie écrivent à la société Roux frères en 1766 : « Nous avons compté à ce capitaine pour les besoins du navire et pour les frais de sa maladie 70 piastres fortes, nous prenons la liberté de vous remettre ci-joint le reçu qu’il nous en a signé, nous vous prions de prélever cette somme de leur fret, et d’en compter la valeur à M. Jacques Rabaud et Cie », ibidem, LIX-855, 09/09/1766. 409 Le 8 mars 1785, les dirigeants de la compagnie Verduc Jolif Séré de Cadix, consignataires du navire

l’Alexandre, prêt à faire voile pour Nantes, sont contraints de payer les salaires des membres de l’équipage qui

souhaitent en « être assurés avant d’entreprendre ledit voyage », CADN, Cadix, 239-481. 410

ibidem, 238-303 (05/06/1781), 238-309 (13/06/1781), 238-310 (14/06/1781), 238-310 (14/06/1781).

411 Le 26 janvier 1782, la compagnie Barthélémy Goiran et neveux, consignataire du brigantin français le Fanfan déclare que ce navire, a dû interrompre sa traversée entre le Cap-Français et Marseille en raison d’une avarie et demande une expertise afin d’évaluer le montant des réparations indispensables pour effectuer la traversée jusqu’à Marseille (ibidem, Cadix, série C, carton 73). Le 13 octobre 1784, Jacques Jugla déclare que le montant

litige entre les armateurs, soucieux de ne pas renchérir le coût de la mise-hors, et le capitaine, davantage préoccupé par la sécurité de l’équipage. Ainsi, en 1784, après trois mois de discussions entre Jean Van Berchem de Nantes, armateur du négrier la Marie-Thérèse, et Louis Froust, son capitaine, Prudent Delaville, en sa qualité de représentant du premier, demande au consul de retirer le commandement du navire au capitaine rétif à reprendre la mer en dépit des divers aménagements effectués, et de le remettre à Morin Deschamps412. A travers cet exemple, on voit que la fonction d’assistance au capitaine implique également l’exercice d’un certain contrôle sur ses actes : le consignataire est chargé de le surveiller et de s’assurer de sa loyauté vis-à-vis des armateurs. Ainsi, le 4 novembre 1780, Jean-François Dubernad, consignataire du navire suédois la Corona, fait une réclamation auprès du consulat afin de rectifier le protêt de mer que le capitaine a enregistré la veille et qui se révèle « lleno de hechos falsificados »413. Il y dénonce l’attitude du capitaine qui, en raison de ses « errores personales », n’est pas sorti de Sanlúcar de Barrameda avec le convoi destiné à Marseille et s’est réfugié dans la baie de Cadix le jour suivant au lieu de s’efforcer de le rattraper414

. La constitution d’un fret de retour pour le navire, qui représente l’autre mission principale du consignataire, peut aussi donner lieu à des litiges avec le capitaine. Ainsi, le 6 décembre 1788, la maison Veuve Tomati, consignataire de la barque les Deux-frères, proteste de l’attitude du capitaine Jean Pelleau qui a refusé le fret qui lui était proposé pour son retour sur Bordeaux en prétextant qu’il avait pris d’autres dispositions avec les gérants de la maison Lafforé frères. Au terme d’un mois de vaines négociations avec ces derniers, le capitaine se résout cependant à accepter les services du consignataire désigné par les armateurs, leur causant ainsi un retard préjudiciable que la société Veuve Tomati s’empresse de faire constater publiquement415.

Pour ces diverses tâches, le consignataire est rémunéré par les armateurs, mais selon des modalités qui nous échappent. Un pourcentage du fret perçu par les armateurs lui serait-il systématiquement reversé ? Ou bien ne perçoit-il qu’une commission lorsqu’il engage des frais pour le navire dont la gestion lui est confiée ? On sait que, dans la pratique corsaire, le consignataire de prise touche une commission sur le produit de la prise et le consignataire du

des frais de réparation du navire savoyard le Comte de Perron, qui a interrompu sa traversée Lorient-Marseille pour réparer une avarie, est de 177 302 reales (AHPC, Cadix, 2568bis-436).

412

CADN, Cadix, série C, carton 73, 26/04/1784.

413 Le protêt de mer est une déclaration formelle, enregistrée à la chancellerie du consulat, dans laquelle un capitaine consigne un certain nombre de faits qui se sont déroulés au cours de la traversée.

414

AHPC, 4518-15180, 4/11/1780. 415 CADN, Cadix, 241-343, 06/12/1788.

corsaire en touche une sur l’ensemble des bénéfices dégagés par l’armement. Dans le cas de la consignation marchande, le mode de rémunération est moins connu. Un document tardif évoque le montant d’une commission de 5 % perçue par Guillaume Rey sur le montant des réparations qu’il a fait effectuer sur le sloop français l’Alexandre, dont il avait la charge416

. Pour un montant total de 10 024 reales de vellón de réparation417, auxquels s’ajoutent les 220 reales de vellón de frais de chancellerie, il perçoit la somme de 512.7 reales de vellón. La somme n’est pas dérisoire et elle a pu ne représenter qu’une partie de sa rémunération. A raison d’une dizaine de navires par an, de telles commissions étaient suffisantes pour dégager une somme significative418. Pourtant, si la rentabilité de cette activité ne fait pas de doute, peut-on affirmer, comme l’a fait Charles Carrière, qu’elle ne comportait aucun risque ? Le cas suivant illustre les difficultés que le consignataire pouvait rencontrer pour recouvrer le montant de ses avances. En 1787, la compagnie Lecouteulx qui a payé 197 764 reales pour les frais de relâche de quatre navires frétés à la compagnie des Indes par Arnoux Desaulsays, le propriétaire et armateur de ces navires, tire des lettres de change, pour se couvrir, sur la banque Lecouteulx de Paris à laquelle il était convenu que Desaulsays devait remettre des fonds pour servir au paiement. Ce dernier ne s’étant pas exécuté, la maison de Paris est contrainte d’accepter les traites pour l’honneur de celle de Cadix et cette dernière réclame donc, en vertu de l’ordonnance de 1681, article XVI, titre XIV, un privilège sur les « casques, quilles, agrés et apparaux ainsi que sur les frets acquis et à acquérir par les susdits vaisseaux »419. On ne connaît pas le dénouement de l’affaire mais il n’est pas exclu que, dans ce cas précisément, le consignataire ait eu à subir un préjudice inhérent à sa fonction.

De ces diverses remarques on retiendra donc que, pour les armateurs d’un navire, le choix du consignataire n’était pas anodin car il fallait désigner quelqu’un réunissant compétence et loyauté. Il en résulte que les armateurs français choisissaient très majoritairement leurs consignataires parmi les maisons françaises de la place420, ce qui a permis à ces dernières de profiter de l’excellente santé de la navigation française dans les

416

ibidem, 250-87, 23/12/1817.

417 La note détaille les diverses dépenses entreprises parmi lesquelles on relève l’achat de bois, de planches, de clous, de goudron, de voiles et de cordage, ainsi que le paiement du loyer de la chaudière utilisée pour chauffer le goudron, et celui de neuf journées de charpentier et de direction de l’ouvrage.

418 Avec un tel taux de commission, la maison Verduc aurait ainsi pu toucher plus de 18 000 reales de vellón (1200 pesos) pour les frais engagés par les relâches à Cadix des quatre navires le Pirrha, le Saint-Jean-Baptiste, la Gracieuse et le Prince de la Paix.

419 CADN, Cadix, 240-517, 15/06/1787. 420

Nous reviendrons ultérieurement sur ce point lorsque nous aborderons la question de l’insertion des négociants français de Cadix dans les réseaux marchands internationaux (cf. infra, p. 192).

années 1780 et leur a assuré un flux constant d’affaires dont le dépouillement systématique des bulletins maritimes de Cadix révèle les grandes lignes.

Les maisons françaises de Cadix et le marché de la consignation maritime :