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Le recours à des dispositifs financiers destinés à couvrir les risques inhérents à la navigation constitue une pratique mercantile ancienne, née sur les rives de la Méditerranée antique434. Au Moyen Age, les deux principaux instruments existants, le prêt à la grosse aventure et la police d’assurance, sont d’un usage suffisamment courant pour avoir donné lieu à un travail normatif poussé dans les principautés et les républiques marchandes qui bordent la Méditerranée435. La découverte de l’Atlantique a entraîné peu de changements dans la perception des risques maritimes, la traversée de l’océan ne différant de la navigation méditerranéenne que par l’ampleur des problèmes posés : les valeurs transportées sont plus importantes, le temps d’immobilisation des capitaux est plus long et les tempêtes plus éprouvantes. C’est ainsi que l’exploitation des routes transatlantiques n’a pas entraîné d’innovation dans le domaine de l’assurance, mais seulement un changement d’échelle de la pratique. Cette question d’échelle prend cependant toute son importance dans le contexte de la Carrera de Indias car l’attribution du monopole des échanges coloniaux à un seul port, d’abord Séville, puis Cadix, impliquait que la totalité des risques découlant des expéditions destinées à l’empire espagnol soient supportés par les négociants d’une seule place commerciale.

Or les cargadores ont longtemps été incapables de faire face aux besoins d’assurance considérables découlant de ces armements coloniaux. Il en résultait un recours massif aux capitaux étrangers qui étaient drainés à Cadix par le biais des prêts à la grosse aventure octroyés aux armateurs locaux par les négociants étrangers installés en Andalousie. Les historiens ont cependant souligné les changements profonds intervenus dans ce secteur dans le dernier tiers du XVIIIe siècle : le recours au prêt à la grosse aventure décline au profit de

434 BERNAL A.M., op. cit., p. 28-30.

435 L’exemple le plus célèbre est celui de la Catalogne (cf. CARRASCO GONZALEZ G., « Los seguros en el comercio marítimo español durante la Edad Moderna », Actas los XIII Encuentros de Historia y Arqueología.

formes de financement associant le prêt de terre et la signature de polices d’assurance436. Il en résulte l’émergence à Cadix d’un secteur de l’assurance maritime très développé qui se structure autour de nouveaux acteurs, les compagnies d’assurances par actions, dont le nombre augmente de façon très rapide durant la décennie des années 1780437. Le succès rencontré par ces compagnies auprès des négociants gaditans, qui ont permis à la place non seulement de couvrir l’essentiel des besoins découlant des armements coloniaux mais aussi de jouer un rôle substantiel dans l’assurance des expéditions maritimes reliant la France à son espace colonial ou encore dans celle de la navigation intra-européenne438, s’explique en large partie par les avantages qu’offrait cet investissement peu contraignant et à la rentabilité assurée en dehors des périodes de conflits439. Ces compagnies ont permis au négoce local de

436 CARRIERE C., « Renouveau espagnol et prêt à la grosse aventure », RHMC, 1970, p. 221-252. CARRASCO GONZALEZ G., op. cit.

437 Guadalupe Carrasco Gónzalez en dénombre 69 en 1793, 73 en 1795 et 89 en 1796 (CARRASCO GONZALEZ G., op. cit., p. 68). Ces chiffres, établis à partir de l’Almanak mercantil o Guía de comerciante, sont cependant bien plus élevés que les 54 compagnies recensées par le comte de Maule, un des meilleurs témoins de l’époque, en 1796 (Nicolas de la Cruz y Bahamonte, comte de Maule, De Cádiz y su comercio (tomo

XIII del viaje de España, Francia y Italia), éd. De Manuel Martin Ravina, Univerdidad de Cádiz, Cadix, 1997, p.

69). Au total cependant, 75 compagnies auraient été créées ou prorogées dans les années 1791-1796, engageant ainsi près de 25 millions de pesos dans le secteur.

438 Le dépouillement de l’intégralité des contrats signés par l’intermédiaire des 41 courtiers gaditans dont les livres de comptes ont été conservés pour l’année 1796 (AGI, Consulados, liasse 1757), permet d’évaluer à 23 564 441 pesos le montant des assurances signées par les compagnies gaditanes cette année-là, soit une somme inférieure au montant total des capacités financières des compagnies par actions de la place, et ce alors même que ces dernières n’avaient pas entraîné la disparition des assureurs particuliers. Or plus du tiers de la somme contractée par l’intermédiaire des courtiers gaditans correspond à des assurances prises sur des expéditions ne concernant pas Cadix, ni comme port de départ ni comme port d’arrivée du navire faisant l’objet du contrat (CARRASCO GONZALEZ G., op. cit., p. 69). Ce témoignage de la dimension internationale du marché de l’assurance à Cadix est confirmé par l’étude que nous avons menée sur les 424 contrats dans lesquels un négociant français apparaît en position d’assuré : en effet, si plus des trois quarts des contrats (333) sont établis pour des trajets incluant Cadix comme port de départ (124) ou de destination (209) – dans la majorité des cas, il s’agit de liaisons entre Cadix et les principaux ports européens dont la ville était partenaire (Londres, Amsterdam, Hambourg, Le Havre-Rouen, Saint-Malo, Nantes, Bordeaux, Marseille, Gênes, Livourne) –, ce n’est pas le cas des 76 autres contrats pour lesquels le trajet couvert est connu. Parmi ces derniers, 40 ont trait à des liaisons entre des ports espagnols et l’Empire ou l’Europe. La seconde moitié de ces contrats concerne plus directement le marché européen de l’armement : dans 18 cas, ce sont des expéditions entre deux ports européens qui sont assurées à Cadix (Gênes-Marseille ou Gênes-Livourne par exemple, ou encore Porto-Saint-Petersbourg) et dans les 18 autres cas connus, il s’agit d’armements européens destinés aux colonies d’Amérique, essentiellement les Antilles françaises. L’étude de la documentation notariale et consulaire va dans le même sens. A partir d’un échantillon de 35 polices d’assurance qui ont impliqué des négociants français de Cadix au cours de la période 1777-1793, constitué à partir des carta de pago y abandono et des procurations octroyées soit devant un notaire de la ville, soit à la chancellerie du consulat français, on constate que dix de ces polices portent sur des liaisons effectuées entre la France et son espace colonial (on relève ainsi trois retours de Saint-Domingue sur Marseille et Bordeaux, cinq expéditions destinées aux Indes orientales, une à l’Ile-de-France et une expédition négrière au départ de la Rochelle) et que, dans la majorité des cas, les 25 polices restantes, qui portent sur une traversée reliant Cadix à l’Europe, sont signées pour le compte des armateurs européens, le négociant gaditan n’étant qu’un simple commissionnaire chargé de négocier sur la place les contrats couvrant les sommes à assurer.

439 Pour plus de précisions sur cette question, nous renvoyons à notre contribution au colloque « Du fatalisme à l’exploitation du risque. Le risque et les économies méditerranéennes du Moyen Age à nos jours » (Rome, 11-13 mai 2006) : « Les compagnies d’assurances par actions à Cadix. Les limites d’un calcul rationnel du risque maritime (1780-1805) » (à paraître dans les actes du colloque).

mobiliser plus de 25 millions de pesos en quelques années dans une branche d’activité jusque- là délaissée et de transformer ainsi une place structurellement déficitaire et dominée par les intérêts étrangers en l’un des acteurs du marché européen de l’assurance. Les négociants français ne sont pas demeurés étrangers à cette dynamique et l’ont même soutenue par des initiatives personnelles et collectives dont il convient d’évaluer la portée.

Pour étudier le rôle joué par les négociants français de Cadix sur le marché local de l’assurance nous disposons de deux séries de données complémentaires : d’une part, un échantillon de 77 contrats d’assurance dans lesquels une maison française apparaît soit en qualité d’assureur, soit en qualité d’assuré, constitué à partir de relevés dans les actes notariés et les actes de chancellerie et d’autre part, de dossiers documentaires, plus ou moins riches, sur huit compagnies d’assurances par actions qui étaient dirigées par des négociants français et sur une dizaine d’autres compagnies qui comptaient parmi leurs actionnaires au moins un négociant français. Au total, nos sources permettent d’évaluer l’importance qu’occupaient les négociants français dans l’offre d’assurance à Cadix et de dessiner le profil des négociants qui investissaient dans le secteur.