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Les marchés urbains andalous, principalement Cadix et Séville, constituaient des marchés annexes pour les produits textiles importés par les maisons françaises. La compagnie Fornier par exemple, plaçait le quart des marchandises qu’elle importait auprès des boutiquiers de Cadix231. Par ailleurs, la trentaine de boutiquiers français que comptait Cadix travaillait en majorité pour le marché local, même s’il n’est pas exclu que des cargadores s’y soient approvisionnés. D’une manière générale, on sait peu de choses sur l’importance que représentait la population gaditane mais on devine que la bourgeoisie urbaine locale pouvait constituer une clientèle intéressante. Ainsi, une délibération du conseil municipal de Cadix datée du 20 septembre 1788, portant sur l’opportunité d’autoriser M. Dainville à rétablir un théâtre français à Cadix, laisse entrevoir les goûts des élites locales pour les textiles importés d’Europe. Parmi les arguments retenus pour rejeter cette demande, on relève les craintes exprimées vis-à-vis de l’augmentation du lujo, modas extranjeras y otros vicios y notorios excesos que son inseparables de semejantes empresas y se tocaron praticamente en la anterior ocasión, de que aun se conocen visibles restos en el Pueblo con perjuicio de las buenas costumbres, distraimiento de la juventud, abuso en el consumo de generos extranjeros y excesivo fomento de sus modas y trajes232. Le rapport adressé au gouverneur de la ville rappelle en outre que le précédent théâtre français avait entraîné la multiplication des boutiques de « modistas » qui profitèrent de l’introduction par les membres de la troupe des « modas, adornos y cortes en los trajes » pour s’enrichir233. Cette peur de voir la jeunesse s’adonner à la consommation de « modas extranjeras », au-delà de la crispation identitaire

les exportations de ces productions vers l’Europe et sur le rôle que jouaient les maisons étrangères de la place dans ces échanges, à l’exception des vins de Jerez, objets de récents travaux (MALDONADO ROSSO J., La

formación del capitalismo en el marco del Jerez : de la vinicultura tradicional a la agroindustria vinatera moderna (siglos XVIII y XIX), Madrid, 1998 et LIGNON-DARMAILLAC S., Les grandes maisons du vignoble de Jerez (1834-1992), Casa de Velázquez, Madrid, 2004).

231 CHAMBOREDON R., op. cit., p. 235.

232 AHMC, libros capitulares, 20/09/1788, folio 350.

233 La « anterior ocasión » à laquelle il est fait allusion concerne le théâtre français qui a existé à Cadix entre 1769 et 1778 (OZANAM D., « Le théâtre français à Cadix au XVIIIe siècle, (1769-1779) », Mélanges de la Casa

exprimée par l’élite conservatrice de la ville, traduit le prestige des articles à la mode « de Paris » implicitement dénoncés ici234.

En dehors de Cadix et Séville, il n’est pas exclu que les textiles importés d’Europe aient pu être écoulés également dans des villes de moindre importance d’Andalousie occidentale. Ainsi le 20 mars 1792, les compagnies Jugla Solier Demellet et Lacosta Casenave octroient une procuration pour recouvrer le montant de deux pagarés « valor recibido en mercancias » qu’elles ont consentis à Pedro Casaubon Labarraque, un commerçant d’Ecija et le 20 août 1779, la compagnie Fornier frères en fait autant pour recouvrer toutes les sommes dues par Juan de Visua d’Osuna235. Dans les deux cas, les débiteurs sont des commerçants originaires de France et on peut donc supposer que les maisons françaises de Cadix jouaient un rôle dans l’approvisionnement des boutiquiers français que l’on retrouve dans tous les bourgs d’Andalousie occidentale236.

Au nombre des importations françaises à destination du marché andalou, on trouve aussi les céréales, et notamment le blé. Grande productrice de blé, l’Andalousie pouvait cependant se trouver en situation de déficit les années de mauvaises récoltes237. La maison Jugla Solier semble y jouer un rôle important. En 1785, elle est associée à Antonio Escobar « tratante de granos » en tant que consignataire d’une cargaison de 2000 fanègues d’orge importés pour le compte du Banco de San Carlos238. L’année suivante, elle est consignataire de 5800 fanègues de blé expédiés par Cabarrus père et fils de Bayonne à Francisco Keyser de Séville. La cargaison ayant été prise par des corsaires algériens, Jacques Jugla se charge de recouvrer les 230 000 reales de vellón des assurances contractées auprès des assureurs

234 On trouve dans un article de l’Argonauta español, un journal « éclairé » édité pendant quelques mois entre 1790 et 1791, intitulé Patriotismo, un autre exemple de ce discours critique à l’encontre de la bourgeoisie gaditane, accusée de préférer les articles de mode étrangers aux produits espagnols : es una preocupación en los

más el querer efectos Extranjeros, siendo así que perjudican de tal modo a la Nación, que no podrá prosperar jamás si no piensa en vestir precisamente los efectos que se labran en la Península. L’auteur, Pedro Gatell,

dénonce ensuite les femmes que tienen por delirio el vestir y adornarse con los efectos de la industria Española,

sin saber que con esto faltan a las sagradas leyes del Patriotismo et souligne que ce goût pour les articles

étrangers provoque la sortie de los tesoros que nos vienen de Méjico y del Perú. Il termine par cette incantation :

Si los hombres protestasen no vestir otras telas que las que se fabrican en nuestros Paises ! (El Argonauta español. Periódico gaditano por el bachiller D.P. Gatell, LARRIBA E. (éd.), Cadix, 2003, p. 229-233). On

pourra se faire une idée de l’engouement de la bourgeoisie européenne pour les articles de mode français à la lecture de PONI C., « Mode et innovation : les stratégies des marchands en soie de Lyon, XVIIIe siècle »,

RHMC, p. 589-625.

235 AHPC, Cadix, 1688-309 et 4517-1309.

236 Pour un aperçu du réseau des boutiquiers français en Andalousie, cf. ZYLBERBERG M., Une si douce

domination, op. cit. p. 387.

237 En 1775 par exemple, la compagnie Galatoire frères Grand et Cie informe la société Roux frères que la récolte de blé ayant été bonne en Andalousie, il est inutile d’en expédier (ACCIM, Fonds Roux, LIX-855, 22/08/1775). En 1788 en revanche, les importations depuis Marseille sont massives : 16 des 24 navires sortis de Marseille à destination de Cadix en transportent 1966 tonneaux, soit l’équivalent de 460 310 livres tournois (ZYLBERBERG M., op. cit., p. 350).

locaux239. En 1791 enfin, on apprend par un pouvoir octroyé à Joseph Boutet de Séville qu’elle a fourni pour 30 000 reales de vellón de blé à Pablo Alvarez, également de Séville240

. On sait par ailleurs que sa participation au secteur est ancienne et qu’elle se prolonge au cours de la période suivante241. D’autres compagnies françaises de la place participaient à ce négoce. On relève dans le fonds Roux, les noms des compagnies Lenormand, Fornier, Galatoire et Quentin qui tiennent la compagnie marseillaise informée de l’évolution des cours locaux242. D’autres opérations apparaissent dans les actes de chancellerie et les actes notariés que nous avons dépouillés. En 1777, la compagnie Lasserre vend 166 barils de farine à un capitaine espagnol243, en 1779, la compagnie Dubernad Jaureguiberry est consignataire de 1700 barils de farine chargés au Havre pour Cadix244 et en 1788, François Bordas écoule 500 barils de farine, importés de France et initialement destinés aux Indes, à Puerto Real245. Dans ce cas, la Marine espagnole est probablement le bénéficiaire de la vente et on peut donc supposer que des quantités importantes de farine devaient servir au ravitaillement des nombreux navires qui faisaient escale à Cadix246. De même, les compagnies Lecouteulx et Lenormand qui assuraient pour le compte du Banco de San Carlos le ravitaillement de l’armée de terre et de la Marine à Cadix, devaient être fortement impliquées dans le commerce des comestibles247.

Le marché andalou n’est pourtant pas comparable à celui des Indes. Si la bourgeoisie locale créait une demande réelle en soieries de Lyon et si les travailleurs urbains et ruraux, auxquels il faut ajouter le personnel militaire et les équipages de navires, étaient à l’origine d’une demande significative en grains les années de mauvaises récoltes, le commerce de ces

239 AHPC, Cadix, 1063-173, 01/05/1786. 240

AHPC, Cadix, 1064-46, 18/02/1791. Louis Dermigny évoque quant à lui une expédition de 38 500 livres tournois réalisée par la compagnie Solier de Marseille pour le compte de leur partenaire gaditan (DERMIGNY L., Cargaisons indiennes. Solier et Cie (1781-1793), Paris, 1960, p. 240).

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En 1766, la compagnie Cayla Solier Cabannes reçoit 2019 boisseaux de blé chargés à Bordeaux pour le compte de M. Le Ray de Paris. Les prix sur le marché local étant inférieurs à ceux stipulés par le commettant, la cargaison est cependant réexpédiée à Marseille, à la consignation de Roux frères (ACCIM, Fonds Roux, LIX- 855, 09/09/1766). Pour la période postérieure, cf. infra, p. 375 et suivantes.

242

ACCIM, Fonds Roux, LIX-855, 22/06/1773 (Simon et Arnail Fornier et Cie), LIX-855, 2/08/1775 (Galatoire frères Grand et Cie), LIX-841, 22/12/1789 (Quentin frères) et LIX-826, 12/08/1785 (Simon Lenormand et Cie). Dans ce dernier cas, les modalités du projet sont détaillées. Le gérants de Cadix proposent à ceux de Marseille l’ouverture d’un compte à demi et leur indiquent une maison parisienne sur laquelle pourront être tirées les traites correspondant à leur demi d’intérêt. Dès le mois de novembre cependant, le projet est abandonné en raison de l’afflux de blé à Cadix qui entraîne la baisse des prix et la ruine des spéculateurs qui sont impliqués dans ces opérations.

243 AHPC, Cadix, 4516-1535, 06/11/1778. 244 ibidem, 4517-926, 17/05/1779. 245

AHPC, Hacienda, livre 41, 08/05/1788.

246 Sur le rôle de Cadix comme centre de ravitaillement pour les navires circulant entre l’Europe, la Méditerranée et l’outre-mer, cf. infra, p. 142.

247

Les fournitures aux armées faisaient effectivement partie des privilèges octroyés à la banque lors de sa fondation (dans ZYLBERBERG M., op. cit., p. 295).

produits à l’échelle régionale ne constituait qu’un marché d’appoint comparé aux riches cargaisons embarquées sur les navires de la Carrera. Il en va de même pour les exportations des produits agricoles andalous qui, à l’exception du vin, semblent avoir peu retenu l’attention des marchands français.

A l’exception de trois transactions relatives à une exportation de laine248

, de quelques projets avortés de spéculations sur des exportations d’huile249

et de la tentative des gérants de la maison Sahuc Guillet pour obtenir des permis d’extraction du plomb250

, nous ne disposons d’aucun témoignage sur le rôle que jouaient les négociants français dans la commercialisation des productions andalouses et espagnoles. Bien qu’on ne puisse l’affirmer avec certitude, il paraît vraisemblable qu’une activité plus intense dans ces secteurs aurait laissé davantage de traces dans les protocoles notariaux et les actes de chancellerie du consulat. La raison tient probablement à l’isolement de Cadix par rapport à l’espace andalou, alors que des villes comme Séville ou Malaga sont bien mieux placées pour commercialiser les productions régionales. En est-il de même pour les exportations de vin, un produit que l’on trouvait en abondance sur la rive nord de la baie de Cadix, dans le triangle Jerez-Sanlúcar de Barrameda- Puerto de Santa María ?

Deux profils d’exportateurs de vin se dessinent nettement au sein de la colonie : l’exportateur occasionnel et le producteur-exportateur. Le premier se charge ponctuellement d’une commission d’achat de vin pour le compte d’un de ses correspondants. En 1777, la compagnie Layus frères fait ainsi passer à Roux frères un baril de vin de Rota pour le compte de M. de Laborde Ronial l’aîné de Toulouse, auprès duquel l’intermédiaire marseillais devra se rembourser pour les frais251. On se situe ici dans le domaine de la consommation personnelle du négociant plus que dans celui de la spéculation commerciale. Il en va probablement de même pour les trois barils que Claude Aimé Vincent de Lyon obtient en 1787 de Jacques Jugla ainsi que des sept barils que la compagnie Lecouteulx fait acheminer au « premier valet de chambre de SMR Mgr le comte d’Artois » en 1789, probablement à la

248

29 sacs expédiés par la compagnie Dubernad Jaureguiberry au Havre, pour le compte d’un négociant de Séville (AHPC, Cadix, 4517-1640, 08/11/1779) et 54 balles de laines consignées par la compagnie Barrère et Sarrasin à Roux frères de Marseille, en 1781 et 1785, également pour le compte d’une compagnie de Séville (ACCIM, Fonds Roux, LIX-1139, connaissements).

237 En 1789, les compagnies Quentin frères et Simon Lenormand et Cie informent la compagnie Roux frères que l’abondance de la récolte d’olives a entraîné une baisse des cours et proposent leurs services pour réaliser des achats (ACCIM, Fonds Roux, LIX-841, 22/12/1789 et LIX-826, 30/10/1789). Dans les deux cas, le projet est abandonné dès le mois de février 1790.

250

cf. supra, p. 77.

demande de la banque Lecouteulx de Paris, bien introduite dans les sphères supérieures du pouvoir252. Ce type d’envois relève des services qu’échangent les négociants dans le cadre d’une sociabilité du don-contre don extrêmement codifiée. Au-delà de la commission reçue, l’intérêt principal de ces envois de vin est donc la consolidation des liens de confiance et de réciprocité qui sont à la base d’opérations commerciales de plus grande envergure. En effet, ces commandes sont souvent l’occasion de ranimer une correspondance moribonde ou d’en établir une nouvelle, dans la mesure où le commissionnaire finit toujours ses courriers en proposant d’autres services253. Mais ces envois de vin n’ont pas pu constituer une branche

structurée de l’activité des maisons françaises de Cadix. Les associés de Quentin frères s’en expliquent d’ailleurs avec précision dans un courrier adressé à la compagnie Roux frères, dans lequel ils déclarent s’en remettre à des « amis », installés dans les ports d’embarquement du vin de cette baie, « vu que le peu d’importance de ces objets ne nous permet pas de nous transporter sur les lieux pour les goûter nous-mêmes, et nous n’avons jamais reçu aucune plainte des amis auxquels nous continuons d’en faire passer »254

.

C’est donc directement au Puerto de Santa María et à Jerez que les négociants français qui se dédiaient à l’exportation du vin étaient installés. Les exportateurs de ces villes nous sont connus par les divers travaux qu’ils ont suscités et nous nous y intéresserons plus en détails ultérieurement dans la mesure où divers négociants français de Cadix se sont reconvertis en producteurs-exportateurs de vin dans les premières décennies du XIXe siècle255. Signalons cependant qu’avant même le début de la la crise du commerce colonial de Cadix, un certain nombre de maisons françaises jouissait d’une double implantation à Cadix d’où elles menaient leurs opérations commerciales et au Puerto de Santa María, où elles se vouaient à la production et au commerce du vin. Le cas qui illustre le mieux cette situation est celui de la famille franco-espagnole des Binalet qui se trouve à la tête d’une compagnie fondée sur les deux activités si l’on en croit l’inventaire après décès rédigé par Jean Binalet en 1801. Sont recensés en effet, parmi les actifs, 135 000 reales de vellón de toiles et draps stockés dans les « magasins à Cadix » et 220 000 reales de vellón de vins et d’huiles conservés dans ceux du Puerto de Santa María, ainsi que 369 161 reales de vellón de créances

252 ibidem, 01/08/1777 et CADN, Cadix, 241-418, 31/01/1789. Outre ces deux exemples, les 12 connaissements du fonds Roux dépouillés par la période 1778-1790 portent tous sur de petites quantités (cf. supra, p. 68). 253

C’est la cas par exemple de la maison Cayla Solier Cabannes Jugla, dont la correspondance avec la maison Roux a décliné dans les années 1770 et qui se ranime sporadiquement ensuite dans le cadre de petites commissions.

254

ACCIM, Fonds Roux, LIX-841, 09/08/1785. 255 cf. infra, p. 557.

sur la compagnie Haurie, spécialisée dans la production de vin de Jerez256. D’autres inventaires révèlent un engagement encore plus poussé dans ce commerce. C’est le cas par exemple des négociants qui commercialisent directement les fruits de leurs terres. Ainsi, Michel Audelin déclare posséder, dans l’inventaire qu’il remet pour appuyer sa demande de naturalisation en 1796, 379 000 reales de vellón d’actifs commerciaux dont 120 000 reales de vellón pour les « marchandises en magasins et fruits du domaine »257. L’inventaire dressé à la même fin par Bernard Lassaleta en 1790, révèle qu’il possède 180 000 reales de marchandises consignées chez autrui, 700 arrobes de vin de sa propriété et 321 000 reales de biens fonciers comprenant une maison à Chiclana, trois huertas, une vigne et du matériel d’exploitation258.

Jean Binalet, Michel Audelin et Bernard Lassaleta sont donc trois négociants français qui ont fait de la commercialisation des fruits de leurs propriétés, du vin essentiellement, une branche de leur activité. Ils ne devaient pas être des cas isolés comme en témoignent les patrimoines fonciers que possédaient d’autres négociants français259

. Il faut cependant rappeler qu’il s’agit de négociants engagés dans un processus d’intégration extrêmement poussé (la naturalisation pour Audelin et Lassaleta ; quant à Binalet, il est marié à une Espagnole, meurt à Cadix et tous ses héritiers, espagnols, demeurent en Espagne) et que leurs expériences ne peuvent donc pas être généralisées à l’ensemble de la colonie.

Au total, l’Andalousie ne pèse pas lourd dans les affaires des négociants français de Cadix, de même qu’elle représente assez peu à l’échelle du commerce de Cadix. Dans la conjoncture florissante des dernières années de la Carrera, le remplacement des exportations de cochenille et autres denrées coloniales par du vin de Jerez et l’immobilisation de fonds dans la terre n’étaient pas à l’ordre du jour. Cette force d’attraction de la Carrera de Indias explique certainement aussi la faiblesse des participations que les négociants français de Cadix prirent dans les circuits du commerce colonial non hispanique.