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Une fois parvenues à Cadix, les marchandises européennes doivent être « placées » dans le commerce colonial. Les deux exemples suivants illustrent les diverses possibilités qu’avaient les négociants français pour réaliser cette opération. En 1753, la compagnie gaditane Girardon Amiel et Feyt, commandite de plusieurs capitalistes parisiens, se déclare en faillite. L’inventaire dressé dans ces circonstances révèle que la compagnie possède 1 254 000 pesos d’actifs répartis en quatre postes : 350 000 pesos ont été prêtés à la grosse aventure sur les cargaisons de navires de la Carrera de Indias, 172 000 pesos ont été investis dans des marchandises expédiées aux Indes pour le compte de la compagnie, les marchandises présentes dans les magasins à Cadix représentent 108 000 pesos et celles expédiées en Europe et non encore vendues, 624 000 pesos115. La principale destination pour les marchandises reçues d’Europe est donc le commerce colonial et leur placement s’effectue soit par des envois directs sous couvert de prête-noms, soit en prenant des intérêts dans des prêts à la grosse aventure sur des expéditions coloniales. Cette deuxième solution équivaut en fait à une vente à terme avec partage des risques entre le vendeur et l’acheteur, dans la mesure où la valeur reçue par l’emprunteur était le plus souvent composée de marchandises. Notre deuxième exemple suggère que trente ans plus tard, les modalités du commerce français à Cadix ont peu changé. Il s’agit d’une declaración effectuée devant notaire le 17 novembre 1780 par Juan Pireneo, un négociant espagnol de Cadix116. Ce dernier énumère les intérêts qu’il a pris dans quinze expéditions coloniales sorties de Cadix entre 1775 et 1780 et il précise : « ces factures, possessions et écritures, bien qu’elles aient été enregistrées à mon nom et chargées pour mon compte, à mes risques et à ma consignation et bien qu’elles aient été octroyées en ma faveur, l’ont toutes été en toute confiance et à la demande et instance du nommé sieur Simon Lenormand, habitant de la ville de Paris … et je me suis obligé à donner et remettre au sus-dit Simon Lenormand et en son nom au sieur Jean-Baptiste Bartibas et au sieur Jean Ardois, ses fondés de pouvoir en ladite ville de Cadix, toutes les lettres

114 CHAMBOREDON R., op. cit., p. 243. 115

ZYLBERBERG M., op. cit., p. 83. 116 AHPC, Cadix, 4518-1560.

correspondant aux dits effets »117. Ce document atteste donc que Juan Pireneo agit en qualité de simple prête-nom de Simon Lenormand, alors résidant à Paris mais commanditaire d’une société gaditane tenue par Jean-Baptiste Bartibas et Jean Ardois. Les quinze intérêts possédés par Simon Lenormand dans la Carrera, qui font au total 1 120 141 reales, se répartissent de la manière suivante : 361 664 reales en riesgos, 245 834 reales en obligaciones et 512 643 reales en facturas118.

Ces deux témoignages illustrent donc les deux modalités les plus connues selon lesquelles les négociants français plaçaient les marchandises qui leur étaient expédiées par leurs correspondants européens : l’envoi aux Indes pour y être vendues directement sur le marché colonial par l’intermédiaire d’un commissionnaire et la vente à crédit à Cadix à des cargadores, soit sous la forme du prêt à la grosse aventure qui implique que le prêteur assume le risque maritime, soit sous la forme d’un prêt de terre classique, à douze mois d’échéance le plus souvent.

Des pacotilles pour les Indes

L’état des affaires de Simon Lenormand montre que les modalités de l’expédition de marchandises aux Indes ont peu évolué depuis la description proposée par Jacques Savary en 1675 : « les correspondants de Cadix … les consignent entre les mains d’un, deux ou trois Espagnols, qui passent sur les Galions pour aller aux Indes en faire commerce, lesquels donnent leurs cédules ou promesses de rendre compte à leur retour de la vente ou de l’échange qu’ils auront fait de ladite marchandise »119. Il faut cependant préciser qu’afin de

rendre plus sûre une transaction de nature illégale, le négociant français recourait habituellement aux services d’un prête-nom recruté parmi les négociants gaditans habilités à commercer avec les Indes. En signant les divers documents qui attestent que la personne à laquelle les marchandises sont confiées n’est qu’un simple commissionnaire, le prête-nom permet de disposer d’une possibilité de recours contre le commissionnaire si ce dernier commet une malhonnêteté. Dans le cas des intérêts de Simon Lenormand, on peut donc

117

« cuyas facturas, dependencias y escripturas, aunque se han puesto a mi nombre, cabeza y cargado por mi cuenta, riesgo y a mi consignación, y se otorgaron a mi favor, todo ha sido en confianza y a pedimento e instancia del nominado don Simon Lenormand vecino de la ciudad de Paris … obligandome como desde luego me obligo el dar y entregar a el enunciado don Simon Lenormand y en su nombre a don Juan Baptista Bartibas y don Juan Ardois sus apoderados generales en esta dicha ciudad de Cádiz, todas las cartas correspondientes a las mencionadas dependencias », ibidem.

118 Le riesgo est le nom donné à Cadix au prêt maritime, connu en France sous l’appellation « prêt à la grosse aventure ». L’obligación est un prêt obligataire classique, dit aussi prêt de terre (premio de tierra). Quant aux

facturas, il s’agit de marchandises chargées pour le compte de Simon Lenormand.

distinguer quatre niveaux d’intervenants dans le processus de commercialisation des marchandises aux Indes :

- Simon Lenormand (Paris) qui demeure le propriétaire et responsable des marchandises depuis leur chargement jusqu’à leur vente. Il est le seul à assumer une éventuelle perte.

- Jean-Baptiste Bartibas et Jean Ardois, ses représentants à Cadix, qui sont chargés de recruter le prête-nom et les commissionnaires auxquels seront confiées les marchandises.

- Juan Pireneo au nom duquel sont signés les contrats de commission (les « cédules et promesses de vente » évoquées par Savary, les connaissements, déclarations douanières, …).

- Felipe Montes de Guevarra, Isidro de la Torre, Manuel Gutierrez de Palacio sont les trois commissionnaires, chargés d’accompagner les marchandises et d’en assurer la vente aux Indes, le plus souvent par les soins de leurs propres agents locaux.

Cette multiplication des intervenants et des commissions qu’il faut honorer, entraîne en outre un allongement des délais de recouvrement et des risques accrus de détournement. Dès lors, il convient de s’interroger sur l’efficacité d’un tel système, sur sa rentabilité et finalement sur l’importance que lui accordaient réellement les négociants français. Il s’agit là d’un problème qu’il est difficile de résoudre, cette pratique commerciale ayant laissé peu de traces documentaires. L’abondante correspondance consulaire consacrée au sujet témoigne cependant de l’importance que les négociants français et étrangers accordaient à la défense d’une pratique qu’ils considéraient comme l’un de leurs privilèges. Les protestations des députés de la nation française contre les velléités du président de la Casa de Contratación de la faire cesser, l’illustrent parfaitement : « Toutes les Nations étrangères jouissent dans la ville, depuis un temps immémorial, de la prérogative de pouvoir faire du commerce dans les Amériques espagnoles sous le prête-nom de négociants espagnols et recevoir le retour de leurs fonds sous les mêmes prête-noms sans encourir la confiscation et sans être molestées »120. Bien qu’aucun traité n’ait jamais reconnu une telle prérogative aux marchands étrangers, ceux-ci assimilent à un droit une pratique qui a été tolérée par les autorités espagnoles

120

Lettre des députés de la nation adressée au roi le 7 janvier 1772, dans BOISROUVRAY A. du, « La nation française à Cadix au XVIIIe siècle », Revue des questions historiques , 1936, p. 178.

« depuis un temps immémorial »121. Peut-on pour autant déduire de ce type de témoignage que l’expédition de pacotilles pour les Indes était une opération courante au sein de la colonie ?

A partir des fonds privés des frères Fornier, Robert Chamboredon a montré leurs réticences à prendre des intérêts dans ce type d’affaire. Ils y eurent recours de façon significative dans les années 1750-1760 puisque plus du tiers des 8 600 000 pesos placés aux Indes entre 1748 et 1767 se firent sous la forme de pacotilles. Cependant, après la faillite de 1768, les gérants de la nouvelle société, prenant acte du faible rendement d’un tel placement, limitèrent au maximum leur implication dans la Carrera de Indias, tant en pacotilles qu’en prêts à la grosse, privilégiant au contraire la vente directe à Cadix122. Pour citer Robert Chamboredon, les Indes n’étaient plus perçues que comme un « pis-aller » pour écouler les marchandises invendues à Cadix123. Il est évidemment délicat de généraliser le cas des Fornier à l’ensemble de la colonie mais les exemples contraires sont rares.

Ainsi, à aucun moment, les principaux correspondants de la société Roux frères de Marseille (Lecouteulx, Jolif, Lenormand, Mercy, Magon, Quentin, Sahuc, Verduc, Solier) qui proposent régulièrement des affaires en participation aux négociants marseillais, n’évoquent l’opportunité d’une prise d’intérêt sur un envoi direct aux Indes124

. De même, dans les fonds Rey Magneval et Veuve Guérin conservés à Lyon, seuls apparaissent deux cas de petites pacotilles expédiées aux Indes125. Quant aux bilans des deux compagnies Rivet que nous

121 S’opposer à cette pratique se serait de toute façon avéré impossible pour les autorités espagnoles, étant donné l’immunité accordée par les Traités aux comptoirs des maisons étrangères dans lesquels étaient conservées les seules preuves de ces expéditions illégales.

122 Les profits dégagés sur les pacotilles expédiées aux Indes s’élèvent à 25 % pour la Flotte de 1757, 14 % en 1760, 6 % en 1765 (CHAMBOREDON R., op. cit., p. 430-431). En 1772, Jean-Arnail Fornier justifiait d’ailleurs auprès de son frère Barthélémy, le choix de ne plus avoir recours aux envois directs de pacotilles aux Indes par cette formule certainement excessive : « De tout temps, les Indes ont ruiné les étrangers et enrichi les Espagnols » (ibidem, p. 332).

123

ibidem, p. 447.

124 En ce qui concerne l’étude de la correspondance des maisons Magon et Verduc, nous renvoyons aux travaux de J. BLANC (Négociants marseillais, Cadix, l’Amérique espagnole : les Magon Lefer d’après le fonds Roux

(1729-1789), mémoire de maîtrise, Université de Provence, 1970) et S. LUPO (Du commerce erratique d’un réseau négociant. Les relations de négoce entre Cadix et Marseille à partir de la correspondance entre les maisons Verduc et Roux (1733-1772), mémoire de maîtrise, Université de Provence, 2002). Nous avons pour

notre part dépouillé, pour les dates précisées, les liasses de la correspondance des compagnies Sahuc Guillet (ACCIM, Fonds Roux, LIX-843, 1782-1787), Quentin frères (ibidem, LIX-841, 1778-1802), Jean et Alain Jolif et Cie (ibidem, LIX-822, 1774-1781), Mercy et Lacaze fils (ibidem, LIX-838, 1778-1785), Jacques, Louis et Laurent Lecouteulx et Cie (ibidem, LIX-824, 1778-1783) et Simon Lenormand et Cie (ibidem, LIX-826, 1785- 1790).

125 La première porte sur « 11 douzaines de bas de soie blancs pour femme, sans apprêt, coins à dentelle, brodés » valant 2640 reales, que la maison Rey et Brandembourg a remis à Juan Sabugo, capitaine du navire le Saint-Jean-Baptiste, destiné à Lima, avec ordre « d’en faire la meilleure vente possible et d’en remettre le produit au retour du premier vaisseau » (Archives départementales du Rhône – désormais ADR – , Fonds Rey Magneval, 8 B 1173, liasse XX, 1766). Si l’opération ne semble pas être exceptionnelle, elle porte sur des quantités extrêmement modestes. La deuxième affaire est révélée par quatre lettres écrites entre 1776 et 1785 par les

avons déjà évoqués, ils ne consignent qu’une seule opération correspondant à un envoi direct aux Indes126. Le bilan déposé par Prudent Delaville au Consulado en 1793 en vue d’obtenir une carta de naturalización va dans le même sens : une seule écriture évoque explicitement des intérêts aux colonies, sous forme d’une pacotille envoyée aux Indes (« anchetas a Indias ») d’une valeur de 9312 reales127.

La bibliographie ne fournit guère plus d’exemples sur la question en dehors du cas des 172 000 pesos expédiés pour le compte de Girardon Amiel et Feit rapporté par Michel Zylberberg128 et de quelques autres mentionnés par Herbert Lüthy129. Henri Sée qui a travaillé sur le fonds de la compagnie Magon de la Blinaye de Saint-Malo soutient que les négociants français utilisaient « el disfraz de nombres falsos » pour pénétrer dans la Carrera130, mais précise qu’en l’occurrence les Magon avaient une nette préférence pour la vente à Cadix plutôt que pour les expéditions aux Indes131. Quant à l’historiographie espagnole, dans le sillage d’Antonio García-Baquero González et Antonio Miguel Bernal, bien qu’elle évoque systématiquement l’existence de cette pratique, elle n’a jamais été en mesure de la quantifier, ni de l’illustrer par des exemples concrets132

. Pour Antonio Miguel Bernal, la preuve de cette pratique pourrait être établie à partir d’un dépouillement minutieux des dossiers de faillite des cargadores qui sont conservés à l’Archivo General de Indias133. De fait, les sondages que nous avons réalisés dans ces dossiers ont révélé la présence de nombreux négociants français parmi les créanciers des cargadores faillis, mais rien ne permet d’affirmer que ces créances

gérants de la société Bonneval Olombel de Cadix. Ces courriers traitent d’une « petite pacotille de soie » confiée à Joseph Diaz Escandon de Cartagena de Indias. Le décès du commissionnaire créole et « les lenteurs incroyables de la part des débiteurs que l’on éprouve dans cette partie des Indes » expliquent que l’affaire s’éternise et se termine dix ans plus tard par les prières de Jean de Bonneval qui supplie « de grâce » son correspondant de ne plus lui écrire à ce propos afin « d’épargner des ports de lettres inutiles » (ADR, Fonds Veuve Guérin, 4 J 439, 1776-1785). Notons que si la correspondance gaditane du fond Guérin a été entièrement dépouillée, le fonds Rey Magneval n’a été l’objet que de sondages partiels.

126 Il s’agit d’une créance de 18 721 reales qui est inscrite au compte de « Marchandises aux Indes du compte des héritiers de Joost Marcus de Leyde » (ACCIM, Fonds Rivet, L. XIX-58/2, « Etat des affaires de Rivet neveux et Cie de Cádiz au 13 mars 1793 »).

127 AGI, Consulados, liasse 891. 128 ZYLBERBERG M., op. cit., p. 83. 129

LUTHY H., La banque protestante en France, Paris, 1961, vol. 2, p. 113-118. 130 SEE H., « Notas sobre el comercio frances en Cádiz », op. cit. , p. 179. 131 ibidem, p. 185.

132 Pour exemples, retenons ces deux citations tirées des ouvrages de A. García-Baquero González : « Los españoles … debieron contentarse con las sobras que les dejaron los extranjeros, sirviéndoles de intermediarios y limitándose a vivir con las cortas pero seguras ganancias que les proporcionaba este comercio de comisión » (dans Cádiz y el Atlántico , 2 vol., Séville, 1976, p. 497) et « mientras unos [comerciantes] negociaban por cuenta propria, otros se limitaban a servir de testaferros a las casas comerciales extranjeras » et l’auteur de préciser ensuite les limites de sa documentation sur la question « debo advertir que las fuentes utilizadas en la elaboración de este trabajo, … , nos impiden la presentación de un cuadro con los comerciantes pertenecientes a la matrícula gaditana que se dedicaban preferemente a la práctica de una u otra forma de comercio » (dans

Comercio colonial y guerras revolucionarias. La decadencia económica de Cádiz a raíz de la emancipación americana , Séville,1972, p. 46).

correspondaient à des consignations de marchandises plutôt qu’à des ventes à terme ou à des prêts134.

Au total, si divers témoignages attestent que le recours à des prête-noms a été utilisé par les négociants étrangers de Cadix pour pénétrer directement dans le commerce colonial, rien ne prouve que cette pratique ait eu l’importance qu’on lui prête habituellement. La cause ne réside pas tant dans la crainte qu’inspiraient les autorités espagnoles, impuissantes de fait, que dans les risques et la faible marge bénéficiaire qu’impliquait la multiplication des intermédiaires au cours d’une procédure dont nous avons souligné la complexité. L’assouplissement du système des flottes et la mise en application des décrets du comercio libre (1765 et 1778) durent contribuer à dissuader les négociants étrangers d’avoir recours à une procédure devenue trop coûteuse au regard de la diminution des marges commerciales entraînée par le climat plus concurrentiel régnant dans la Carrera. Ainsi, si dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, des compagnies y ont encore recours (Girardon Feyt et Garnier Bonneval dans les années 1750, les Fornier avant 1768, Simon Lenormand entre 1775 et 1780), elles constituent probablement une minorité, exclusivement recrutée au sein de l’élite de la colonie, et les fonds qu’elles immobilisent de la sorte semblent avoir été somme toute modestes. Selon toute vraisemblance, l’évolution dut être similaire pour le prêt à la grosse aventure qui fut longtemps le premier outil de financement des expéditions coloniales.

Les placements à échéance dans la Carrera

Grâce aux travaux de Antonio Miguel Bernal, nous sommes bien informés sur l’importance qu’avait le prêt à la grosse aventure dans les expéditions coloniales espagnoles. Il évalue à 117 180 487 pesos les sommes qui ont été mobilisées par ce seul moyen entre 1760 et 1778135 et au total ce sont 60 000 à 70 000 écritures de riesgos qui ont dû être signées tout au long du XVIIIe siècle136. Ses travaux ont cependant mis en valeur le déclin du recours à cet instrument dans le dernier tiers du siècle. En se fondant sur des sondages effectués dans l’étude notariale n° 25 et en retenant comme base l’année 1710 (indice 100), Bernal situe l’apogée de cette pratique dans les années 1760 (indice 164 en 1760 et 130 en 1770), puis son

134 Les cotes consultées sont les suivantes : AGI, Consulados, liasses 503 et 522. Nous réservons les résultats tirés de leur dépouillement au chapitre 3 (cf. infra, p. 220).

135 BERNAL A.M., op. cit., p. 421.

136 L’Archivo General de Indias, où sont conservées les copies des écritures qui devaient obligatoirement être enregistrées après 1760, en contient 33 012 exemplaires et divers sondages dans les actes notariés l’ont amené à l’estimation basse de 60 000 contrats pour l’ensemble du siècle.

déclin après cette date (indice 54 en 1780, année de guerre et indice 42 en 1790 alors qu’aucun conflit ne perturbe la Carrera de Indias). Charles Carrière, qui parvient aux mêmes conclusions à partir d’une source très différente, la correspondance du fonds Roux, a interprété ce déclin comme un signe de la plus grande indépendance du capitalisme espagnol par rapport aux intérêts européens dans le dernier tiers du siècle137. De fait, parallèlement au déclin de l’usage du prêt à la grosse aventure, on constate dans les archives notariées gaditanes, une hausse du recours par les cargadores au prêt obligataire classique et à l’assurance maritime, ce qui représentait une solution plus économique pour eux. En effet, étant donné la prise en charge par le prêteur de la responsabilité du risque maritime, le prêt à la grosse aventure justifiait des primes extrêmement élevées pouvant atteindre des taux de 20 à 50 % en temps de paix. Les profits étaient encore gonflés par le fait que la valeur prêtée à Cadix, le plus souvent en marchandises, était calculée en pesos sencillos (8 reales) alors que son remboursement aux Indes se faisait en pesos fuertes (10 reales 5/8), ce qui garantissait mécaniquement un bénéfice supplémentaire de 33 % pour le prêteur138. En prenant en compte les divers frais que devait supporter le prêteur (commissions, fret pour le transport des retours, assurance puisqu’il était d’usage d’assurer les sommes prêtées) et les délais de remboursement (parfois plusieurs années), on arrive cependant à des résultats finals plus modestes, estimés par Charles Carrière à 20 % par an139. Cela était largement suffisant pour satisfaire les négociants étrangers qui en octroyaient pour leur propre compte et qui par le biais des prises de participation offertes à leurs correspondants y intéressaient l’Europe entière.

En dépit de la solidité des travaux qui ont déjà été consacrés à la pratique du prêt à la grosse aventure, deux questions méritent d’être approfondies : les procédures utilisées par les négociants étrangers pour mobiliser les fonds et les placer dans la Carrera de Indias, en dépit de l’interdiction légale ; et l’évolution de l’usage du prêt à la grosse dans le dernier tiers du siècle parmi les négociants français.

En ce qui concerne la première question, soulignons d’ores et déjà l’embarras exprimé par Antonio Miguel Bernal dans son étude des prêteurs à la grosse aventure : aucune des grandes maisons françaises qui faisaient fructifier leurs fonds de la sorte, n’apparaît dans les

137 CARRIERE C., « Renouveau espagnol et prêt à la grosse aventure », RHMC , 1970, p. 221-252.