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Cadix est au XVIIIe siècle une place de change de premier ordre, cotée sur toutes les autres places marchandes du continent comme Paris, Amsterdam, Londres, Gênes, Hambourg et Madrid. Cela signifie que la ville est le siège d’une intense circulation de lettres de change émises, payables ou négociées dans la place. Cette circulation s’explique par le fonctionnement du système des paiements internationaux dans l’Europe moderne, au cœur duquel se trouve la lettre de change. En effet, les circuits commerciaux auxquels les négociants de Cadix étaient intégrés, étaient complexes : leurs fournisseurs et leurs clients ne coïncidaient pas et leurs partenaires européens étaient rarement disposés à attendre que les marchandises expédiées soient vendues pour en obtenir le paiement. Ainsi, bien que, à l’échelle de la ville, l’analyse de la balance commerciale donne l’impression que le système marchand local est fondé sur le troc (la place importe des toiles et fournit en échange des piastres et de la cochenille), à l’échelle du comptoir négociant, les marchandises envoyées ou reçues étaient presque toujours réglées par lettres de change (le négociant paie les toiles qu’il reçoit et recouvre le montant de ses exportations en lettres de change). Or, ces flux constants de lettres n’étaient rendus possibles que par l’existence d’une infrastructure bancaire performante remplissant une double fonction de fluidification et de sécurisation des paiements.

Charles Carrière a montré, dans Négociants marseillais, la supériorité de la lettre de change sur les deux autres formes de paiement auxquels les négociants de l’Europe moderne avaient recours pour leurs virements internationaux, la compensation et le transfert de

numéraire298. Plus souple et plus sûr que la compensation qui ne peut être pratiquée, sans coût, que si les deux partenaires qui la mettent en œuvre entretiennent une balance commerciale constamment équilibrée et qui offre peu de garanties juridiques, le paiement par lettre est également moins coûteux que le transfert de numéraire qui suppose des frais importants (transport et assurance des métaux). Comparé à ces deux modes de paiement, le règlement par lettre de change, qui peut s’effectuer soit en acceptant les traites émises par son créancier (paiement par traites), soit en lui remettant des lettres d’un montant équivalent à sa dette (paiement par remises) apparaît plus avantageux. Cela ne veut cependant pas dire qu’il soit parfait, à savoir qu’il puisse s’accomplir sans le moindre coût, ni le moindre risque299

. Le principal risque est l’impayé : la personne désignée pour effectuer le paiement, le tiré ou le domiciliataire de la lettre, peut en effet refuser de payer lorsque la lettre lui est présentée à l’échéance. Les causes de non-paiement sont multiples. Elles peuvent relever de la responsabilité du tiré (absence de numéraire le jour où la lettre parvient à échéance, cessation de paiement, faillite ou retrait du négoce300), mais également de celle de l’émetteur de la lettre, le tireur, ou de celui pour le compte de qui la lettre est émise (absence d’avis envoyé au tiré, absence de fonds chez le tiré301). Enfin, l’absence de paiement peut être liée à un événement imprévisible, allant du plus banal (retard de l’estafette de Malaga en raison d’un orage302), au plus dramatique (une épidémie de choléra à Livourne303), en passant par les décisions politiques qui troublent régulièrement les affaires (séquestre des biens des ressortissants d’un pays belligérant304

, interruption des communications305, manipulations

298 Négociants marseillais, op. cit., p. 845-847. 299

Pour une approche plus détaillée de la question, nous renvoyons à notre article « Paiements commerciaux et profits bancaires : les usages de la lettre de change (1780-1820) », à paraître dans le numéro 28 de Rives nord-

méditerranéennes (novembre 2007).

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Le 1er octobre 1796, Ventura Rodamilans proteste une lettre « por falta de fondos » (AHPC, Cadix, 2500- 924). Le 28 janvier 1796, la compagnie Chenevix Brown y cia proteste une lettre en déclarant que « no podia pagar ni afianzar su importe por haberse presentado en dicho Tribunal convocando a sus acreedores » (ibidem, 408-86). Le 6 décembre 1796, Juan de Tejada refuse de payer « por haber dado punto a sus negocios y dependencias » (ibidem, 4548-3338).

301 Sur les 1652 protêts que nous avons dépouillés, dans 152 cas le tiré justifie son refus d’accepter ou de payer la lettre « por falta de aviso » et dans 256 cas « por falta de fondos » de la personne pour le compte de laquelle la lettre est tirée.

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AHPC, Cadix, 4555-61, 17/01/1800.

303 Dans une correspondance à la compagnie Roux de Marseille, les gérants de la compagnie Delarue frères de Gênes informent leurs partenaires que leurs « remises sur Livourne sont toujours en portefeuille, la maladie continue ses ravages dans cette malheureuse ville et la plupart des négociants se sont retirés à Pise, dans les campagnes des environs ou enfin vivent renfermés chez eux, en sorte que les affaires y étaient comme suspendues et sans espoir que le froid fera cesser ce fléau, notre place s’en ressent fortement ; il ne s’est presque rien fait en Bourse sur les changes. Le Marseille seul est celui qui a de la demande », dans ACCIM, Fonds Roux, LIX-897, 12/11/1804.

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Les cas les plus célèbres pour notre période sont le séquestre des biens des commerçants français en 1793 et celui des Britanniques en 1796.

monétaires306, …). Pour se prémunir du risque d’impayé, le porteur d’une lettre de change dispose de plusieurs recours juridiques élaborés au fil du temps afin de garantir ses droits. En premier lieu, la procédure de l’acceptation consiste à présenter au tiré, avant le terme de l’échéance, une copie de la lettre afin de formaliser son obligation de payer. Cette copie, qui est remise à un commissionnaire spécialement chargé de recueillir la signature du tiré, est appelée « lettre première » ou « première de change ». Une fois recueillie l’acceptation, parfois avant307, le tireur et le bénéficiaire de la lettre peuvent faire circuler la seconde sans encourir le moindre risque puisque l’acceptant d’une lettre de change est tenu d’honorer son engagement quelque raison qu’il puisse évoquer pour refuser de le faire. En second lieu, la procédure du protêt vise à faire constater par un officier public (l’huissier de justice en France, le notaire en Espagne), après sommation, le refus du tiré d’accepter ou de payer une lettre. Une fois en possession du protêt, le porteur d’une lettre en souffrance peut la proposer soit à la personne que lui a indiquée le tireur de la lettre et qui est chargée de se substituer au tiré défaillant, soit à n’importe quel individu de la place susceptible d’accepter de la payer « pour l’honneur » du tireur ou de n’importe lequel des endossants308, soit enfin de se retourner directement contre ceux-ci, si personne ne s’est proposé pour honorer la lettre. En général, la majorité des litiges nés du non paiement d’une lettre était résolue à ce niveau et l’intervention de la justice était extrêmement rare. Le recours aux procédures de l’acceptation et du protêt entraînait cependant un certain nombre de frais309. Pour les éviter et prévenir, en amont, les risques d’impayé, les négociants ont donc adopté certaines pratiques mercantiles particulières. La première relève du bon sens : il s’agit de ne manipuler que du « bon

305 En juin 1808, la Junta de Séville décide de saisir le courrier destiné à Madrid, ce qui entraîne de nombreux protêts de lettres de change à Cadix.

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En 1803, un arrêt du gouvernement espagnol stipule que dorénavant les vales reales devront être acceptés pour tous les paiements de lettres de change, y compris celles qui stipulent que la valeur doit être payée « en efectivo y no en vales reales ». Il en résulte de nombreux protêts et des litiges (cf. un exemple de litige lié à un paiement en vales reales dans ACCIM, fonds Roux, LIX-1006).

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Le 18 août 1779, la compagnie Chauvert de Sedan tire une traite de 3582 livres tournois sur Joseph Muchada de Cadix à l’ordre de Quesnel frères et Cie de Rouen. Ces derniers la négocient à l’ordre d’Achard et Cie de Rouen, le 1er septembre, soit 12 jours avant que la lettre première ne soit présentée au tiré à Cadix qui la proteste « por las razones escritas al librador ». La procédure n’a cependant pas été inutile et elle aura permis à la compagnie Quesnel frères d’être informée suffisamment tôt du sort de la lettre pour trouver une personne disposée à payer la lettre seconde à l’échéance, ce que font les gérants de la maison Dubernad Jaureguiberry « por el honor de Luis Quesnel », le 22 novembre 1779 (AHPC, Cadix, 4517-1675).

308 Cette tierce personne peut être désignée nominalement par le tireur dans le corps de la lettre au moyen de la formule « en caso necesario, en casa de … ». Il peut aussi s’agir d’un négociant qui se propose, a priori spontanément, plus vraisemblablement à la suite d’un courrier du tireur, en apprenant qu’une lettre a été protestée à l’acceptation.

309 La procédure d’acceptation suppose de rédiger la lettre en plusieurs exemplaires, suscite des frais de port de lettres et, peut-être, le versement d’une commission à la personne chargée de présenter la première au tiré (sur ce point, cf. infra, p. 454). Le protêt entraîne des frais de notaire.

papier », celui qui porte le nom de maisons de commerce à la réputation établie310. Pour cela, le plus sûr était de s’adresser à des banquiers professionnels qui disposaient de leurs propres réseaux et offraient la garantie de leur signature. La pratique de l’indication s’inscrit dans la même logique : le tireur indique sur la lettre qu’il émet, le nom d’un correspondant auquel le porteur pourra s’adresser pour obtenir le paiement de la lettre en cas de défaillance du tiré. Grâce à ces diverses pratiques, le nombre de lettres qui étaient refusées au paiement était très réduit en comparaison des volumes qui circulaient et souvent, lorsqu’une lettre donnait lieu à protêt, le paiement avait quand même lieu à la date voulue311. Ainsi, moyennant le déboursement de quelques frais mineurs, le risque d’impayé est en grande partie maîtrisé312

. A ces divers frais s’ajoutent ceux qui sont liés au coût du change proprement dit, à savoir le transfert de la valeur d’un point à un autre du continent. En effet, le créancier qui tire une traite sur un débiteur a deux possibilités pour recouvrer l’effet émis : soit il le confie à un commissionnaire vivant dans la même ville que le débiteur qui se charge d’effectuer le recouvrement moyennant une commission, soit il le propose à la vente sur le marché de la place dans laquelle il réside en espérant trouver un acheteur intéressé par son acquisition. Si les acheteurs sont nombreux, le papier prend de la valeur et le vendeur peut alors en obtenir une somme supérieure à son montant nominal. Le plus souvent cependant, la demande ne correspond pas au papier offert et le vendeur est obligé de le céder à perte, à des professionnels dont le métier consiste précisément à acheter le papier qui ne trouve pas preneur et à se charger eux-même d’en assurer le recouvrement ou la négociation sur des marchés demandeurs. Ces professionnels, qui sont appelés cambistes, arbitragistes ou tout simplement banquiers, mettent ainsi leur savoir-faire et leurs réseaux – ils doivent disposer de correspondants sur les principales places du continent pour assurer le recouvrement ou une

310 Un excellent exemple de cette prudence est fourni par les conseils que Barthélémy Fornier de Nîmes prodigue à ses frères qui gèrent la commandite familiale à Cadix : il leur suggère d’éviter le papier « ayant trop de connexions » ou les lettres émises par de petites maisons de peu de crédit même si elles offrent un change meilleur marché car en endossant du papier peu solide, appelé à circuler dans l’Europe entière, ils s’exposeraient au risque que l’opinion européenne se méfie de leur signature. D’une manière générale, il leur rappelle qu’il « faut courir en affaires le moins de risques possibles, mais aucun sur le papier qu’on prend et qu’on donne » (CHAMBOREDON, op. cit., p. 570-571).

311 Sur les 134 protêts de lettres de change que nous avons dépouillés dans l’étude n° 19 du notaire ramón García de Meneses, pour les années 1778, 1779 et 1780, 62 se sont soldés par le paiement de la lettre dans le cadre d’une procédure d’acceptation pour l’honneur.

312 Relevons, parmi ces frais, les dépenses de courrier, le paiement d’une taxe à partir du moment où il a été exigé que les lettres et leurs copies soient rédigées sur du papier timbré, la rémunération des officiers publics si la lettre a été acquise ou vendue par l’intermédiaire d’un agent de change ou si elle a donné lieu à un protêt et enfin, le versement de commissions bancaires pour acquérir les services d’une maison de confiance. En outre, la commission est doublée si le preneur des lettres exige une convention de ducroire de la part de celui qui les lui remet, auquel cas ce dernier s’engage à assumer le risque d’impayé en cas de défaillance du tiré.

négociation avantageuse de l’effet – se rémunèrent en fixant un taux de change qui leur garantit un profit confortable313.

Enfin, la lettre de change supposant un paiement à terme, les porteurs d’effets qui avaient besoin de fonds sans attendre, devaient accepter de payer un intérêt, appelé escompte, à celui qui acceptait de leur avancer la somme en numéraire. Au XVIIIe siècle encore, en dépit de l’apparition de caisses d’escompte à Paris, Madrid et Cadix, le service d’escompte était assuré par des banquiers particuliers qui faisaient ainsi valoir leurs fonds en touchant un intérêt plus ou moins élevé (de 4 à 12 %) qui rémunérait non seulement l’avance qu’ils consentaient mais aussi les risques qu’ils courraient sur la solvabilité du papier.

La commission bancaire, le change et l’escompte sont donc les trois principaux services assurés par une banque au XVIIIe siècle. Les modalités d’exercice et la rémunération de ces services ayant été précisées, il convient maintenant de nous demander si la colonie française de Cadix comprenait en son sein des « banquiers », ou « négociants-banquiers », deux termes que nous emploierons ici non pas pour désigner des individus se livrant exclusivement aux opérations bancaires, mais plutôt pour qualifier les négociants qui employaient avec régularité une partie substantielle de leurs fonds dans ce type d’affaires.