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L’absence de relations directes entre les négociants européens intéressés dans le commerce de Cadix et les cargadores est manifeste quelle que soit la perspective adoptée.

Les archives privées des négociants résidant en France mais ayant d’importants intérêts dans la Carrera de Indias illustrent toutes une même réalité : ces négociants n’entretenaient que très rarement une correspondance directe avec des cargadores. Le compulsoire du grand livre de la maison Lecouteulx de Paris, qui fut effectué par un tribunal

révolutionnaire le 10 septembre 1793, illustre la préférence des négociants français de ne se lier, à Cadix, qu’avec des individus d’origine française. Ainsi, alors qu’à Madrid les associés de la compagnie parisienne ont pour partenaires le banquier espagnol Manuel Francisco de Aguirre et le Banco de San Carlos, à Cadix, leurs correspondants sont la maison Lecouteulx, dirigée par leurs parents, la maison Desportes Brochant et Boom en charge de la gestion des affaires de la compagnie précédente après l’expulsion de mars 1793, la compagnie Cabanon, dirigée par Pierre-Bernard Cabanon, un négociant également originaire de Rouen, et trois négociants espagnols d’origine française : Domingo Béhic, Eduardo Gough et Francisco de la Iglesia483. L’étude de la correspondance entretenue par la maison Roux frères de Marseille, l’un des principaux importateurs de cochenille de la place, avec ses partenaires gaditans, montre que le cas de la compagnie Lecouteulx n’a rien de singulier. Parmi les 24 négociants de Cadix avec lesquels la compagnie Roux frères a entretenu une correspondance dans les années 1780, on ne relève aucun cargador484. Ses trois principaux partenaires sont tous d’origine française puisqu’il s’agit des compagnies Magon Lefer frères, Simon Lenormand et Cie et Eduardo y Jacobo Gough. Il en est de même pour les deux compagnies avec lesquelles elle entretient des relations régulières quoique plus ponctuelles (Quentin frères et Cie, Sahuc Guillet et Cie) et cinq autres partenaires historiques de la maison marseillaise avec lesquels les échanges se sont espacés après avoir culminé dans les années 1730-1760 (Lecouteulx et Cie, Cayla Cabannes Jugla Solier et Cie, Mercy Lacaze et Cie, A. et L. Jolif et Prasca Arboré et Cie). Les fonds des compagnies Magon et Apuril de Kerloguen de Saint-Malo témoignent que ces négociants, dont l’activité consistait essentiellement en l’exportation de toiles à Cadix, n’étaient pas davantage liés à des négociants espagnols485

.

Qu’ils soient banquiers parisiens, importateurs marseillais ou exportateurs malouins, les acteurs hexagonaux du commerce de Cadix semblent avoir tous choisi leurs partenaires au sein de la colonie française de la ville486.

483

ZYLBERBERG M., Une si douce domination. Les milieux d’affaires français et l’Espagne vers 1780-1808, Paris, 1993, p. 408.

484 ACCIM, Fonds Roux, LIX, liasses 810 à 856.

485 On relève, parmi les partenaires de la première, essentiellement des noms de négociants français (Magon Lefer, Jen-Pierre Lacomme, Jean Victor, Joseph Villart, Barrère et Forcade et Carricaburu Touan et Cie) et le négociant d’origine britannique, Domingo Terry. De même les correspondants de Gil Apuril de Kerloguen, les maisons Rivet, Jugla Solier, Cabanon, Espeleta et Verduc Jolif Séré, sont tous d’origine française (dans ZYLBERBERG M., Une si douce domination. Les milieux d’affaires français et l’Espagne vers 1780-1808, Paris, 1993, p. 343-358).

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Les travaux de Ana Crespo Solana sur les colonies flamande et hollandaise (Entre Cádiz y los Paises Bajos.

Una comunidad mercantil en la ciudad de la Ilustración, Cadix, 2000, cf. notamment p. 251-283), de Klaus

Weber sur la colonie germanique (Deutsche Kaufleute im Atlantikhandel, 1680-1830, Munich, 2004) et de María Nélida García Fernández sur la colonie britannique (Comunidad extranjera y puerto privilegiado. Los Británicos

Cette réalité est confirmée lorsque, changeant de point de vue, on se place du côté des cargadores. L’étude peut être menée à partir de l’abondante documentation, conservée dans les archives publiques espagnoles, qui nous informe en effet sur l’identité de leurs créanciers487. Parmi ces derniers, les compagnies étrangères de la place occupent des positions souvent prépondérantes. Les compagnies françaises de la place représentent en moyenne 20 % des personnes convoquées aux assemblées de créanciers488. En revanche, les compagnies domiciliées à l’étranger, qui apparaissent au travers de leurs fondés de pouvoir, constituent une toute petite minorité : sur les 153 procédures de liquidation judiciaire concernant des marchands espagnols qui ont été ouvertes entre 1787 et 1796, seules cinq font apparaître des créanciers installés en dehors de la Péninsule et ces créanciers étrangers – neuf établissements seulement – représentent moins de 0,5 % des créanciers convoqués489. Le bilan de la compagnie de Manuel Rivero, consulté à l’Archivo Histórico Nacional, fournit un exemple concret de la composition du passif des cargadores ayant fait faillite490. Parmi les 23 compagnies intéressées dans la faillite survenue en 1790, on relève douze compagnies espagnoles, trois compagnies allemandes, deux compagnies anglaises, une compagnie italienne et cinq compagnies françaises, toutes domiciliées à Cadix. Notons que les compagnies françaises qui ne représentent pas tout à fait le quart des créanciers (21,7 %) possèdent en revanche près du tiers des créances actives (31,7 %).

négociants des Pays-Bas, des Provinces-Unies, des îles britanniques ou des principautés allemandes utilisaient tous des intermédiaires étrangers présents à Cadix dans leurs échanges avec les cargadores.

487 L’Archivo General de Indias conserve notamment, pour la période postérieure à 1787, les listes de participants aux assemblées de créanciers qui étaient convoquées lorsqu’un négociant de Cadix se trouvait en situation de cessation de paiement (AGI, Consulados, liasses 503 et 522). Ces assemblées étaient chargées d’organiser la liquidation et la répartition des actifs. Selon toute vraisemblance, seuls les établissements possédant des créances significatives étaient convoqués à ces assemblées. Ces listes permettent donc d’identifier les établissements intéressés dans le bilan des compagnies locales qui faisaient faillite. En général, les listes ne recensent que les créanciers locaux, mais il arrive que des négociants ne résidant pas à Cadix y apparaissent par l’intermédiaire de leurs fondés de pouvoir locaux. Il est en revanche extrêmement rare de trouver des bilans complets – avec la mention de la valeur des intérêts de chaque créancier – des compagnies faillies.

488 Sur les 2772 convocations adressées à des négociants de Cadix, dans le cadre des 153 procédures de liquidation judiciaire de marchands espagnols que nous avons recensées au cours de la période 1787-1796, 523 ont été envoyées à des négociants français, soit 19 % du total. Notons que la part des Français est similaire dans les deux liasses consultées qui couvrent deux périodes en partie distinctes : 18,5 % pour les années 1787-1791 (AGI, Consulados, liasse 522) et 19,5 % pour la période 1788-1796 (AGI, Consulados, liasse 503). La totalité des données recueillies a été reproduite dans un tableau figurant en annexe (cf. annexe 26).

489 Il y a tout lieu de croire que ces créanciers non résidant à Cadix sont sous-représentés dans les listes par rapport à leur nombre réel comme en témoigne la mention portée à la fin de la liste de créanciers de la maison Pierre-André Vial et Cie : « Los demás en los Reynos extranjeros ». Cependant, la part des créanciers résidant à l’étranger est 20 fois plus élevée dans les procédures concernant des négociants français que dans celles relatives aux cargadores, ce qui atteste de la faiblesse des relations que ces derniers entretenaient avec l’Europe.

490

AHN, Estado, liasse 20242, caisse 2, dossier 5, « Compulsa del ramo quarto de los autos de la compañía de Manuel Rivero e hijos », 09/02/1791.

Les exemples connus de cargadores qui sont parvenus à établir une correspondance directement avec les exportateurs européens des marchandises destinées aux Indes, ne remettent pas en cause le caractère massif du recours à la médiation des compagnies étrangères de Cadix car ils relèvent de cas particuliers. Ainsi l’inventaire de la compagnie hispano-allemande Iribarren y Schondalh, active dans le commerce de Cadix entre 1777 et 1795, révèle que celle-ci échangeait une correspondance très nourrie avec les divers pays européens qui alimentaient le commerce de la Carrera et notamment avec l’Allemagne d’où étaient importées les toiles de Silésie491. Le caractère bi-national de cette compagnie qui unit un négociant espagnol et un autre d’origine allemande explique l’originalité de son orientation et ne permet pas d’en faire un cas généralisable dans la mesure où les compagnies « mixtes » étaient tout à fait marginales dans le commerce de Cadix492. De même, l’autonomisation de la firme Roque Aguado qui, après avoir longtemps agi dans l’ombre de la compagnie française Gilly, noua dans les années 1770-1790 des liens directs avec les commerçants d’Europe, s’explique par la fonction de syndic que les gérants exercèrent au moment de la faillite de la compagnie française. Ils purent ainsi accéder aux archives privées d’une grande maison étrangère de la place, s’instruire de ses pratiques commerciales, avoir accès aux adresses de ses partenaires européens et devenir ainsi les rivaux de leurs anciens partenaires qui s’étaient pourtant vite rétablis sous une nouvelle raison sociale, Simon et Arnail Fornier et Cie493. Manuel Bustos Rodríguez a souligné le caractère marginal d’un tel cas et nous le rejoignons dans le constat qu’il dresse au terme de son analyse : dans les années 1780, très peu de compagnies espagnoles étaient parvenues à établir des liens directs avec les négociants européens494.

Pas plus qu’ils ne développaient de lien direct avec les cargadores, les négociants d’Europe ne cherchèrent à établir des liaisons directes par le biais d’agents mobiles à leur service (associés ou commis-voyageurs attachés à la firme et voyageant pour son compte, capitaines ou subrécargues de navires). On ne relève que très rarement dans les archives du

491 Ainsi parmi les 175 liasses de correspondance passive qui sont recensées dans le fonds de la compagnie, 80 contiennent les lettres provenant d’Allemagne (dont 51 de localités de Silésie). Viennent ensuite l’Espagne (16 liasses), la France (14 liasses), la Hollande (12 liasses), l’Italie (10 liasses), la Suisse (9 liasses), l’Angleterre (8 liasses) et les Pays-Bas (7 liasses), dans AHPC, Fonds Marqués de Purullena, caisse 22, dossier 16,« Inventario de los libros, paquetes y cartas y demas papeles relativos a la compañía que se tituló I y S ».

492

En effet les négociants espagnols perdaient le droit de commercer avec les Indes s’ils s’associaient avec des étrangers.

493 CHAMBOREDON R. Fils de soie sur le théâtre des prodiges, op. cit. p. 250-251. 494

BUSTOS RODRIGUEZ M., Cádiz en el sistema atlántico. La ciudad, sus comerciantes y la actividad

consulat de France à Cadix la trace de négociants séjournant temporairement en Andalousie pour y gérer directement leurs affaires. Le dépouillement intégral des actes de chancellerie du consulat a seulement permis d’en identifier deux495

. De même sur les 2772 convocations adressées aux créanciers des cargadores faillis, seule une dizaine l’ont été à un négociant étranger séjournant temporairement à Cadix496.

Le recours à des commis-voyageurs ou à des capitaines de navire semble avoir été tout aussi marginal dans le commerce entre la France et Cadix497. L’éloignement de Cadix et la mauvaise réputation des routes espagnoles peuvent expliquer les réticences des compagnies françaises à envoyer leurs représentants dans la Péninsule498. Le recours à des agents mobiles, peu insérés dans le commerce local, pouvait présenter d’autres inconvénients comme en témoigne le cas du capitaine Etienne Taillade qui ne parvient pas à écouler à Cadix les marchandises qu’il a acquises à Gênes499

. Plus généralement, Jacob Price, dans un article consacré aux modalités du commerce entre l’Angleterre et ses colonies américaines, soulignait que l’emploi des capitaines de navires pour écouler les cargaisons fut rapidement abandonné en raison de la longue immobilisation des navires dans les ports américains que supposait une telle pratique. Peu à peu, ils remplacèrent donc les capitaines de navires,

495 Le premier est Antoine Linossier, un des gérants de la compagnie lyonnaise Linossier fils aîné qui disposait, dans les années 1760, d’un facteur à Cadix – Antoine Granjean – pour y écouler des soieries (cf. infra, p. 185). Suite aux déboires de ce dernier, la firme lyonnaise renonce à employer un agent permanent à Cadix. Cependant en 1779, Antoine Linossier, « négociant de Lyon, résidant actuellement à Cadix » octroie une procuration à Joseph Rouart de Lyon, afin de liquider les comptes avec ses frères, demeurés à Lyon, portant sur des marchandises que ces derniers lui avaient expédiées (CADN, Cadix, 238-14, 27/05/1779). On apprend par une autre procuration que son épouse est demeurée à Lyon, ce qui confirme le caractère temporaire de son séjour à Cadix. Quant au second, il s’agit d’un certain Jean-Claude Peyret, « négociant de Saint-Etienne, résidant actuellement à Cadix ». En 1796, il octroie une procuration à la chancellerie du consulat pour être représenté dans les affaires de sa maison de commerce « Peyret Dubois et Cie » (CADN, Cadix, 244-33, 23/05/1796). 496

On peut identifier ces individus résidant temporairement à Cadix dans la mesure où il est précisé qu’ils séjournent dans une « posada » ou « en casa » d’un négociant établi à Cadix.

497 Nous n’avons relevé que deux cas de commis-voyageurs ayant effectué un séjour à Cadix entre 1778-1796. Il s’agit d’Antoine Rivat, un employé de la maison lyonnaise Veuve Reine Imbert et fils, qui dénonce en 1791, dans une déclaration enregistrée à la chancellerie du consulat, les vexations qu’il a subies de la part du gouverneur de Cadix qui a refusé de lui remettre le passeport dont il avait besoin pour poursuivre le voyage qu’il effectuait dans la Péninsule afin de vendre « toutes sortes d’étoffes de soie de ses commettants les dits Veuve Reine Imbert et fils, fabricants à Lyon » (CADN, Cadix, 243-135, 29/10/1791). Le second est le sieur Bouvard (cf. supra, p. 62).

498 Le cas d’Antoine Rivat qui évoque « le peu de sûreté qu’il y a pour les voyageurs » sur la route reliant Cadix à Séville est significatif des appréhensions qu’avaient ses contemporains à voyager en Espagne (CADN, Cadix, 243-135, déclaration, 29/10/1791).

499

Etienne Taillade, le capitaine de la corvette marchande le Saint-Jean-Baptiste d’Agde, s’est essayé en 1789 à écouler lui-même, à Cadix, des marchandises qu’il avait acquises auprès d’un négociant de Gênes. Le succès ne fut pas au rendez-vous et ses marchandises demeurant « invendues », il est contraint de signer une obligation de 3000 livres tournois au profit de son créancier, représenté à Cadix par le négociant français Joseph Godet (CADN, Cadix, 241-545, 30/06/1789).

d’abord par des facteurs installés outre-mer, puis, par des commissionnaires indépendants, ce qui permettait de réduire les coûts qu’entraînait le maintien d’une agence permanente500

.

Plutôt que d’établir des relations directes avec les cargadores, de se déplacer personnellement ou d’employer des commis-voyageurs ou des capitaines de navires pour écouler leurs marchandises à Cadix, les négociants européens ont donc préféré avoir recours à des agents implantés localement en dépit des coûts supplémentaires qu’une telle pratique supposait501. Les raisons d’un tel choix tiennent à la fois aux conditions générales de l’exercice du commerce à l’époque moderne et au contexte particulier de la Carrera de Indias.