• Aucun résultat trouvé

Profils d’assureurs

Chapitre 3. Réseaux internationaux et insertion locale : la place des marchands français de Cad

Les négociants français de Cadix reçoivent des produits manufacturés fabriqués en Europe, les placent auprès des acteurs du commerce local – les cargadores –, achètent les denrées coloniales et les métaux qui reviennent des Indes et les expédient à leurs correspondants européens. Ils jouent par ailleurs un rôle majeur dans l’animation des circuits monétaires qui irriguent la ville et dans la gestion des navires qui la desservent et, enfin, ils contractent, sur le marché local, des polices d’assurance pour le compte de leurs correspondants. La description de ces tâches qui absorbaient l’essentiel de leur temps et leur procuraient de substantiels profits – chacune de ces missions donnant lieu à une rémunération – ne répond cependant pas à la question essentielle que soulève la présence à Cadix d’une colonie marchande française aussi importante : pourquoi les négociants européens qui participaient au commerce de Cadix ne nouaient-ils pas des liens directs avec les cargadores ou, pour le dire autrement, pour quelles raisons ces négociants européens acceptaient-ils de supporter le surcoût que représentait pour eux le recours à des intermédiaires ? Cette interrogation, qui revient à analyser de façon plus générale le rôle que jouaient les marchands étrangers dans le système commercial de l’Europe moderne, se double dans le cas précis de Cadix d’une deuxième question qu’il faut aborder : pourquoi ce rôle d’intermédiaire entre les commerçants gaditans et leurs partenaires lointains est-il principalement échu à des négociants français ?

La question du rôle des marchands étrangers dans le système commercial de l’Europe moderne est indissociable de celle de la confiance. En effet, dans un monde caractérisé par le sous-encadrement juridique de l’activité commerciale et l’absence de publicité de l’information relative aux marchés et aux acteurs qui les animent, confier ses marchandises et ses fonds à un partenaire installé à des milliers de kilomètres relevait du pari. Dans un tel contexte, les marchands préféraient se lier à des correspondants dans lesquels ils avaient la plus totale confiance, ce qui explique l’importance des réseaux familiaux et nationaux dans la pratique du grand commerce. Savary, par exemple, explique dans le chapitre du Parfait négociant consacré à Cadix, que les négociants français qui exportaient leurs marchandises vers l’Espagne et la Carrera de Indias éprouvaient le besoin d’être représentés localement par des agents de toute confiance – à savoir des parents agissant dans le cadre d’une filiale ou des commissionnaires recrutés parmi les compatriotes résidant dans le port andalou. Le rôle de

ces agents consistait précisément à garantir les transactions contractées à Cadix et à réduire ainsi les frais et les risques qui leur étaient inhérents481. Dans cette analyse, la fonction du marchand étranger dans les échanges internationaux apparaît donc comme celle d’un intermédiaire : en raison des liens de confiance « naturels » qui l’unissent à ses commettants lointains, le marchand étranger représente loyalement leurs intérêts vis-à-vis de leurs partenaires locaux avec lesquels il peut établir des relations sûres, fondées sur des rapports directs482.

Une telle approche appelle cependant deux objections. D’une part, le marchand étranger n’est considéré que sous un angle passif, il est l’agent de son partenaire lointain, systématiquement présenté comme le donneur d’ordres. Le fait qu’il puisse agir pour son propre compte et utiliser les contacts dont il dispose à l’étranger pour son intérêt particulier n’est presque jamais envisagé dans une telle perspective et, moins encore, le fait qu’il puisse évoluer dans le cadre de relations complexes et réciproques, agissant tantôt en qualité d’agent tantôt de principal, tant avec ses correspondants lointains qu’avec ses partenaires locaux. En outre, une telle perspective semble amener à définir le rôle du marchand étranger en des termes essentialistes : déterminé par ses origines et sa localisation géographique, il apparaît comme un être nécessairement loyal envers ses correspondants lointains tout en étant intégré dans le tissu marchand local. Or il apparaît difficile de préjuger à ce point de l’intégration du marchand étranger à des réseaux internationaux et de son insertion au milieu local. Le marchand étranger peut certes hériter du réseau de correspondants qu’ont forgé avant lui ses proches, mais il peut aussi jouer un rôle majeur dans sa construction ou s’en trouver exclu du fait de ses agissements. De même, son insertion dans le monde mercantile local ne commence pas au jour de son arrivée, mais se construit progressivement, de façon non linéaire et elle dépend des choix qu’il effectue.

481 L’auteur constate ainsi que « les négociants des principales villes d’Espagne viennent à Cadix faire leurs achats de tous les étrangers qui y font transporter leurs marchandises, comme les Français, Hollandais, Anglais et Italiens, qui y ont des commissionnaires, ou bien qui ont des maisons où ils demeurent actuellement, afin d’y faire mieux leurs affaires avec plus de sûreté » et conseille plus loin « d’avoir une personne intéressée dans son commerce demeurant actuellement sur les lieux pour y recevoir et vendre les marchandises » avant d’évoquer « les bonnes familles de négociants de Paris qui ne se servent jamais de commissionnaires, et qui envoient leurs enfants, leurs frères ou autres parents demeurer actuellement sur les lieux pour faire le négoce » et les Anglais et les Hollandais qui « ne se confient jamais qu’à eux-mêmes pour régir et gouverner leur commerce », SAVARY J., Le Parfait négociant, Paris, 8e édition, 1721 (1ère édition, 1675), p. 156-157.

482 Le terme « naturel » a été utilisé en 1953 par Werner Sombart qui évoque les « groupes naturels » au sein desquels les individus se livrent à des échanges en toute confiance (cité dans GREIF A., « Théorie des jeux et analyse historique des institutions. Les institutions économiques du Moyen Age », Annales HSS, 53-3, 1998, p. 611). Nous emploierons ici l’expression « liens naturels » pour qualifier les liens familiaux et ceux qui lient des individus possédant une même origine géographique (le village, la province), une même identité nationale ou une confession religieuse commune. Nous considérons cependant que l’importance réelle de ces liens dans la pratique commerciale constitue un postulat qui mérite d’être débattu.

Pour éviter les écueils d’une approche par trop figée, nous avons fait le choix d’aborder la question de la place des négociants français de Cadix dans le système commercial de l’Europe moderne en refusant tout présupposé qui amènerait à considérer qu’ils sont « en soi » insérés dans le tissu mercantile local, intégrés dans des réseaux internationaux, nécessairement loyaux envers leurs partenaires et systématiquement subordonnés à ces derniers. Nous avons au contraire préféré définir leur rôle, et partant les raisons qui rendaient leur présence à Cadix indispensable à leurs partenaires européens et gaditans, en procédant à une analyse fonctionnelle des services qu’ils leur rendaient. Puis, à partir de l’étude des relations qu’ils entretenaient avec les négociants européens intéressés dans le commerce des Indes, d’une part, avec les cargadores, d’autre part, nous mettrons en évidence les atouts qui leur permettaient d’être les mieux placés pour assurer la jonction entre ces deux milieux marchands distants.

Coûts et risques dans la Carrera de Indias : le rôle des