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Un rêve uchronique : l’accomplissement de la mission napoléonienne ?

Introduction : enjeux généraux de la comparaison

D) De Hakem à Adoniram : l’ombre napoléonienne et les hoquets de l’histoire

1. L’Histoire du calife Hakem ou les virtualités d’une parole armée

1.2 Un rêve uchronique : l’accomplissement de la mission napoléonienne ?

1.2.1 Messianisme napoléonien et religion des druses.

Attendez […] que l’affinité naturelle de la religion et de la science les réunisse dans la tête d’un homme de génie. L’apparition de cet homme ne saurait être éloignée et peut-être existe-t-il déjà.

Celui-là sera fameux et mettra fin au dix-huitième siècle qui dure toujours […]33

Nerval cite Joseph de Maistre afin d’introduire dans un article de l’Artiste les deux figures centrales du messianisme napoléonien des années 1840: André Towianski et Adam Mickiewicz. Si le chroniqueur Gérard n’est pas sans manifester une certaine distance ironique à l’égard de ces « dieux inconnus » porteurs des « rêveries les plus saugrenues »34, il est cependant manifeste que les théories échafaudées par Towianski puis relayées par le poète et professeur au collège de France Adam Mickiewicz ne l’ont pas laissé indifférent. Dans un article très éclairant, Michel Brix affirme, d’une part, que Nerval s’est penché à de nombreuses reprises dans le cadre de son travail de feuilletoniste sur le messianisme polonais, établissant, d’autre part, que Nerval gauchit sensiblement la doctrine towianiste. Notre auteur assimile en effet l’influence occulte que l’illuminé polonais attribue à un Napoléon, lequel, désincarné, exercerait une action purement spirituelle sur la terre, à une forme modernisée de pythagorisme:

l’empereur, occulté momentanément, devant se réincarner35. A plusieurs reprises, en effet, notre

31 La Pandora, NPl III, p. 1297.

32 NPl I, p. 704.

33 Ibid., p. 829.

34 Ibid., p. 930.

35 Nous citons les propos de Michel Brix : « Chez l’illuminé lithuanien, il n’y a pas […] de réincarnation, -nuance que Nerval paraît négliger lorsqu’il affirme, à la fin de son article : « Selon André Towianski, Napoléon aurait été le verbe visible de Dieu ; mais repoussé en dernier lieu par les puissances obscures, il serait prêt à revenir sous une autre forme compléter l’œuvre interrompue. » (NPl II, p. 830-831) En fait, poursuit Michel Brix, chez le

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auteur fait retour sur l’épisode fantasmatique où, le jour même où le convoi mortuaire de Napoléon traversait Paris, l’âme du grand homme se serait échappée de son cercueil pour effectuer un pèlerinage à Waterloo. Une telle transmigration, nous affirme Michel Brix, représente une surinterprétation du Banquet towianiste. Après avoir mentionné à deux reprises cette obsession dans ses Carnets d’Orient : « Vases de plomb. Explication de l’âme ? (Napoléon) », puis « Napoléon (Bruxelles) échappé du plomb »36, Nerval évoque dans un manuscrit d’Aurélia la séance de magnétisme dont il fut le spectateur au cours de laquelle une somnambule aurait décrit à notre auteur le trajet de l’âme de l’empereur échappée de son cercueil puis venant « se reposer sur la plaine de Waterloo »37. Très significatif est le parallèle implicite que le scripteur effectue entre cette « grande idée » de la transmigration de l’âme et la mention au paragraphe suivant d’une scène fondatrice où il évoque « deux reines » -Aurélie,

« reine du chant » et « la reine de Belgique »-, qu’il assimile en vertu d’une coiffure identique ainsi que d’un signe distinctif: « la résille d’or des Médicis ». De toute évidence, ces scènes par lesquelles l’auteur déclare avoir entamé sa « vita nuova » indiquent une prise de conscience: la révélation -fût-elle recomposée- du caractère volatile de l’âme, laquelle pourrait, à un certain âge de l’existence, s’échapper de la gaine corporelle. En corrélation avec cette « révélation », Nerval peut dès lors envisager une réflexion sur l’existence d’archétypes immuables dotés d’une même âme, laquelle s’incarnerait successivement en différents avatars.

1.2.2 Un faisceau de convergences.

Notre auteur, pénétré d’une conception palingénésique de l’histoire, la conçoit à l’instar de Ballanche comme une suite récurrente de scènes développant avec variations un même scénario archétypal, mettant en scène non pas des figures individualisées et autonomes, mais bien davantage des rôles immuables que seules les particularités culturelles propres à chaque peuple et à chaque ère permettent de singulariser. L’histoire selon Pierre-Simon Ballanche ou Nerval ne serait en effet pas affaire d’individus mais bien de types. Dès lors, il n’est pas surprenant que notre auteur déforme la conception prêtée par Towianski à la figure napoléonienne, le héros national n’apparaissant à ses yeux que comme l’une des actualisations de la figure typique de l’empereur. Nous tenterons de montrer dans la suite de notre

prophète du Banquet, Napoléon est devenu un esprit qui, s’étant élevé de son corps (malgré ses erreurs) a pour rôle à présent de venir après son décès en aide aux hommes de bonne volonté » (Michel Brix, « Voix et Lumières des confins, Nerval et Towianski »,Czeslaw Milosz’s Readings (Česlovo Milošo Skaitymai), issue: 4 / 2011, page 194.

36 NPl II, pp. 848 et 853.

37 NPl III, p. 751.

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développement qu’Hakem représente une forme d’actualisation orientale d’un tel archétype. De fait, les points de convergence entre le messianisme polonais et la doctrine des druses tels qu’ils sont l’un et l’autre interprétés par Nerval sont trop flagrants pour être fortuits.

Messianisme napoléonien Religion des druses

Manichéisme Lutte entre « Jésus-Christ » et les

« esprits rebelles »45

« ces éternels ennemis se recherchent sous ce masque humain »46

Métempsychose L’âme de Napoléon « s’est

incarnée dans Towianski »47

« Quant à la transmigration, elle s’opère d’une manière fort simple […] »48

Syncrétisme « les disciples de Towianski […]

n’entendent pas pour cela

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En sus de ces exemples qui n’établissent pas explicitement la correspondance entre ces deux doctrines quoiqu’ils la suggèrent fortement, il faut également citer un article de Théophile Gautier consacré en 1848 au projet de décoration du Panthéon par Paul Chenavard. Dans cet article dont Jean Richer pense qu’il a été rédigé à partir de notes de Nerval quoique l’hypothèse soit aujourd’hui controversée, un parallèle implicite est établi entre, d’une part, le rapport articulant l’archétype de l’empereur et ses diverses incarnations et, d’autre part, les doctrines d’Hamza et de Towianski, lesquelles sont considérées comme une reproduction imparfaite, succédané moderne voire vulgaire plagiat de la religion druse. Nous citons le passage en question :

La révolution s'est accomplie. Napoléon, sur une barque de forme mystérieuse, traverse l'abîme sombre qui sépare les deux âges. Autour de lui, mais plus pâles et moins réels, sont groupés Cyrus, Alexandre, César et Charlemagne, les grands conquérants unitaires. Par cette réunion symbolique, l'artiste laisse entendre que dans sa pensée, une âme unique par des avatars successifs, est apparue à des époques diverses sous ces cinq noms illustrés; cette doctrine est celle d'Hamza, disciple du calife Hakem, et sur elle repose une des croyances fondamentales de la religion des Druses, reprise en sous-ordre par l'illuminé Towianski51.

Certes, là encore, le rapport d’identité entre Napoléon et Hakem n’est pas spécifiquement établi mais les comparaisons termes à termes de systèmes identiques dans leur fonctionnement suggèrent que dans l’esprit de leur rédacteur -qu’il s’agisse de Nerval ou de l’un ou l’autre de ses amis Gautier ou Chenavard auquel il aurait fait part de ses convictions- un lien de convergence implicite puisse être établi entre Hakem et Napoléon, ou plus précisément dans une perspective néo-platonicienne « l’idée » de Napoléon. Le parallèle est d’autant plus légitime que le paragraphe en question renvoie exclusivement à des figures impériales. Notons par ailleurs que l’adjectif « unitaire » employé ici pour qualifier les conquérants est utilisé par ailleurs par Nerval pour désigner la religion druse.

Ce faisceau de signes convergents nous laisse entendre que Nerval, surinterprétant à la fois le messianisme polonais et le drusisme, a entendu établir une identité implicite entre Napoléon et le calife Hakem, suggérant même qu’ils seraient dotés d’une même âme, incarnée successivement en différents avatars52. N’a-t-il pas voulu également indiquer en filigrane une affinité entre l’utopisme véhiculé par les illuminés polonais et le récit oriental qu’il propose

51 Théophile Gautier, L’Art moderne, « Le Panthéon, peintures murales », Paris, Michel Lévy frères, 1856, p. 31.

52 Un autre indice qui pourrait sinon attribuer la paternité de ce texte à Nerval du moins le rapprocher très fortement de ses réflexions mystiques personnelles est l’utilisation du terme « avatar ». A son époque, la distinction entre Bouddhisme et Hindouisme n’étant pas encore clairement établie, il n’hésite pas à comparer le drusisme au bouddhisme : « Les Druses ne reconnaissent qu’un seul dieu, seulement ce dieu, comme le Bouddha des Indous, s’est manifesté au monde sous plusieurs formes différentes. » On le sait, si Siddhârta était bien un prince indien, on ne peut pas pour autant parler d’avatar en ce qui le concerne.

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même, mettant en scène le triomphe d’un grand homme qui aurait su pardonner après avoir manié le glaive? Ne serait-il pas alors légitime de se demander si le récit nervalien ne pourrait pas être défini comme une forme indirecte d’uchronie, l’enjeu résidant peut-être moins dans la repolarisation positive d’une figure quasi-inconnue du public français (Hakem) que dans la réinvention du mythe napoléonien à partir d’un point de rupture historique ? Evoquant le récit de fiction d’un certain Napoléon Geoffroy-Château Napoléon conquérant du monde, 1812-1832 qu’elle qualifie d’uchronie, Françoise Sylvos définit la spécificité de cette variante du genre utopique. Elle insiste en particulier sur l’existence d’un jeu sur la bifurcation historique:

l’uchronie, dans l’une de ses formes spécifiques, consisterait à réviser l’histoire à partir de l’un de ses points nodaux afin d’en explorer à des fins argumentatives les virtualités non actualisées53. Jouer à se poser la question « et si… », tel nous semble bien en effet l’un des enjeux de l’Histoire du Calife Hakem. Avec mille détours -tant dans le temps que dans l’espace- Nerval nous semble investir l’hypothèse suivante: et si Bonaparte n’était pas devenu Napoléon?

Si le libérateur des peuples, le phare de la civilisation, n’avait pas abandonné son armée d’Egypte -cette autre Asie pour ce nouvel Alexandre- pour des enjeux de pouvoir et n’était pas devenu « despote »54 ? Toutefois, en jouant sur la multiplicité des référents historiques, pénétré de la croyance en l’existence de types idéaux déclinés en avatars terrestres, Nerval s’interroge peut-être tout autant sur la question du type et du rôle du grand homme dans l’histoire, accessoirement conquérant, que du seul et unique cas du Napoléon Bonaparte historique.

1.2.3 Faire revivre la légende de Bonaparte en Orient, une problématique sous-jacente.

Ya Salam, Bounabarteh !55

En mettant dans la bouche d’un arabe égyptien cette chanson patriotique en l’honneur du conquérant français, chanson d’ailleurs détournée par Nerval de son destinateur d’origine le

53 Analysant le récit de fiction Napoléon conquérant du monde, 1812-1832, uchronie rédigée par un certain Napoléon-Geoffroy Château qui révise l’histoire impériale en imaginant ce qui aurait pu se produire si Napoléon n’avait pas été défait en Russie, Françoise Sylvos définit les caractéristiques de cette modalité particulière d’utopie.

Nous citons ses propos : « L’uchronie est une fiction historique consistant à remonter dans le passé pour y projeter une vision de la société conforme au projet littéraire et critique de l’auteur. » Elle insiste également avec pertinence sur un point spécifique : « La fiction futuriste […] est bien, comme l’utopie dans l’histoire, déclenchée par la question : « Et si… ? » Mais la particularité de la fantaisie historique est de s’élaborer à partir d’un point de divergence -1812 et le séjour des troupes napoléoniennes à Moscou pour Napoléon apocryphe. L’utopie dans l’histoire procure au lecteur le sentiment de voir se déployer à partir de cette bifurcation, au lieu d’un monde, une histoire parallèle ou alternative. » (Françoise Sylvos, op. cit., p. 352)

54 Les critiques de Nerval à l’encontre de la figure tutélaire, quasiment taboue de Napoléon sont très rares. On peut toutefois relever un vers de jeunesse où le reproche affleure de manière très significative : « C’était un despote, Napoléon. » (NPl I, p. 28)

55 NPl II, p. 405.

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colonel Barthélémy, notre auteur s’inscrit dans une certaine interprétation de la légende napoléonienne. Le diariste, retrouvant dans son périple oriental les « débris » de l’armée d’Egypte à l’image de monsieur Jean, ancien mamelouk, reconstitue le mythe épars d’un Bonaparte émancipateur des peuples opprimés. La légende dorée du grand homme qui traverse toute la première moitié du XIXème siècle voulait qu’il se fût présenté en tant que prolongateur armé de la Révolution française ainsi que libérateur d’une nation égyptienne supposée dominée par le despotisme du sultanat ottoman. De manière très significative, le vieillard qui interprète cette chanson n’a pas réagi au nom de « Napoléon » prononcé par le diariste alors que la seule mention de Bonaparte le conduit dans un élan nostalgique associé à une « rêverie solennelle » à « chanter à pleine gorge ». Tout se passe comme si l’Orient librement interprété par Nerval avait arrêté la destinée de l’Aigle au stade de l’expédition d’Egypte et de Syrie. Il est de fait très rare que notre auteur s’autorise à écorner cette figure paternelle par ailleurs qualifiée de

« héros » ainsi que les soldats de la grande armée dont faisait partie son propre père. Alors qu’un Chateaubriand n’hésite pas à qualifier les Français restés en Egypte après le départ de Bonaparte de « déserteurs »56, notre auteur met à distance dans un respect proche du tabou ce pan de l’histoire de France qui eut par ailleurs une telle influence sur sa vie personnelle. Rien ne transparaît d’ailleurs dans le texte nervalien des raisons purement politiques pour lesquelles Napoléon a abandonné son armée d’Egypte, regagnant la France afin de mettre un terme au Directoire et laissant à Kléber les rênes du pouvoir. Le diariste ne fait qu’une seule mention, par ailleurs excessivement évasive, de cet épisode inséré à l’intérieur du portrait élogieux qu’il brosse de « Monsieur Jean » « débris glorieux de notre armée d’Afrique » affirmant, ainsi, que ce dernier a été « l’un des trente-trois Français qui prirent du service dans les mamelouks après la retraite de l’expédition »57. Afin d’éviter le risque d’écorner ces figures de pères -tant les soldats que leur général- en les soupçonnant de trahison, Nerval joue à décaler dans le temps l’installation de ces vétérans en terre d’Egypte tout en conférant à leur expatriation une légitimation politique. Telle aurait été la trajectoire d’un autre fidèle de l’empereur: « Mon hôte appartenait à cette génération militaire qui voua son existence au service de Napoléon. Plutôt que de se reconnaître sujets de la Restauration, beaucoup de ces braves allèrent offrir leurs services aux souverains de l’Orient. »58 Pénétré de l’idée que l’histoire dépend de ceux qui la

56 François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Edition de Jean-Claude Berchet, Folio classique, Paris, Gallimard, 2005, p. 470.

57 NPl II, p. 303.

58 Ibid. p. 290.

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transcrivent, Nerval infléchit ici incontestablement le réel, montrant par ailleurs qu’il lui est difficile d’attaquer de front et directement le mythe paternel.

Mythe ambivalent, le souvenir napoléonien ramène en effet notre auteur aux scènes de désolation forcément imaginées qui ont endeuillé son enfance. Les moments chargés d’émotion où affleure le souvenir napoléonien s’apparentent ainsi à des expériences régressives et ce sont à chaque fois les larmes de l’enfance qui viennent aux yeux. « Je ne pus m’empêcher de fondre en larmes en écoutant ce vieillard répéter le vieux chant des Egyptiens »59 affirme ainsi le voyageur. Si l’émotion peut être attribuée ici à une forme de nostalgie patriotique, une même scène de larmes apparaît dans une lettre écrite à son père datée du 30 juin 1854. Face à la rivière Elster, près de Leipzig qui a donné son nom à une bataille sanglante, un vieillard se charge de transmettre à notre auteur le souvenir des morts de cette boucherie, nekuia tirant des limbes du passé une scène macabre où « douze-mile Français ont trouvé la mort ». Là encore le pudique Nerval affirme avoir eu « les larmes aux yeux »60. Tout comme la Révolution française, l’épopée napoléonienne représente pour notre auteur une crevasse, une faille, conjuguant le drame familial au roman national, avec en son cœur une énigme à résoudre.

Occultation et sacralisation.

S’il s’agit donc pour notre auteur de faire comme si le Bonaparte oriental ne s’était pas révélé un « despote », figeant l’histoire en 1799, la version qu’il esquisse ici de la légende le rapproche très sensiblement des idées saint-simoniennes qui connurent leur plus grand succès à l’entame des années 1830. Rêvant d’un accomplissement pacifique et industriel de l’œuvre napoléonienne, c’est en Orient que ces derniers projetèrent de mener à bien leur action, profitant du besoin manifesté par le pacha d’Egypte Mohammed-Ali de moderniser les infrastructures de son pays. Le projet des disciples du défunt Saint-Simon, souvent d’anciens polytechniciens, était à la fois industriel et religieux: l’humanité étant considérée comme une famille, les forces mâles occidentales sont supposées être amenées à féconder l’Orient féminin lascif dans des noces mystiques. Mentionnons à ce propos le célèbre mot d’ordre de Michel Chevalier:

« La Méditerranée va devenir le nid nuptial de l’Orient et de l’Occident »61. On retrouve dans le témoignage nervalien certains aspects de la démarche saint-simonienne et la figure de Bonaparte qu’il nous propose n’est pas sans présenter avec l’utopisme industriel de singulières

59 NPl II, p. 405.

60 NPl III, p. 877.

61 Michel Chevalier, « La Paix définitive doit être fondée par l’association de l’Orient et de l’Occident », dans Le Globe, 5 février 1832 (Repris par Chevalier dans Politique industrielle et système de la Méditerranée, Paris, aux Bureaux du Globe, 1832, p. 124.)

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analogies62. Aussi n’est-il pas étonnant que ce soit sur le registre d’une forme d’érotique mystique proche du Cantique des Cantiques que se présente la chanson entonnée par le vieillard égyptien -choix d’un tel interprète par ailleurs assez incongru !- que nous transcrivons ici :

Tu nous as fait soupirer par ton absence […] Ô général charmant dont les joues sont si agréables […] Ô toi dont la chevelure est si belle ! depuis le jour où tu entras au Caire, cette ville a brillé d’une lueur semblable à celle d’une lampe de cristal63.

Dans un Appendice publié dans la Revue des deux mondes, Nerval paraît adhérer à la légende dorée d’un Napoléon-Alexandre conquis par les valeurs asiatiques, communion bien proche encore une fois des rêves saint-simoniens, en particulier de ceux ayant présidé à la mission des Compagnons de la femme sous la houlette d’Emile Barrault, lesquels entendaient trouver en Orient la « femme-messie ». Evoquant les « nombreuses conversions à l’Islam », en particulier celle du général Menou, affirmant que dans ses proclamations « Napoléon lui-même invoquait le nom de Mahomet »64, Nerval oppose comme il en a l’habitude un paradoxe aux valeurs établies. Ne se doutait-il pas qu’une telle conversion aux mœurs musulmanes était dictée par des intérêts essentiellement stratégiques? Toujours est-il que cette aspiration à réviser sensiblement l’histoire napoléonienne s’inscrit, elle aussi, dans une démarche utopique: derrière le paradoxe humoristique ou excentrique se cache le fantasme d’un Occident se retrempant aux sources orientales. En transcrivant dans un temps et un espace autres l’actualisation positive d’une figure impériale, Nerval conjugue ainsi dans un même geste analyse critique du passé, leçon pour le présent et l’avenir. Comment interpréter politiquement en 1847 soit à une période où les troubles insurrectionnels vont croissant, troubles encore exacerbés par une situation économique problématique, le choix proposé par notre auteur d’un personnage de calife (figure de grand homme maniant le glaive, donc implicitement influencée par l’archétype napoléonien), type revisité à partir des espoirs qu’avait augurés l’épopée égyptienne avortée?

Comment achever le trajet messianique à partir du destin brisé d’un Bonaparte bifrons dévoyé par son double Napoléon afin qu’ainsi que le stipule la « lithographie mystique » distribuée par Adam Mickiewicz, « il consomme ce qu’il a commencé »65 ? Comme nous l’avons affirmé,

Comment achever le trajet messianique à partir du destin brisé d’un Bonaparte bifrons dévoyé par son double Napoléon afin qu’ainsi que le stipule la « lithographie mystique » distribuée par Adam Mickiewicz, « il consomme ce qu’il a commencé »65 ? Comme nous l’avons affirmé,