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Entrer dans le temps, entrer dans la matière : une gageure intenable

2 Aporie du temps et mise en intrigue

2.1 Entrer dans le temps, entrer dans la matière : une gageure intenable

Ainsi que nous l’avons évoqué, le romanzetto du diariste et de Saléma, les amours adelphiques d’Hakem pour Sétalmulc, ou encore ceux d’Adoniram pour Balkis pour ne citer que quelques exemples caractéristiques présentent de singulières similitudes. Les récits dont ils sont les protagonistes principaux -c’est, en effet, de leur point de vue principalement que le lecteur perçoit l’action- présentent ce que l’on pourrait intituler une syntaxe narrative commune dont nous allons tenter de définir brièvement la structure. Entrer dans le récit pour l’un ou l’autre de ces avatars masculins de l’auteur correspond en premier lieu à assumer une chute dans la matière et à accepter le déploiement chronologique du temps, donnée constitutive nécessaire à l’insertion dans une narration, ainsi que nous le précise Aron Kibédi-Varga :

L'un des traits caractéristiques de la modernité c'est la conscience historique : le sujet moderne se sait condamné à l'écoulement, unique et irrémédiable, du temps60.

57 «[…] il me semblait que je savais tout […] » Aurélia, NPl III, p.698.

58 Condillac, « Grammaire », Œuvres complètes, T. 8, Paris, Dufart, 1803, p. 322.

59 NPl III, p. 458.

60 Aron Kibédi Varga, « Le Récit postmoderne », Situation de la fiction, Littérature n°77, Paris, Seuil, 1990, p. 15.

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Le principe d’autoreproduction stérile dont le dieu Kneph du sonnet « Horus », refonte du « vieux père » du sonnet « A Louise d’Or reine » représente l’allégorie, appelle inconsciemment à une ouverture périlleuse mais féconde sur l’inconnu de la dualité. Certes, on peut noter des nuances axiologiques entre la posture d’un Benoni, le disciple, l’enfant, la créature d’Adoniram qui « copie la nature avec froideur »61 et son maître qui « reprodui(t) des impressions »62 ou le rusé Soliman vouant par calcul politique un culte à la « routine ». Au demeurant, c’est bien le même principe aporétique d’ébranlement statique, mouvement stérile, qui menace ces instances masculines de sclérose. A l’autocontemplation narcissique ou à sa variante, la reproduction ad libitum de figures encryptées dans une grotte intra-utérine, déclinaisons de l’imago maternelle, un événement, une révolution, est amenée à succéder.

2.1.1 « Alors » ou l’événement avorté.

Isis, la mère, alors, se leva sur sa couche63

Le nœud par lequel s’amorce le récit, en corrélation avec le déclanchement de l’horloge du temps, inscription révolutionnaire du dynamique au sein du statique, marque donc l’amorce d’une lutte duelle entre principes opposés dont témoignent les péripéties de chaque récit nervalien, tant ceux assumés par le je du diariste que ceux incarnés par l’un ou l’autre de ses avatars. A la linéarité temporelle dont Balkis représente l’allégorie s’oppose Benoni dont nous avons précisé plus haut la posture existentielle, lequel incarne le temps cyclique, l’éternel retour du même. A l’art strictement reproducteur du statuaire s’opposent la vie, l’amour, la matière, realia dans lesquelles le misanthrope repenti Adoniram, profanateur de ses chers sphinx, accepte de se jeter : plongée sans retour dont le récit, dans son développement dynamique, mime les étapes. Prolongement métonymique de Balkis comme Benoni l’est d’Adoniram, l’oiseau Hud-Hud a soin de préciser à Soliman que l’art procède du cœur, de l’émotion.

Interprétant le geste de l’oiseau mythique qui « bécquèt(e) la poitrine »64 du Roi des Rois « à l’endroit du cœur », Balkis commente: « Hud-Hud s’efforce de vous faire entendre que la source de la poésie est là, dit la reine »65. A l’évidence, la leçon s’adresse également au maître-artisan, révolution en faveur du romanesque pleinement assumée par le statuaire et fondeur dont le récit nous avait préalablement précisé que le « cœur était muet »66. Ebranlement du récit, du

61 NPl II, p.675.

62 Ibid., p. 694.

63 « Horus », Les Chimères, NPl III, p. 646.

64 NPl II, p. 687.

65 Ibid., p. 686.

66 Ibid., p. 673.

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temps, du cœur, de la vie, autant de révolutions qui profanent l’idéal fidèle de l’artiste intact, essentiellement veuf et stérile. Consubstantielle à la dialectique mettant en regard temps cyclique et temps linéaire, s’oppose la lutte de deux espaces, chacun associé à deux types féminins radicalement antagonistes. A l’exquise féminité d’une Balkis dont le caractère matériel ne fait aucun doute, habitant le temps, le présent, la matière, allégorie du roman dans sa dynamique de progrès, s’oppose l’imago antérieure, univers minéral de la grotte où sont immobilisés des sphinx, monstres hiératiques pétrifiés, tel un souvenir inaccessible et tabou émanant d’un passé mélancolique qui ne passe pas. Aux forces régénératrices du présent s’opposent invinciblement les puissances infernales du passé.

2.1.2 La double temporalité chimérique.

L’œil perçant ou telle autre particularité anatomique apparentée que l’on a qualifiée d’excroissances et qui caractérisent le héros nervalien lui confèrent le pouvoir paradoxal de voir à travers la froide opacité du réel, à travers les voiles de la matière. Or, cette faculté imaginative le conduit également à projeter sur le réel, a fortiori la femme réelle, l’idéal maternel antérieur.

Dans son champ de vision symboliquement brisé en schizes, il refuse d’assumer la partition platonicienne entre une Vénus terrestre matérielle, allégorie de la femme de chair et de sang et une Vénus ouranienne anté-humaine : Diane d’Ephèse au « sexe douteux »67, déesse chtonienne, régression vers le non-humain, le végétal, voire le minéral. A l’événement qui aurait dû ouvrir l’unité narcissique sur la dualité, le héros nervalien superpose l’imago68 antérieure dans une volonté délirante de fusion, élan enthousiaste inévitablement suivi de la désespérante prise de conscience de la nature duelle, littéralement chimérique, de cette mise bout-à-bout de deux principes antagonistes. A l’évènement représenté par l’entrée de Balkis à Jérusalem, Adoniram superpose l’événement hors du temps, ce « Un jour… »69 où il a pénétré dans une grotte libanaise afin d’y être initié durant « des mois, des années[…] » aux mystères de son art. Il est d’ailleurs très significatif qu’à Adoniram, s’enquérant de l’âge de Balkis,

67 Ibid., p. 244.

68 Le motif ambivalent qui assimile la jeune fille à la vieille femme représente l’un des mythèmes nervaliens les plus récurrents, allégorie de la (con)fusion chimérique de deux temporalités, de deux générations que Nerval aspire à conjuguer sous l’égide d’Isis « la mère et l’épouse sacrée ». Ce motif, qu’on retrouve par exemple dans les nouvelles Sylvie ou Octavie apparaît clairement au sein même du récit enchâssant du Voyage en Orient. Ainsi, alors qu’il effectue une « revue du beau sexe » cophte en vue d’un mariage nécessaire à son établissement au sein du quartier chrétien interdit moralement aux célibataires, le diariste compare la toute jeune fille qu’on lui montre à sa mère : « L’une était la miniature de l’autre. Les traits vagues encore de l’enfance se dessinaient mieux chez la mère ; on pouvait prévoir entre ces deux âges une saison charmante qu’il serait doux de voir fleurir. » (NPl II, p.

299) Pudique, Nerval ne justifie pas l’enjeu de sa comparaison, laquelle, au-delà des mots, souligne à la fois un attrait et une hantise.

69 NPl II, p. 695.

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Benoni rétorque cette réponse sibylline : « A peine peut-on sitôt dire qu’elle est encore jeune »70 confusion sémantique et syntaxique trahissant la juxtaposition chimérique de deux ères, de deux temporalités incompatibles. De fait, pour le mélancolique ancré dans un deuil éternel, à l’inverse du sujet en deuil véritable, nulle Vita Nuova, nulle « autre intrigue » n’est capable de se substituer durablement à l’éternel et seul moment de la perte. Parallèlement, aucun récit, dans sa tension dialectique de mise à distance de l’objet perdu ne peut réellement s’enclencher.

Eclairée en miroir par le destin des personnages enchâssés dans les contes, l’expérience du diariste s’en rapproche singulièrement. Ainsi, en proie à son idéal de fusion, il assigne à l’akkalé druse Saléma, allégorie de la terre libanaise et symbole de sa « race », le rôle de glorifier la matière.

En définitive, la logique dramatique ou romanesque qui inscrit le nœud narratif dans l’histoire, pariant de facto pour une résolution historique se heurte à la logique tragique en vertu de laquelle la faute est anhistorique et qui assigne au (faux) dénouement la fonction de confirmer la malédiction. Le temps tragique, à l’évidence, ne se déploie donc que de manière factice, symbole de l’ironie de dieux vengeurs.

Dès lors, quel dénouement envisager? Ainsi que nous l’avons précisé, la dynamique particulière du récit nervalien semble participer d’un rythme syncopé oscillant entre phases ascensionnelles et brutales retombées, mimant telle la systole et la diastole cardiaque les oscillations maniaco-dépressives du temps mélancolique : alternat cyclique entre manie et dépression. Ainsi, à l’illusion de symbiose caractérisant la phase ascensionnelle succède l’évidence tragique de la partition, la prise de conscience rétrospective d’avoir été victime d’une illusion, le principe de réalité décillant les yeux du protagoniste et ses chimères mourant en s’envolant. Telle est du moins l’une des modalités de résolution de la trame romanesque.

2.2 Le déploiement de la syntaxe narrative complexe : une mise à distance