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enjeux et limites de la mise en intrigue

2 De l’aporie spéculative à la narrativité

Chapitre 2 enjeux et limites de la mise en intrigue

Introduction.

Les lettres et les souvenirs de voyage, réunis dans ces deux volumes, étant de simples récits d’aventures réelles, ne peuvent offrir cette régularité d’action, ce nœud et ce dénouement que comporterait la forme romanesque. Le vrai est ce qu’il peut1.

Opérant un retour métanarratif sur son ouvrage, le diariste met en abyme de façon ironique la structure même du récit de voyage: fragmentaire, irrégulière, dont le réalisme affirmé empêche l’accession au statut de récit complet. Il manifeste dans le même temps de manière faussement désinvolte le regret d’une telle aporie. Non pas asémantique, le réel configuré de la relation viatique témoigne en effet d’une tension entre la volonté de s’en tenir à la surface des choses et celle consistant à en opérer la recomposition romanesque. Dans le cadre de notre chapitre précédent, nous avons ainsi pu ébaucher une définition, évidemment schématique et parcellaire, de ce qui fondrait les spécificités du ou des récits nervaliens telles qu’elles se manifestent au sein du Voyage en Orient. Ce texte sous contrainte qui peine ou refuse à se définir comme récit plein est donc une forme romanesque incomplète sans

« régularité d’action », « nœud » et « dénouement », du moins au sens strict du terme. Comme nous l’avons précisé, le diariste pose la nécessité d’un nœud narratif, témoignage d’un regret pour une forme idéalisée de roman romanesque, pour dégonfler, ajourner tout dénouement satisfaisant. De toute évidence, l’objet de son désir, éternellement fuyant, radicalement hors-champ pour utiliser un terme cinématographique, se dérobe nécessairement à ses recherches.

Nous inscrivant exclusivement pour l’heure dans une perspective narratologique, nous voudrions tenter de cerner dans le présent chapitre les enjeux présidant à la mise en intrigue nervalienne. Quelles seraient les motivations profondes d’un tel acte démiurgique ainsi que ses modalités d’application? Nous envisagerons en quoi il répond en premier lieu au besoin fondamental de conférer ordre et intelligibilité à un réel problématique, l’une des vocations du récit selon Jean-Paul Sartre :

Le récit explique et coordonne en même temps qu’il retrace, il substitue l’ordre causal à l’enchaînement chronologique2.

La démiurgie narrative nervalienne représente plus précisément une tentative pour transformer la temporalité réelle, menacée par l’asémantisme ou l’absurdité, en temporalité

1 NPl II, p. 839.

2 Jean-Paul Sartre, Situations I, 1947, Gallimard, Paris, p. 112.

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recomposée et hiérarchisée sous l’égide d’une syntaxe narrative à la structure constante. Hanté par la question du temps, le récit nervalien s’inscrit ainsi pleinement dans les conceptions d’un Paul Ricœur pour qui « la spéculation sur le temps est une rumination inconclusive à laquelle seule répond l’activité narrative »3. Si une telle mise en rôle ne résout par les apories du réel, en particulier l’incapacité chronique de notre auteur à distinguer et choisir entre idéal et réalité, conception cyclique et linéaire du temps, elle permet néanmoins d’en dialectiser et symboliser l’évanescence. Pour reprendre encore une fois les termes de Paul Ricœur :

La mise en intrigue […] répond à l’aporie spéculative par un faire poétique capable certes d’éclaircir […] l’aporie, mais non de la résoudre théoriquement4.

Selon quelles modalités notre auteur entend-il ainsi conjurer par un « faire poétique » les apories spéculatives du temps humain ? Telle est la question à laquelle nous allons envisager de répondre dans ce chapitre.

Nous tenterons tout d’abord de nous interroger sur le traitement particulier réservé par notre auteur à un espace problématique, en particulier, en termes de proxémie5, aux rapports entretenus par le personnage masculin principal avec la terre: dialectique alternative entre un besoin compulsif de balisage puis de décryptage de la matière et un mouvement défensif inverse de repli, conséquence d’une hantise de la profanation. Entre la démarche du

« flâneur »6 ou « collectionneur »7 s’en tenant au réel et celle de l’archéologue qui

« interroge »8 les souvenirs de l’Egypte, qui sonde le sol afin de « percer » le sens, Nerval ne choisit pas. Ce rapport à l’espace recoupe également un autre enjeu dialectique : celui du sens.

On pourrait même considérer que ces deux enjeux spatiaux et sémantiques renvoient à un même tropisme, le but du récit -quête de l’objet absent- se situant dans un lieu essentiellement inaccessible, métaphore spatiale d’un sens vacant. Nous envisagerons en second lieu de déterminer en quoi la mise en intrigue apparaît comme une tentative pour résoudre l’aporie spatio-sémantique. L’acte de mettre en récit s’inscrivant par définition du côté du logos, de la rationalisation à partir du chaos du réel9, la mise en intrigue nervalienne apparaît comme une tentative non exempte de violence, une forme de torsion pour inscrire dans un espace codifié, un temps linéaire et une logique rationnelle ce qui échappe fondamentalement au sens : la vie

3 Paul Ricœur, « L’intrigue et le récit historique », Temps et récit 1, 1983, Editions du seuil, Paris, 1983, p. 24.

4 Idem.

5 Précisons que la proxémie étudie le positionnement des individus les uns par rapport aux autres dans l’espace.

6 NPl I, p. 456.

7 NPl II, p. 182.

8 Le diariste affirme, ainsi, au consul de France : « Je viens au Caire pour travailler, pour étudier la ville, pour en interroger les souvenirs […] », NPl II, p. 315.

9 Rappelons encore une fois la thèse sartrienne : « Le récit explique l’ordre chronologique […], Ibid., p. 20.

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dans son flot insaisissable, l’irrationnel, a fortiori l’expérience de la folie. Le travail de composition qui caractérise la mise en intrigue nervalienne pourrait en effet se définir comme une expérience visant à joindre, mettre en réseau textuel, coudre entre elles par le biais d’un récit de surface que l’on pourrait qualifier de diurne ce qui s’apparente à des visions : scènes nocturnes, oniriques, bizarres, souvenirs au sens large du terme dont il s’agit de décrypter la signification cachée et qui opèrent comme des révélateurs herméneutiques. Doublant de manière métaphorique et hyperbolique l’activité d’un narrateur-démiurge résolu à dialectiser le flot asémantique d’un réel accusé implicitement d’absurdité, le texte met en scène des personnages souvent héroïques caractérisés par une forme moderne d’hybris. Ces instances tels le calife Hakem, le génie ouvrier Adoniram mais aussi l’ombre chinoise Caragueuz possèdent chacune à leur façon une qualité exceptionnelle, excroissance polymorphe, au demeurant inexploitable, incompréhensible au sein d’un monde déchu qui nivèle par le bas. Cette nature exceptionnelle qui les définit comme génies ou héros rebelles les conduit paradoxalement à accomplir des actes monstrueux ou mortifères, à exhiber ce qu’il eût mieux valu tenir caché dans les entrailles de la terre, projection chimérique du sublime idéal au sein d’une matière corrompue.

Cette dialectique qui associe enjeux spatiaux et rapport au sens, enjeux de proxémie, rapport à une vérité qu’on sait essentielle mais frappée d’interdit, limite inaccessible au sens mathématique du terme, s’inscrit dans une diégèse qui joue avec deux dimensions temporelles en concurrence : la linéarité et la circularité. L’attraction latente pour un « bon lieu » réceptacle du vrai sens s’apparente en effet aussi à la tentation chimérique d’un retour régressif vers un illo tempore antérieur à l’inscription du temps dans la linéarité. A l’aporie de cette dialectique temporelle, le démiurge Nerval oppose l’ordre d’une syntaxe narrative, inscrivant les énigmes insolubles du temps réel à l’intérieur du temps recomposé et hiérarchisé d’une phrase narrative unique, laquelle se décline en multiples avatars. Comment mettre en scène l’antagonisme indépassable entre linéarité et circularité temporelle ? Comment inscrire cette aporie au sein d’un récit à la syntaxe complexe afin d’envisager d’en fixer provisoirement le sens ? Tel nous semble l’un des enjeux fondamentaux du récit nervalien, travail de composition qui sera l’objet de la seconde partie de ce chapitre. La recherche mélancolique d’un objet perdu, vérité abolie, est en effet aussi une recherche du temps perdu, plus précisément d’un souvenir disparu, événement fondateur dont on ne parvient pas à déterminer s’il s’inscrit dans le temps historique, susceptible donc d’être intégré dans le temps de la vie humaine ou s’il lui est radicalement antérieur, malédiction atemporelle qui renvoie l’individu à une forme de tragique indépassable.

Aussi le récit nervalien dans son rapport au temps oscille-t-il entre acceptation d’une réalité

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temporelle linéaire, chronologique, laquelle autoriserait un dépassement de l’idolâtrie mélancolique en corrélation avec la survenue d’un événement nécessairement singulatif et maintien, auto-complaisant ou désespérant, au sein d’une logique itérative associée à la rumination éternelle du même souvenir. Les forces régénératrices d’un progrès incarné par Balkis auront-elles raison de l’événement ancien par lequel Adoniram « un jour… »10 a reçu les traditions de son art ? L’aiguille peut-elle être désarrimée de l’instant d’éternité qui l’a figée ? Entre ces deux événements incarnant deux formes de temporalité, Nerval, encore une fois, ne peut pas choisir11.

S’interroger sur cette dialectique entre aspect singulatif et itératif renvoie également à la question de la délimitation du récit nervalien et de son rapport à un ensemble. Egrenant ad libitum les mythèmes de sa fabula intime au sein de ses textes qu’un lecteur idéal peut facilement reconnaître sous leurs oripeaux protéiformes, Nerval semble guider ce dernier vers une lecture totalisante, adoptant un point de vue rétrospectif qui surplomberait une œuvre résolument autobiographique. En dépit des singularités de surface, l’œuvre nervalienne, subsumée par un je protéiforme, représenterait alors un tout régi par des correspondances analogiques, chaque texte en constituant l’une des arcanes complémentaires. Or, cette hésitation entre les niveaux de lecture -fragmentaire, ou totalisante- pose la question de la définition des limites du texte. Doit-on considérer chaque récit du Voyage comme un tout indépendant, syntagmatiquement irresponsable ? Un fragment au sein d’un ensemble ? En jouant sur la labilité des limites textuelles, Nerval semble en apparence se démarquer radicalement de la définition aristotélicienne qui assimile l’œuvre dramatique à un « tout » (holos) c’est-à-dire « ce qui a un commencement, un milieu et une fin »12. Or, si notre auteur, recomposant sans cesse son mythe, tend de la sorte à conférer à chaque texte un aspect fragmentaire, inachevé, c’est peut-être l’intégralité de l’œuvre nervalienne voire de la vie de l’auteur dont le dénouement pourrait apparaître comme une revanche in extremis du récit, que l’œil surplombant du lecteur

10 NPl II, p. 695.

11 Si comme l’affirme Jean-Michel Adam « Pour qu’on parle de « récit » il faut la représentation d’au moins un événement » (Op. cit., p. 10),on pourrait s’interroger sur le statut de l’événement au sein du récit nervalien. Alors que l’événement au sens plein du terme se définit comme une action marquant une rupture radicale entre un avant et un après, pouvant occuper les fonctions cardinales de PN2 (nœud) ou PN4 (dénouement) dans la séquence narrative prototypique, le caractère récursif de l’ « événement » nervalien relativise de facto sa capacité à occuper une telle fonction. Répéter un même événement -fût-il modulé- mine ainsi toute possibilité de dépassement effectif de l’obsession du circulaire. Au demeurant, entre la ligne droite constituée par le récit singulatif bourgeois -le roman moderne ou pire le fade vaudeville- et le cercle figé de la tradition -le récit mimétique sans modification, obsolète au sein de la modernité- Nerval ouvre sur l’option rhapsodique, inscription de l’innovation au sein de la répétition. Si l’on envisage l’ensemble de l’œuvre nervalienne, toute la question réside peut-être en ces termes : la spirale rhapsodique a-t-elle une fin, un but ? Pour approfondir ces analyses, nous renvoyons au chapitre 7 de notre seconde partie de thèse.

12 Aristote, Poétique, 50b 26.

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est amené à appréhender comme une totalité signifiante. En tout état de cause, à l’image du Livre mallarméen, l’œuvre nervalienne refuse la clôture, ouverture excentrique sur le texte. Si la résolution narrative est constamment recherchée, elle se situe manifestement hors-champ pour user d’un terme cinématographique.

A l’aporie narrative, dialectique insoluble de l’espace, du temps, du sens au sein d’un réel rentré dans une prose duelle ou insignifiante que le travail démiurgique d’écriture tend à encoder dans un réseau serré de signes, Nerval oppose une série de voies alternatives. Ces amorces de solution dont nous envisagerons les enjeux au sein des chapitres suivants13 et que nous nous contentons de présenter brièvement ici se développent dans une double direction. Il s’agit tout d’abord de dépasser la catastrophe romanesque individuelle en inscrivant l’individu au sein d’un collectif qui le transcende. En se peignant de biais sous les traits de héros ou de grands hommes à l’image de Hakem, d’Adoniram ou même du Christ, Nerval tâche d’oublier la catastrophe amoureuse au profit de la transcendance collective, ou du moins de ses virtualités.

Ce dépassement proche de l’epos s’inscrit à l’évidence dans l’enthousiasme utopique de toute une époque pour l’avènement d’un sauveur, politique ou mystique, destiné à régénérer un monde décadent. Or, s’ils proposent une leçon utopique indirecte, les héros nervaliens sont aussi et surtout des fondateurs de lignées, le récit proposé par notre auteur s’apparentant à la geste d’une « race » rebelle à laquelle le diariste lui-même tend à se rattacher. Explicitement soulignée par le voyageur, la filiation purement imaginaire entre la communauté druse et les obédiences franc-maçonniques à laquelle il prétend appartenir confère à tous ces personnages un même centre implicite : le « je » polymorphe de l’auteur. Au demeurant, le dépassement (Aufhebung) par le collectif auquel recourt Nerval ne parvient que difficilement à intégrer la faillite romanesque. Comment, par exemple, incorporer au mythe franc-maçon pour lequel le meurtre du tout abstrait Hiram allégorise la recherche d’une parole perdue à rechercher l’histoire d’amour entre le maître-ouvrier et la reine de Saba, a fortiori le tragique envol des chimères du génie ? Si le dépassement utopique posthume de la solitude individuelle par la fusion collectiviste apparaît comme une sortie de scène envisageable, un troisième terme qui pourrait transfigurer l’absurdité de la vie terrestre, il est également possible d’identifier au sein même du réel un autre principe médiateur autorisant de manière détournée l’accès à l’objet sacré et tabou. Si l’on revient donc au roman amoureux, lequel constitue le canevas guère dépassé de tous les écrits nervaliens, on peut considérer que le voile anamorphique féminin incarne cette fonction médiatrice. A la fois allégorie et partie prenante des realia ainsi que du

13 Voir ci-dessous Partie 1, Chapitre 3 : « Le jeu du voile oriental » et Chapitre 4 : « le sens du dénouement ».

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fait culturel, le voile, véritable pont interculturel et transhistorique : borghot des femmes du Caire ou feredjé stambouliote explicitement comparés au voile d’Isis, occupe idéalement cette position intermédiaire. Cet élément vestimentaire sacré qui représente l’un des fils directeurs du récit nervalien est un symbole ambivalent: opacifiant et révélateur, symbole d’interdit et stimulation de l’imagination, chaste et sensuel, il incarne en définitive et de manière paradoxale une forme d’Eros singulier propre à notre auteur. Signe complexe, emblème féminin14, volatile, intrinsèquement éternel mais aux actualisations multiples, il appelle au mouvement, au décryptage du monde. De manière significative, il fait contraste avec l’un des ultimes symboles de la quête nervalienne : la figure christique de Saturnin telle qu’elle apparaît dans la dernière partie d’Aurélia, en particulier au sein des « Mémorables ». Contrastant radicalement avec la sensualité latente de ce voile qui symbolise les forces vitalisantes et dynamiques d’un Eros protégé de la profanation vulgaire, Saturnin apparaît en revanche comme l’incarnation de l’éternelle stabilité, figure apprivoisée in extremis du père féroce ou du ferouer rival. Aussi est-il très significatif que la « maison »15 soit son emblème. Ayant renoncé à l’exclusivité d’un rêve d’Orient féminin et païen, le voyageur fatigué se repose dans le giron d’un Christ syncrétique symbole de clémence, au demeurant éminemment hétérodoxe, allégorie d’un retour tardif au père, appel étrangement prophétique au calme de la mort16.