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5 Point-limite de la démarche herméneutique: la scène tragique ou

« l’histoire de tous les crimes ».

Qu’avait donc fait cette société qui venait de vivre en paix tant d’années pour aboutir à de telles fureurs ?34

En commentant la publication par Arsène Houssaye de ses « Portraits du dix-huitième siècle », Nerval fait encore une fois retour sur l’épisode traumatique de la révolution française.

La question rhétorique qu’il formule n’appelle de manière significative aucune réponse unilatérale. Dans d’autres passages de son œuvre, Nerval corrèle directement les réunions des Illuminés du château d’Ermenonville, lesquels « préparaient silencieusement l’avenir » à l’avènement de « réformes d’une société vieillie », partant, indirectement, à la révolution française35.

Reproduisant son propre scepticisme, les mystiques lyonnais du XVIIIème siècle étaient partagés entre ceux qui, tels Saint-Martin, se méfiaient des « esprits violents »36 et d’autres qui appuyèrent de leurs voeux la révolte armée. Tout au long de sa vie d’écrivain accessoirement homme public, Nerval se posera inlassablement cette question de la légitimité de la violence politique. S’il s’est toujours senti solidaire des luttes populaires, il exprime sa réserve face à ces

34 NPl I, « Portraits du dix-huitième siècle » par M. Arsène Houssaye, article du Constitutionnel, 28 janvier 1845, p. 897.

35 Les propos du biographe de Cagliostro sont explicites : « Il faut lire l’Histoire du jacobinisme de l’abbé Barruel, les Preuves de la conspiration des illuminés de Robison, et aussi les observations de Mounier sur ces deux ouvrages, pour se former une idée du nombre de personnages célèbres de cette époque qui furent soupçonnés d’avoir fait partie des associations mystiques dont l’influence prépara la Révolution. » , NPl II, p. 1132.

36 NPl II, p. 1087.

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« bruyantes saturnales » révolutionnaires, orgie certes nécessaire à la redéfinition paradigmatique d’une « société vieillie »37, mais dont l’incontrôlable épanchement de violence conduit à une profusion de victimes. Alors que la folie est définie par le scripteur d’Aurélia comme « l’épanchement du songe dans la vie réelle », la révolution reproduit sur le plan politique un tel déchaînement. Le mal représente-t-il alors un dévoiement de l’idée révolutionnaire porteuse quant à elle de progrès ou la révolution est-elle en elle-même le mal ? Insoluble question sur laquelle Nerval revient de manière contradictoire. On a pu parler d’opportunisme et de revirement, il faut sans doute davantage évoquer le scepticisme d’un auteur lui-même clivé entre « deux positions contradictoires […] une réaction monarchiste teintée d’élitisme, un libéralisme virant au rouge »38 pour reprendre les propos de Françoise Sylvos. On pourrait également insister sur une double tension à l’œuvre chez lui: d’une part, une conscience politique constamment oppositionnelle, d’autre part, une méfiance humaniste à l’égard de toute violence de masse. On se rappellera avec profit que c’est la révolution et ses conséquences belliqueuses qui ont privé Nerval de sa mère. Nous verrons dans le chapitre suivant de quelle manière notre auteur, prenant appui sur la profusion d’idées utopiques qui ont défrayé la chronique des années 1840, inscrivant le problème de la violence politique dans un passé mythique oriental, pose à nouveau frais et de manière décalée la question de la révolution.

Il propose en premier lieu et non sans nuance dans les colonnes de La Revue des deux mondes, en 1847, l’expérience d’une parole armée incarnée par le calife Hakem, mal nécessaire à l’instauration sur terre d’une société régénérée. Il expose ensuite en 1850, dans le National, toutes ses réticences à l’égard de la violence politique, préférant ouvrir la voie utopique à la rébellion souterraine incarnée par les loges franc-maçonnes.

Quoi qu’il en soit, le travail archéologique amenant Nerval à unifier autour de son moi une lignée rebelle le conduit fatalement à reconstituer fantasmatiquement une « scène d’orgie et de carnage », éternelle lutte de « deux races ennemies ». La lignée transhistorique qui relie les Sabéens au néo-paganisme des années 1840, antithèse à l’austérité d’un prude catholicisme, est marquée par l’atavisme du crime. Dans l’Histoire de la reine du matin, Jéovah par la bouche de son fils Adam profère de manière symbolique l’éternelle accusation répercutée à tous les enfants du feu : « c’est toi, dit la voix profonde, toi qui a enfanté le meurtre »39. « Tel est le supplice de Kaïn parce qu’il a versé le sang » spécifie encore le conteur. Tache rouge ineffaçable qu’on retrouve comme un emblème sur le front d’Antéros ou du Desdichado,

37 NPl I, p. 897.

38 Françoise Sylvos, op. cit., p. 20.

39 NPl II, p. 724.

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preuve indélébile d’une intégration organique à la race coupable. Nul doute que l’ « histoire de tous les crimes »40 observée par le scripteur d’Aurélia qui transcrit une scène visionnaire n’égrène la longue liste de massacres implicitement attribués au lignage caïnite : meurtre d’Abel par Caïn, prise de Grenade, Saint-Barthélemy (débauche fanatique orchestrée par les Valois et les Médicis chers au cœur de Nerval), ainsi qu’évidemment la Révolution française,

« fée sanglante »41 selon le biographe de Cazotte.

De toute évidence, l’histoire fantasmée ici par Nerval, « échiquier […] tournant »42 ne s’inscrit dans aucun progrès ni téléologie pseudo-hégélienne, reproduisant tragiquement la même scène à l’infini. Eternelle Jocaste, c’est bien la mère universelle qui est victime de la rivalité des frères ennemis. Projetant afin de les exorciser ses hantises historiques sur l’écran fantasmatique de sa conscience, Nerval propose dans un passage saisissant d’Aurélia la représentation allégorique de cette lutte tragique:

Un combat se livra entre eux (les Eloïm). Ici ma mémoire se trouble, et je ne sais quel fut le résultat de cette lutte suprême. Seulement, je vois encore debout, sur un pic baigné des eaux, une femme abandonnée par eux (ses frères) qui crie les cheveux épars, se débattant contre la mort43.

En exhumant le passé, le voyageur historien affermit sa conscience identitaire en s’inscrivant de manière quasi-physique à l’intérieur d’une famille chère à son cœur et proche de son tempérament rebelle. Dans le même mouvement herméneutique, il polarise toutefois l’humanité en deux races ennemies, sans qu’il soit possible de distinguer le juste de l’injuste ni, par voie de conséquence si la révolution ou toute forme de rébellion politique est légitime ou non. Rappelons l’aphorisme lourd de sens proféré dans la Préface du Second Faust :

« Malheureusement un esprit qui s’est séparé de Dieu ne peut rien pour le bonheur des hommes. »44 Comment dès lors, en ayant conscience de cette essentielle partition, agir tout de même, en particulier sur le plan politique au sein d’une société dont on perçoit toutes les injustices et les imperfections? De manière extrêmement indirecte: en projetant dans des fictions pseudo-orientales une virtualité susceptible de critiquer l’ici et maintenant tout en suggérant la possibilité d’une sortie de crise. Tel est bien en fin de compte la définition de la parole utopique, parole bien plus critique, sceptique si l’on exclut les utopismes stricto-sensu, que programmatique. Quant à la question de la violence révolutionnaire et de sa légitimité, Nerval n’aura de cesse d’y revenir sans jamais pouvoir lui donner de réponse définitive.

40 NPl III, p. 744.

41 NPl II, p. 1099.

42 CC, NPl II, p. 853.

43 NPl III, p. 714.

44 NPl I, p. 511.

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Chapitre 6. De Hakem à Adoniram : variations autour

de la question de l’action politique.