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Le jeu du voile oriental ou la bonne distance. distance

Conclusion : fixer et moduler

Chapitre 3. Le jeu du voile oriental ou la bonne distance. distance

Introduction.

Reste le voile… qui, peut-être, n’établit pas une barrière aussi farouche que l’on croit1.

En entamant le cœur de sa relation viatique, en l’occurrence l’évocation de son séjour de six mois au Caire, par une description à la fois minutieuse et lyrique des femmes voilées, Nerval a bien conscience de poser le symbole du voile comme l’un des motifs fondamentaux de son voyage. A la fois ouverture-échancrure vers l’intime et rempart à la profanation, borghot, khamiss égyptiens ou feredjé stambouliote, actualisations orientales du voile d’Isis, inscrits dans un mouvement lancinant et syncopé oscillant entre exhibition et fermeture, allégorisent le rapport entretenu par le voyageur masculin à l’égard du polymorphe objet de désir féminin. Le voile oriental dont le caractère et la fonction s’inscrivent dans un contexte incontestablement islamique2, sert en effet tant de mise à distance que d’invite à l’approche: à la fois défi herméneutique partiellement érotique mais également rempart à caractère sacré. Le regard masculin, lequel se définit essentiellement en fonction de son rapport à l’objet d’amour, s’essaie donc à s’inscrire dans cet espace symbolique à dimension variable, jeu spatial de positionnement entre la corporalité exhibée de la femme et son voile occultant, symbole à la fois de domination patriarcale ou maritale qui demande à être transgressé mais aussi salutaire garde-fou aux amours chimériques, patente divine apposée à la femme taboue. « Reste le voile… » L’expression revêt pour le diariste une signification ambivalente. D’un côté, ce motif emblématique d’un despotisme oriental véhiculé de longue date, en particulier par un Montesquieu ou un Chateaubriand, apparaît bien comme ce qui reste de féroce, de sauvagement inacceptable pour l’Occident au sein d’un empire ottoman que Nerval tend à laver des accusations outrancières dont on a pu le charger. Le diariste aura d’ailleurs à cœur de montrer

1 NPl II, p. 281.

2 L’adjectif « islamique » est à envisager à l’intersection des domaines culturels et religieux, à la fois partie prenante des traditions et actualisation, signe matériel, du Livre sacré.

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que l’emblème phallocrate est subtilement subverti par les femmes qui prennent au contraire appui sur lui pour aiguiser encore leur pouvoir de séduction. D’un autre côté, ce reste que matérialise le voile pourrait bien représenter pour le voyageur européen la possibilité fantasmatique d’envisager une forme d’amour oxymorique, à la fois chaste et sensuel, dont l’Orient matriciel aurait conservé le secret. Rempart à opposer à la vulgarité des amours dites occidentales dont un Soliman-Aga se scandalise, le voile islamique apparaît comme une borne au sacrilège, enjeux certes ambigus de partition entre les sexes, de nette séparation entre un vrai profane et un idéal inaccessible dont Nerval n’est pas sans considérer les avantages.

Dans quelle mesure le motif du voile oriental féminin, dans son jeu dynamique oscillant entre exhibition et dissimulation, traduirait-il sous forme allégorique le rythme syncopé du voyage en Orient? En quoi témoigne-t-il, parallèlement à l’existence d’une phrase narrative soigneusement composée, de la présence d’un protorécit du corps, soulignant toute l’ambivalence du rapport à dimension variable entretenu par l’instance perceptive masculine à destination de l’objet d’amour, tour à tour approché puis fui, mouvement perpétuel d’oscillation entre percée momentanée vers l’altérité et repli sécuritaire ? Nous verrons en particulier à quel moment la courbe excentrique de l’utopie orientale est rejointe par la spirale rhapsodique du récit circulaire nervalien et comment l’ailleurs fantasmé d’un rapport redéfini à la femme, autorisé par le pas de côté oriental est alors brutalement ramené aux apories de l’Occident.

Nous voudrions donc montrer de quelle manière notre auteur tire parti d’un fait de culture, tributaire donc d’une forme irréductible de hasard, d’une occasion pour ainsi dire saisie au bond, afin de l’incorporer à l’intérieur de la logique de son système global d’explication du monde. Encore une fois, Nerval adopte une double posture: dans l’aspect progressif d’une démarche de découverte à caractère ethnologique, il est à l’affût du moindre détail, puis, dans un second temps, dans une perspective diachronique, il l’intègre à son système, ici, en l’occurrence, à sa syntaxe narrative. Notre démarche se situe donc pour le présent chapitre à l’intersection de l’ethnologie, de la religion comparée et de la narratologie. Nous suivons d’une certaine manière le chemin frayé par Alain Buisine et son Orient voilé. En toute modestie, il enjoignait son lecteur à « feuilleter » son livre « comme (un) album d’aquarelles »3. Sans doute la matière de son ouvrage, outrepassant le projet strictement pictural, ouvre-t-elle elle aussi sur la possibilité d’une réflexion féconde sur les interactions entre fait de culture religieux et esthétisation.

3 Alain Buisine, L’Orient voilé, Paris, Zulma, 1998, p. 13.

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Nous envisagerons tout d’abord de manière synthétique, dans une première partie, en quoi ce signe complexe interculturel et transhistorique s’inscrit dans une démarche résolument utopique. Alternat binaire entre affleurement superficiel du réel et pénétration, le voile apparaît en premier lieu comme l’allégorie de la dynamique du voyage, poussée énergétique au rythme syncopé, appel perpétuel au dépassement. Inscrit dans une séquence chronique où se succèdent tour à tour flux et reflux, la chorégraphie du voile, modus vivendi d’une approche in situ d’un réel prosaïque, ne débouche toutefois sur aucune percée, aucun dépassement décisif vers la révélation. Utopie d’un rythme adapté au prosaïsme d’un ici-bas banni de liesse sacrée, le voile féminin représente également une tentative de la part d’un diariste passeur culturel pour relativiser, nuancer, voire subvertir -fût-ce au prix du paradoxe-un symbole islamique jugé unilatéralement en Occident comme l’un des symptômes du despotisme oriental. En contrepoint à cette posture conciliatrice d’ouverture, dans un geste de repli sécuritaire préservant de la profanation l’objet féminin, le voyageur nervalien prend appui sur les symboles d’enfermement que lui propose le monde oriental : hidjâb coranique, murs du harem ou du sérail, pour envisager avec intérêt une société strictement cloisonnée, où hommes et femmes, partant réel et idéal seraient soigneusement séparés, contrepoison à la tentation chronique du personnage nervalien consistant à conférer à la femme réelle le devoir chimérique d’incarner l’idéal aboli.

Après avoir envisagé de manière synthétique le voile féminin dans sa triple dimension utopique : rythme binaire syncopé adapté au réel, subversion paradoxale d’un motif culturel oriental, fantasme de la maîtrise et de la partition des espaces symboliques, nous nous intéresserons dans une deuxième partie au contexte incontestablement islamique dans lequel s’inscrit ce motif à la fois religieux et culturel tel que Nerval voyageur a pu l’appréhender. Si notre auteur est féru d’illuminisme, fasciné par les initiations isiaques, il apparaît toutefois indéniable que les voiles féminins qu’il a pu observer ou même pratiquer notamment en achetant l’esclave javanaise Zeynab, appartiennent à une réalité essentiellement musulmane. A ce titre, nous nous interrogerons sur les rapports entretenus par Nerval au Coran, code sacré qui selon Abdolonyme Ubicini « embrasse (dans l’Islam) toutes les relations de la vie religieuse et civile de l’homme »4. Il est significatif que notre auteur ait tenu à transcrire le contenu d’un célèbre verset de la sourate Al Nûr au sein de l’appendice du Voyage, sourate célèbre qui traite justement de ce motif du voile. Or, du texte coranique en arabe à la traduction en français telle que Nerval nous la propose, le lecteur peut constater un véritable naufrage sémantique de la lettre sacrée, entre contresens et sous-traduction. De fait, dans son approche indirecte du Coran,

4 Abdolonyme Ubicini, Lettres sur la Turquie, Paris, Dumaine, 1853, p. 71.

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Nerval, non arabophone et piètre angliciste, traduisant l’orientaliste anglais William Lane, aidé sans doute par l’ami Eugène de Stadler, se situe au terme d’une série de traductions ou transcriptions fautives. En quoi cette déperdition sémantique serait-elle, ainsi, symptomatique à la fois des pudibonderies occidentales à l’égard du corps et de la sexualité mais aussi par voie de conséquence révélatrice des motivations implicites, voire inavouables présidant au voyage en Orient romantique: du vulgaire « tourisme sexuel » à la recherche mystique d’une sexualité sacrée dont l’Orient, grave et sensuel, aurait conservé les secrets ? Si Nerval manque en apparence une partie de la lettre coranique, ne proposant, dans le cadre de la zone paratextuelle à la paternité problématique de l’ « Appendice » du Voyage, qu’une translation édulcorée et fautive d’une sourate essentielle, c’est bien la réalité islamique in situ, reflet indirect du Livre sacré, qu’il va tenter de sonder en profondeur, interprétant le symbole de manière hétérodoxe, l’incorporant au sein de son système mythique.

Nous envisagerons finalement, dans le cadre d’une troisième et dernière partie, de nous interroger sur les enjeux complexes soulevés par cette dynamique alternative qu’allégorise le voile. A une posture d’ouverture ludique sous l’égide enthousiaste d’un Dom Juan projetant sur la femme voilée les ardeurs de son désir, posture d’écriture que l’on pourrait qualifier de masculine et qu’on retrouve chez d’autres écrivains-voyageurs, succède le geste de fermeture, de restauration des limites sous le signe d’Arnolphe ou de Kneph, repositionnement des cloisons non exempt de violence. En définitive, le motif bifrons du voile pose toute la question de la sensualité amoureuse et des limites assignées au regard masculin chargé de l’inexpugnable poids du péché de chair. Jusqu’à quel point est-il licite de soulever le voile sacré sans basculer vers la profanation ? Comment interpréter la fonction des portes symboliques proposées au voyageur par la culture d’Islam -le voile, le harem ou le sérail- afin de les ériger en rempart au blasphème, viatique pour une lecture strictement symbolique du réel ? A la violence unificatrice d’un regard masculin occidental qui nourrit le chimérique fantasme de conférer à l’objet réel la charge sclérosante d’incarner l’idéal perdu s’oppose la leçon orientale de la partition des espaces. Dans une perspective néo-platonicienne, l’Orient tel qu’il est perçu par le diariste impose à l’objet réel -femme de chair et de sang, terre matérielle, image représentée par l’homme- la marque tangible d’une irréductible différence avec l’idéal, contrepoison à toute idolâtrie, à la fois preuve d’une irrémédiable déchéance mais aussi support médian -symbole en tant que signe incomplet, intermédiaire- à l’accès au divin. Citons, avant d’entamer notre étude proprement dite, la réflexion extrêmement pertinente émise par Alain Buisine dans le chapitre de son livre consacré au voile oriental flaubertien:

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Ainsi, la divinité n’est pas derrière le voile, elle n’existe que dans la mesure où elle est voilée. La divinité consiste avant tout dans son propre envoilement. Son enveloppement même fait toute sa force sacrée5.

De toute évidence, un tel constat pourrait parfaitement s’appliquer au voile oriental tel que le conçoit Gérard de Nerval.