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Enfoncer le préjugé : une posture paradoxale

1 Incorporer le symbole : enjeux généraux

1.2 Enfoncer le préjugé : une posture paradoxale

Au point de vue de notre dépravation relative […]13

En posant de manière paradoxale dans l’ultime partie de sa relation viatique l’Orient comme supérieur à l’Occident, doté d’une science dont les Européens, en raison de leur

10 « En voulant laïciser la Grande Mère, le rationalisme des Lumières a en quelque sorte conceptualisé Isis. », Agnès Spiquel, « Isis au XIXe siècle », Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée, tome 111, n°2. 1999, p. 542.

11 Indiquons que le poète allemand Novalis avait rédigé en 1798 un court texte en prose intitulé Les Disciples à Saïs, (Die Lehrlinge zu Saïs). Hugo assimile quant à lui Isis à Lilith, fille de Satan, dans La Fin de Satan, dont les premiers fragments ont été rédigés à partir de 1854.

12 NPl II, p. 302.

13 Ibid., p. 786.

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infériorité, ne peuvent percevoir la teneur, Nerval affirme clairement le statut utopique de sa démarche. L’Orient est en effet chargé de manière fantasmatique de proposer des réponses alternatives aux apories occidentales, en particulier en ce qui concerne le domaine ambigu de la sensualité. Ce parti-pris qui s’oppose diamétralement à l’ethnocentrisme d’un Chateaubriand pour lequel l’islam apparaît de manière intrinsèque comme incompatible avec tout processus de civilisation14, doit toutefois être appréhendé à sa juste valeur, le motif du voile en représentant d’ailleurs un exemple significatif. En tentant de relativiser le caractère unilatéralement despotique de ce symbole de domination masculine, Nerval, en grand amateur de paradoxe, n’entend pas en nier radicalement ni les fondements historiques ni les enjeux de domination. Le voyageur n’est pas sans reconnaître qu’il s’agit de soustraire la femme aux tentations sensuelles : tant celles qu’elle éprouverait elle-même que celles qu’elles susciteraient chez les hommes, ainsi que le précise un passage de l’ « Appendice » du Voyage évoquant les motivations du voilement féminin: « cacher aux hommes tout ce qui est attrayant en elle(s) »15. Le propos nervalien prend de fait comme objet de controverse des présupposés occidentaux tellement établis, de Montesquieu à Chateaubriand, qu’il lui serait superflu autant que contre-productif de les corroborer à son tour. Evoquons comme exemple emblématique de cette perception d’un Orient intrinsèquement tyrannique, écrasant sous la même férule femmes, arts, esclaves, opposition politique ainsi que toute possibilité de s’arracher à sa léthargie constitutive, la fameuse méditation de Chateaubriand en 1811 face aux murs du sérail de Constantinople :

Au milieu des prisons et des bagnes s’élève un sérail, Capitole de la servitude ; c’est là qu’un gardien sacré conserve soigneusement les germes de la peste et les lois primitives de la tyrannie16.

C’est bien contre les réverbérations de tels propos sur son époque que Nerval entend faire entendre sa voix régulatrice. En insistant non sans esprit de provocation sur les règles austères et chastes qui régissent l’intérieur des harems, le diariste bat en brèche le fantasme occidental :

La vie des Turcs est pour nous l’idéal de la puissance et du plaisir, et je vois qu’ils ne sont pas seulement maîtres chez eux17.

14 Opposant diamétralement islam et christianisme, Chateaubriand considère que le « Mahométisme » est « un culte ennemi de la civilisation, favorable par système à l’ignorance, au despotisme, à l’esclavage […] », F.

Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Paris, Gallimard, 2005, p. 372.

15 NPl II, p. 796.

16 Op. cit., p. 257.

17 NPl II, p. 369.

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Cette posture à caractère turcophile n’est d’ailleurs pas un cas unique au sein du monde littéraire ou érudit. Ubicini, à la même époque, traite avec désinvolture, après l’avoir cité, le célèbre passage de l’Itinéraire, affirmant : « On peut ne voir là qu’une exagération dithyrambique ou mélodramatique dont il est permis de ne pas tenir beaucoup de compte »18.

S’il s’agit donc pour Nerval de s’inscrire en faux contre les préjugés véhiculés par l’Occident, son propos n’est toutefois pas sans nuance en ce qui concerne le caractère répressif du voile islamique. Après s’être efforcé, à l’entame de son séjour au Caire, d’insister sur l’étonnante liberté dont semblent bénéficier les femmes égyptiennes, il émet cette incompressible restriction : « Reste le voile… qui, peut-être n’établit pas une barrière aussi farouche que l’on croit ». Quoi qu’il modalise son affirmation, le voile apparaît de fait comme l’incontestable reliquat du despotisme masculin, à l’instar des infranchissables murailles des harems libanais : « forteresses du pouvoir marital et paternel »19. Dans le passage précité des

« Femmes du Caire », le diariste assimile par ailleurs les prescriptions concernant le voile à des

« édits […] rigoureux », renvoyant implicitement l’univers ottoman contemporain à l’arbitraire royal de l’Ancien régime français, le « caractère féodal et militaire » du Coran étant par ailleurs souligné dans l’ « Appendice »20. Au demeurant, Nerval entend inscrire ces détails au sein d’un ensemble plus vaste, dans la mesure où c’est l’absence de la connaissance générale du système qui conduit le voyageur mal informé au contresens. En contrepoint aux allégations d’un Marseillais de rencontre affirmant le caractère orgiaque des cérémonies initiatiques druses, le diariste souligne l’importance de la mise en contexte culturel : « La plupart des voyageurs ne saisissent que les détails bizarres de la vie et des coutumes de certains peuples. Le sens général leur échappe et ne peut s’acquérir […] que par des études approfondies »21. Notons également que notre auteur, en conformité avec la réalité historique, inscrit la pratique du voile féminin bien au-delà de l’histoire et de la civilisation musulmanes : « Quant au voile que les femmes gardent, on sait que c’est une coutume de l’antiquité, que suivent en Orient les femmes chrétiennes, juives et druses […] »22. Plus profondément, affirmer l’incompressible distance culturelle entre le voyageur et l’altérité autochtone permet au diariste de se ménager un espace d’interprétation personnelle, voile opaque protecteur sauvegardant en partie, en dépit d’un réel décevant, le rêve d’un Orient idéalisé conservatoire du secret d’une science, d’un art, d’une sensualité radicalement supérieurs.

18 Abdolonyme Ubicini, Lettres sur la Turquie, Deuxième édition, Paris, Dumaine, 1853, p. 122.

19 NPl II, p. 487.

20 Ibid., p. 794.

21 Ibid., p. 585.

22 Ibid., p. 794.

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En s’interrogeant sur cette thématique du voile féminin, Nerval s’inscrit donc dans une stratégie argumentative paradoxale. En contrepoint aux outrances ethnocentristes d’un Chateaubriand pour lequel le monde musulman est voué par système à un despotisme généralisé, notre auteur s’emploie à nuancer le caractère répressif du voile coranique, à l’inscrire de manière utopique au sein d’un système culturel complexe dépassant d’ailleurs le cadre islamique, dont l’occidental rationaliste et pressé ne percevrait que les détails superficiels.

Toujours est-il que cette stratégie rhétorique n’est pas sans ambiguïté : s’agit-il de nuancer, d’infléchir le caractère oppressif de ce motif culturel et religieux ? ou alors d’en soutenir implicitement la raison d’être, d’envisager avec intérêt les avantages d’une société séparée par des voiles symboliques de tissu ou de pierre, cloisonnements spirituels mettant à distance hommes et femmes, partant réel décevant et idéal sublime, contrepoison à la tentation chronique nervalienne de voir s’épancher « le songe dans la vie réelle » ?

1.3 Avantages d’un voilement : de la violence du fantasme à la violence du