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1 Contraintes spatiales et posture rebelle

1.2 La fabrique du sens

1.2.1 Un pré-bovarysme ?

J’aime à conduire ma vie comme un roman, et je me place volontiers dans la situation d’un de ces héros actifs et résolus qui veulent à tout prix créer autour d’eux le drame, le nœud, l’intérêt, l’action en un mot25.

Nous le savons, le roman de Saléma tourne court, le « bon-objet » devant être relégué à bonne distance. Au fiasco tragique incarné par la maladie du diariste imposant une quarantaine dont tout laisse penser qu’elle sera éternelle répond en écho le burlesque dénouement de l’idylle -purement imaginaire- échafaudée par l’esprit romanesque du voyageur entre l’esclave Zeynab et le jeune copiste arménien. Auteur et acteur de sa propre fable, incarnant la figure d’un père magnanime après avoir été bien proche de celle de l’amant jaloux, Nerval joue de manière auto-ironique avec sa propension à romancer, narrativiser le réel. L’hyperbole lyrique à laquelle il se livre : « J’aurais voulu avoir le monde entier pour témoin de cette scène émouvante […] »26 se heurte aux limites sociales, culturelles et psychologiques d’un réel têtu. De fait, jamais une Zeynab rétrospectivement scandalisée en tant que prétendante au statut de cadine n’aurait daigné s’intéresser à un simple raya… Certes, le sketch de la jeune esclave et de l’Arménien

24 Jean-Michel Adam, Le Récit, PUF, Paris, p. 91.

25 NPl II, p. 506.

26 Ibid., p. 451.

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prouve au lecteur le recul avec lequel Nerval traite de ce que l’on pourrait nommer au prix d’un léger anachronisme un incorrigible bovarysme. Il est par ailleurs manifeste que notre auteur n’est pas sans se méfier des facilités et du caractère artificiel du genre romanesque, genre en plein essor en cette première partie du XIXème siècle, succès dont témoigne par exemple l’incroyable vogue pour Les Mystères de Paris d’Eugène Sue27. Au demeurant, la propension de notre auteur à conférer une logique narrative à la fluidité insondable du vécu correspond à un besoin sans doute fondamental de maitriser l’irrationnel, de dialectiser l’informe.

1.2.2 Récit diurne/scènes nocturnes.

Chercher un sens aux scènes bizarres[…]28

La violence verbale des injonctions évoquées plus haut traduit la tension exercée par un démiurge soucieux d’imposer une règle, un ordre à l’évanescence du flot vital asémantique, de tenter, en particulier, de conférer un sens aux scènes énigmatiques : folie, rêve, souvenirs, qui ont pu marquer sa conscience. « Chercher un sens aux scènes bizarres » tel est le mot d’ordre du calife Hakem qui, après avoir observé ce qui pourrait s’apparenter à une vision, opère un retour dialectique et herméneutique sur cet espace autre, ésotérique, lié à l’intime que constitue l’expérience irrationnelle, récurrence dans le récit nervalien. Placé sous le patronage d’Hermès, ce héros, résolument installé sur le plan du réel, utilise les forces démiurgiques d’une science, d’un langage, d’une lucidité tentées par la surhumanité afin de percer le sens de ce qui semble irrationnel. La posture d’Hakem représente d’ailleurs une actualisation parmi d’autres de cette tentative herméneutique. Relevons, ainsi, la déclaration sous forme d’aphorisme d’un manuscrit inédit, sans doute contemporain de la rédaction d’Aurélia : « Quand vos rêves sont logiques, ils sont une porte ouverte, ivoire ou corne sur le monde extérieur »29. Notons, pour finir, le parti pris ordonnateur, régulateur mais aussi ouvertement profanateur que revendique le diariste de l’ultime nouvelle rédigée par notre auteur:

Je résolus de fixer le rêve et d’en connaître le secret. Pourquoi, me dis-je, ne point enfin forcer ces portes mystiques, armé de toute ma volonté, et dominer mes sensations au lieu de les subir ? N’est-il pas possible de dompter cette chimère attrayante et redoutable, d’imposer une règle à ces esprits des nuits qui se jouent de notre raison ? 30

27 Mentionnons la réflexion critique effectuée par le (pseudo-) éditeur du Roman à faire : « Et d’ailleurs le monde n’a-t-il pas déjà bien assez de romans ? c’en est encore un de moins à lire et un de plus à rêver. » (NPl I, p. 700) Posture romantique typique : si le principe du roman n’est pas radicalement mis en cause, le bon roman est celui qu’on n’a pas écrit.

28 NPl II, p. 558.

29 NPl III, p. 770.

30 Ibid., p. 749.

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C’est bien d’un véritable combat, d’un duel avec le terroriste intérieur dont il semble être ici question, avec en filigrane la charge de mauvaise conscience qu’une telle rébellion semble impliquer à l’encontre de la loi d’un Père jaloux de conserver ses secrets.

Cette alternance entre scène-vision et commentaire/narration représente l’une des constantes narratives de nombreux textes nervaliens. On pourrait même affirmer que la logique interne de la narration nervalienne est essentiellement double, jouant sur les décalages énonciatifs. Intégrée au sein de la syntaxe d’un récit que l’on pourrait qualifier de diurne, la scène nocturne a la faculté d’en interpréter le sens caché ainsi que d’influer sur son cours. En effet, dans les nouvelles Sylvie ou Aurélia comme au sein de nombreux récits du Voyage en Orient, l’affleurement de cet espace radicalement autre au sein du réel a valeur interprétative mais présente aussi un caractère performatif, l’image ou la séquence retrouvée émanant du passé ou de l’ailleurs ayant la faculté d’influer sur la trame présente. Pour citer deux exemples significatifs, c’est parce que le diariste de Sylvie se (res)souvient de la scène interdite d’Adrienne aux Enfers que tout retour au Valois devient définitivement impossible. De la même manière, c’est parce qu’Adoniram observe l’envol de ses chimères fuyantes sur le film que sa conscience projette sur le mur du temple de Jérusalem qu’il doit nécessairement mourir.

Fondamentalement tragique, la vision confirme la faute autant qu’elle précipite le dénouement funeste.

En définitive, même si le récit sonde l’irrationnel, même s’il accrédite la puissance de forces ésotériques à l’instar du rêve prémonitoire anticipant par exemple la mort d’Aurélia, la logique interne de la narration présente une cohérence profonde, une grande rationalité dans ses fonctions comme dans ses structures.

1.2.3 Le récit : lambeau ou fil d’Ariane ?

Il est significatif que Nerval propose comme emblème utopique d’une parole poétique restaurée dans sa puissance fédératrice et vivante, au sein de l’ultime étape de son séjour en Orient, la figure idéalisée d’un « rhapsode », passeur culturel s’apprêtant à déclamer l’Histoire de la reine du matin et de Soliman prince des génies. Littéralement « couturier du chant »31, le rhapsode incarne à merveille la tension dialectique caractéristique du travail de mise en intrigue à l’œuvre chez notre auteur. S’agit-il de mettre artificiellement bout à bout des lambeaux de vie, patchwork profanateur ainsi que le déplore l’éditeur du Roman à faire : « Qui oserait coudre

31 Du grec rhapsôdos, dérivé de rhaptein, coudre et ôdê, chant, le terme rhapsode correspond en premier lieu à une réalité grecque antique. Il désigne ainsi un récitant de poèmes épiques qui s’accompagne de la lyre ou de la cithare.

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un lambeau d’histoire à votre poétique existence serait un poète bien mal inspiré »32. S’agit-il, au contraire, mimant le geste de Pénélope, de détisser tout d’abord l’enchevêtrement absurde de la vie réelle, les « fils de satin les plus inextricables »33 qu’une Aurélie-Arachné, incarnation fallacieuse de l’idéal, aura pu tisser autour du « je » victime ? De l’écheveau existentiel monstrueux, le récit pourra-t-il dans un second temps ouvrir sur la vision céleste, sous l’égide glorieuse du principe heuristique d’Ariane ?34 Rafistolage, mauvais collage ou épiphanie ? Irréductiblement sceptique, encore une fois, Nerval ne tranche pas.

A l’image du voyageur-archéologue qui sonde le réel afin d’en interroger le sens, l’auteur Nerval explore, devine et interprète les côtés obscurs de son univers historique et culturel, d’Occident en Orient: à l’herméneute qui arpente l’espace correspond un sondeur de bibliothèques ou un spectateur assidu des théâtres, fussent-ils populaires et orientaux. Il s’agit, d’une part, de réhabiliter des figures historiques obscures injustement méprisées tels les Illuminés, précurseurs du socialisme, avatars nervaliens des Grotesques de Gautier ou des Excentriques du jeune Champfleury. En Orient, ces obscurs se nommeront par exemple le calife Hakem, interprétation libre d’une figure historique dont les éléments biographiques émanent pour partie d’un long mémoire de Silvestre de Sacy, ou Adoniram, statuaire et fondeur du temple de Jérusalem sous le règne de Salomon, figure biblique mineure déjà transfigurée par la tradition franc-maçonne et que Nerval réinvestit. Il s’agit, d’autre part, d’enter les questions récurrentes de son drame intime sur les destins recomposés de ces figures diverses, historiques, livresques ou ethnoculturelles, dont telle facette a pu le frapper par les analogies qu’il a cru décerner avec son existence propre.

1.3 Herméneutique culturelle : s’inscrire dans les failles du livre et greffer