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Interdit, rébellion, chimères

1 Contraintes spatiales et posture rebelle

1.4 Interdit, rébellion, chimères

1.4.1 Limites spatiales, bornes humaines.

De même que les facultés humaines sont limitées ainsi que le spécifie Tubal-Kaïn à Adoniram39, l’espace terrestre est lui aussi borné, tout accès à l’idéal bouché. En conséquence, on peut donc affirmer que l’espace nervalien strictement clivé entre un envers et un endroit métaphorise une dialectique de la connaissance mettant en regard un sens absolu mais interdit et une raison humaine fondamentalement limitée. Matérialisation de cette limite à l’accès au

39 L’aïeul mythique évoque en effet les « limites étroites » des « facultés » humaines, NPl II, p. 721.

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sens total, monde caverneux indéfiniment décliné qu’évoque avec justesse Michel Butor40, Nerval pose comme borne spatiale, anticipation des portes d’ivoire ou de corne d’Aurélia, la mystérieuse « forêt pétrifiée » des environs du Caire. Cet espace minéral revêt une signification allégorique, à la fois vestige-fossile de la race préadamite et témoignage matériel de la punition qui leur a été infligée: une pétrification. Rare point chaud, ce passage représente une véritable exception au sein d’un récit par ailleurs strictement réaliste : le lecteur peut, en effet, percevoir l’affleurement du registre fantastique. Annonçant l’expérience infernale d’Adoniram, ce morceau de bravoure apparaît ainsi comme l’une des tentatives les plus poussées visant à ébranler les certitudes du lecteur occidental dans les domaines de la sensualité, de la science et de la raison. Renonçant à la neutralité ou à la bonhommie ironique qui le caractérise le plus souvent, le diariste s’y livre à une forme d’enthousiasme irrépressible, bien près de proclamer l’existence d’une surréalité. Citons ce passage du chapitre « La Forêt de pierre » (V) :

Que faut-il supposer de plus étrange maintenant ? La vallée s’ouvre ; un immense horizon s’étend à perte de vue. […] Ô prodige ! ceci est la forêt pétrifiée41.

Après avoir envisagé, par une succession de questions rhétoriques, des explications rationnelles au phénomène observé, Nerval conclut de manière significative sa période par un constat d’impuissance : « L’esprit s’y perd ; il vaut mieux n’y plus songer ! »42 Enigme associée à une forme de terreur sacrée, actualisation géographique de la mise en contiguïté chimérique de deux formes de nature (le monde réel et le monde des esprits), l’évocation de la « forêt pétrifiée » anticipe la terreur panique également teintée de fantastique que manifeste le narrateur de Sylvie au moment où se conjuguent dans son esprit amour terrestre et amour céleste, éprouvant le vertige hallucinatoire des assimilations : « Aimer une religieuse sous la forme d’une actrice, et si c’était la même ! Il y a de quoi devenir fou… Reprenons pied sur le réel »43. Pour en revenir à la relation viatique, la comparaison de la forêt pétrifiée avec les pyramides d’Egypte est hautement significative : au monument humain pour lequel d’autres voyageurs avaient justement pu éprouver une forme de terreur sacrée, Nerval substitue l’univers enfoui d’une surhumanité abolie, face cachée d’un passé tant effrayant qu’attirant, Atlantide alternativement approchée puis repoussée que Freud n’a pas encore intitulée l’inconscient44.

40 « Parcourant les rues ou les environs du Caire, de Beyrouth ou de Constantinople, Nerval est à l’affût de tout ce qui lui permet de pressentir une caverne s’étendant au-dessous de Rome, Athènes et Jérusalem. », Michel Butor,

«Voyager doit être un travail sérieux.», Le voyage et l’écriture, Romantisme, 1972, n°4, p.16.

41 NPl II, p. 414.

42 Idem.

43 NPl III, p. 543.

44 Relevons la dernière partie du sous-chapitre « La forêt de pierre » où Nerval se livre à une comparaison entre cette « forêt pétrifiée » et les pyramides d’Egypte, mise en regard tout à l’avantage du monde abyssal : « […]

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1.4.2 Hybris, chimères et incontinence.

Contrastant avec la sagesse ignorante du saint ou de l’innocent dont la figure de Saturnin représente le symbole, tout entier dans une vacuité accueillante, le héros nervalien mis en scène est porteur d’une excroissance polymorphe, d’une protubérance au sens large du terme, signe physique attestant d’une démesure intellectuelle ou spirituelle. De manière paradoxale, alors que notre auteur présente à son lecteur l’image du décapage du palimpseste comme le symbole de la recherche d’une vérité -« original éblouissant »45- qu’il s’agirait d’affranchir d’une couche superposée de sédiments opacifiants, il sursature lui-même le réel, a fortiori le souvenir, de gloses ou d’exégèses culturelles ou personnelles. Au principe herméneutique du dévoilement emprunté au culte isiaque, Nerval, dans sa recherche constante du sens, substitue l’imposition successive de strates culturelles ou existentielles qui apparaissent a contrario comme des facteurs d’opacification, d’irrémédiable mise à distance de la vérité. De la même manière, les héros qu’il met en scène au sein des récits enchâssés se caractérisent par une particularité luciférienne comparable (tant physique que morale), excroissances qui révèlent leur hybris.

Citons parmi de nombreux exemples l’oeil aquilin d’Adoniram qui le prédispose à percer le sens caché du réel, lequel correspond symboliquement au nez busqué de Balkis ou à celui de Sétalmulk, sœur du calife Hakem. Avant que Baudelaire ou Mallarmé n’imposent le cygne comme symbole de l’homo duplex, Nerval opère une déclinaison du symbole de l’aigle, sans doute en partie sous l’influence de mythe napoléonien. Variation grotesque du bec aquilin, il faut également mentionner le membre ithyphallique du Caragueuz stambouliote. Organe ambivalent, ce dernier s’apparente à la fois à une qualité incomparable qui lui attire la sympathie irrépressible des femmes mais aussi à une malédiction au sein d’un réel niveleur, lequel fait peser sur l’acte de chair les stigmates du péché originel. Ces diverses variations sur le thème de l’excroissance témoignent peut-être symboliquement de l’attrait pour ainsi dire magnétique aimantant le corps à destination du vrai lieu, l’entraînant à quitter sa gaine matérielle.

L’exhibition organique (œil, nez, vit, etc…) représenterait alors l’expression allégorique de ce tropisme. En tout état de cause, cette excroissance tant physique que spirituelle, cette superfluité qu’un réel prosaïque entend réduire, revêt un caractère symbolique, prédisposant son

j’emportais dans ma pensée une impression plus grande encore que celle dont on est frappé au premier aspect des pyramides : leurs quarante siècles sont bien petits devant les témoins irrécusables d’un monde primitif soudainement détruit. » (NPl II, p. 414) On pourra opposer au traitement nervalien l’avis beaucoup plus mesuré du rédacteur des guides Joanne en 1861 mentionnant ce même site : le Gébel Mokattam dit « Forêt pétrifiée » :

« Au reste, c’est moins pour les pétrifications elles-mêmes que pour la vue du désert qu’on doit recommander cette excursion au touriste […], A. Joanne, E. Isambert, Itinéraire de l’Orient, Hachette, Paris, 1861, p. 995.

45 NPl III, p. 543.

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propriétaire à accomplir des actes exceptionnels. Au demeurant, l’impatience, l’orgueil ou autre manifestation liée au principe d’incontinence conduit ces glorieux inadaptés au réel à profaner en l’exhibant le trésor narcissique qu’ils auraient dû maintenir enfoui dans les entrailles d’une terre-mère protectrice. Cette variation autour de l’ «incontinence de l’imagination »46, ce manquement fondamental au précepte canonique des initiés aux mystères d’Egypte, à savoir

« la patience », conduit ces personnages à reproduire le geste de Saint-Thomas : « Toucher pour croire », c’est-à-dire mettre leur idéal à l’épreuve du réel.

Je retourne les dards contre le dieu vainqueur47.

Qu’il s’agisse du scripteur autodiégétique d’Aurélia, du je-poétique du sonnet

« Antéros » ou d’autres avatars de l’auteur, les héros nervaliens semblent chacun à leur manière perpétrer le même acte rebelle. Allégorie d’une subversion généralisée, ce geste se présente sous la forme d’une mini-séquence récurrente où le dominé lève le poing ou le bras, relève la nuque, prêt à se dresser pour accomplir un acte à la fois libérateur et profanateur.

Fondamentalement, c’est donc par un même geste que ces différentes figures, dans une phase exceptionnelle d’exaltation, revendiquent violemment leurs droits à l’encontre d’un principe tyrannique. Or, entre la révolte à caractère politique menée par un Hakem libérateur de son peuple et son obsession incestueuse qui lui impose comme une absolue nécessité un mariage adelphique avec sa sœur, nulle solution de continuité. En effet, mu par le même hybris, le personnage nervalien péchant par impatience tente « trop follement ou trop tôt la réalisation de (son) rêve »48 et projette dans l’ici-bas impur qui est son unique terrain d’action les chimères polymorphes de ses visions. Virtuellement sublimes, ses réalisations sont monstrueuses.

Rébellion politique, révolte phallique, rêve d’un logos tout puissant représentent les déclinaisons diverses d’une même motion. En transcrivant avec variations l’acte luciférien ou prométhéen perpétré par des personnages en grande partie inventés à partir de figures ethnoculturelles ou historiques, c’est lui-même que Nerval peint de biais, dans son acte créateur.

Le geste du héros rebelle redouble en effet métaphoriquement l’hybris poétique du logomane.

A la posture obscène du Caragueuz stambouliote, Polichinelle ou Diogène oriental appartenant

« presque toujours » à « l’opposition »49, au génie Adoniram rêvant de sculpter un sphinx qui

« fixe(rait) un regard implacable sur le ciel »50 correspond la posture luciférienne du bibliomane

46 NPl II, p. 546.

47 « Antéros », Les Chimères, NPl III, p. 647.

48 NPl II, p. 885.

49 Ibid., p. 650.

50 Ibid., p. 674.

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dressant sa bibliothèque comme une nouvelle tour de Babel. « La parole est le glaive à deux tranchants »51 proclame le scripteur d’une lettre semi-hallucinée à Alexandre Dumas en paraphrasant l’Apocalypse de Saint-Jean, conjuguant pouvoir des mots et puissance sexuelle.

Telle est la chimère latente du démiurge inconsolé, rêve d’une parole de feu à la puissance performative, rêve en partie réalisé par un Brisacier embrasé par le feu de sa tirade, embrasant en retour une scène, une salle et un public rendus paradoxalement à la vie, acte fou dupliqué par Hakem, nouveau Néron qui incendie sa capitale. La séquence allégorique récurrente précédemment évoquée, synthétisée par la formule d’Antéros que nous avons reproduite en épigraphe à ce paragraphe, se trouve déclinée presque à l’identique à un moment charnière de l’action d’Aurélia. En proie à un indicible orgueil, se fiant à la toute-puissance luciférienne du logos, le scripteur « lève le bras pour faire un signe qui (lui) semblait avoir une puissance magique »52. Las, dans la phrase narrative prototypique du récit nervalien dont le rythme est syncopé, l’acmé de la tension énergétique est amenée à retomber brutalement. Emblématique d’un « vrai » qui « est ce qu’il peut », la rébellion du héros est condamnée par les lois du réel.

C’est ainsi que le principe politique rebelle accouche de la Révolution française dont Nerval souligne l’aspect parricide ou fratricide, l’amour pur se traduit par le viol ou l’inceste, la puissance surhumaine du grotesque Caragueuz est frappée d’interdit. Quant au pouvoir poétique d’un logos sacré, Nerval ne cesse de constater qu’il est définitivement « rentr(é) dans la prose »53.

Ce qui scande la destinée de ces héros-avatars du moi nervalien, c’est en définitive le rythme syncopé d’une période en deux temps: une phase ascensionnelle où croît la tension, culminant par une forme de pic énergétique, laquelle est suivie par une brutale retombée:

dégonflement de l’énergie amoncelée et punition. En proposant un rythme de base -peut-être le rythme alternatif de la maniaco-dépression que certains critiques ont cru pouvoir déceler chez notre auteur ou encore d’une phase particulière de la psychose54- comme métaphore stylisée des apories du réel, Nerval esthétise de fait son mal, non sans ambiguïté, en le coulant dans un temps recomposé. A l’absurdité d’un temps réel, rythmé certes, tendu par les scansions

51 NPl III, p. 822.

52 Ibid. p. 720.

53 NPl II, p. 234.

54 En l’absence de diagnostic médical conforme aux critères psychanalytiques modernes, force est d’avoir recours à la conjecture. La maladie psychiatrique de Gérard Labrunie relève-t-elle comme l’affirme la thèse de psychanalyse de Roman Bernar Freiman en 1995 de la « psychose maniaco-dépressive » que la terminologie médicale actuelle requalifie de « troubles bipolaires » ou doit-elle être rangée parmi les structures psychotiques stricto sensu ainsi que le suggère par exemple Antonia Fonyi ? (art. cit, p. 164) La question n’est pas close. Seule certitude, notre auteur était en proie à des phases de délire longues et conséquentes qui font plutôt pencher la balance du côté de la psychose, structure psychique marquée tout comme la maniaco-dépression par des phases alternatives de manie et de dépression.

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incompréhensibles et incontrôlées de la manie, notre auteur oppose le temps stylisé d’une phrase narrative à la syntaxe cohérente, visant à substituer la logique, dont les pierres de touches sont le vraisemblable et le nécessaire, à la consécution chronologique. La mise en intrigue nervalienne correspond ainsi parfaitement à l’une des motivations essentielles du récit: la substitution du logique au chronologique qu’avait identifiée Roland Barthes:

Tout laisse à penser, en effet, que le ressort de l’activité narrative est la confusion même de la consécution et de la conséquence, ce qui vient après étant lu dans le récit comme causé par […]55

Nous verrons ainsi en particulier de quelle manière notre auteur, à travers la diversité de ses récits, en isolant et travaillant une phase unique de la sinusoïde mélancolique, parvient à jouer entre l’illusion toute romanesque du singulatif et les forces laminantes ou séduisantes du cercle itératif. De la même manière que Nerval vise à circonscrire l’aporie d’un espace menacé d’absurdité en tentant, par l’acte démiurgique de recomposition, d’en fixer les règles, jouant entre frénésie du décryptage et promenade superficielle, il tend également à rationaliser son rapport au temps. Si l’expérience effective du temps est vécue comme une indépassable dialectique entre rumination nostalgique et aspiration au changement, la reconfiguration d’un réel enrégimenté dans le moule d’une phrase narrative complexe correspond là encore à une forme de fixation rationnelle.