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Conclusion : de l’utopie dialogique à l’impensable colonisation

Nous avons donc pu envisager en quoi le traitement par Nerval de ce motif polymorphe du voile féminin oriental s’inscrivait à l’intérieur d’un mouvement utopique contrarié, oscillant entre geste d’approche enthousiaste à destination du bon objet : femme, terre, matière et mouvement de repli garantissant de la profanation et trouvant appui sur les symboles de délimitation que l’Orient musulman offrait à sa sagacité interprétative. Cette stricte délimitation des espaces le conduit également à envisager avec intérêt une lecture strictement symbolique du vrai, posant l’objet réel medium à équidistance de la matière et de l’idée, processus s’inscrivant par ailleurs dans une perspective philosophique de re-symbolisation, en contrepoint au mouvement général de désymbolisation auguré par un Hegel ou un Strauss et relayé en France par Victor Cousin, Michelet ou Edgar Quinet168. Si donc d’utopie orientale il est question, jeu didactique à dimension collective, leçon exotique à destination de l’Occident, ce tropisme de relativisation n’en est pas moins inabouti, rattrapé par les structures aporétiques d’une culpabilité polymorphe constante. Le message nervalien, invariablement, est dialogique.

Nous conclurons ce chapitre en tentant d’intégrer au sein de ce système menacé par l’aporie une réflexion sur le motif de la colonisation au sens large, cas particulier et historicisé d’implantation de l’homme dans la terre : de la dimension macrostructurale, géopolitique et mondiale au rêve d’expatriation individuelle, variante romantique à la fameuse expérience du

166 « I. Grèce », op. cit., p. 139.

167 « Je m’assis au pied du tombeau de Josaphat, le visage tourné vers le Temple : je tirai de ma poche un volume de Racine, et je relus Athalie. », ibid., p. 407.

168 Voir à ce sujet la mise au point de Frank Bowman dans son article « Symbole et désymbolisation », Romantisme, 1985, n°50, pp. 53-60.

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Candide de Voltaire. Si, idéologiquement, Nerval n’est pas sans éprouver un certain attrait pour une forme idéalisée d’Empire -sous l’égide d’un nouveau Charles Quint dont Abdul-Medjid 1er, idéalisé, représenterait l’actualisation ottomane- s’il considère les « Moghrabins algériens » comme d’authentiques « compatriotes »169 depuis 1830 et la prise d’Alger avec lesquels il serait fructueux de « frotter » nos cultures, il sait au demeurant que ce rapprochement interculturel et interreligieux est né de la violence. Le diariste du Voyage affirme en effet à plusieurs reprises la haine éprouvée par les Moghrabins à l’égard des Français170 et évoque indirectement la figure obscure des Spahis. Saturnin, personnage emblématique de la nouvelle Aurélia, en représente un exemple caractéristique ainsi que Françoise Sylvos l’a suggéré171, somatisant par la catatonie et l’anorexie une violence sans doute à la fois subie et exercée, phénomène que Lamartine, en dépit de ses convictions résolument colonialistes, dénonçait en 1846 à la tribune de l’Assemblée nationale, parlant même de système d’extermination. Certes, il serait anachronique de parler d’anticolonialisme en ce qui concerne Nerval. Qui l’était à l’époque dans les termes où nous pouvons l’entendre aujourd’hui ? Toutefois, il faut sans doute attribuer à notre auteur un sentiment d’empathie profonde à l’égard d’une terre-mère-Jocaste, souffrant des luttes intestines dont se rendraient coupables les avatars contemporains d’Etéocle et de Polynice.

Notons par ailleurs que Nerval se pose en permanence en soutien à l’esprit d’opposition du plus faible contre le plus fort. Tandis que les premières Chimères font mention d’un « Abdel-Kader qui rugit dans la poudre », d’un « Ibrahim »172 venant en 1840 d’être défait par une coalition européenne ou du Napoléon de l’exil, il accorde une place de choix dans sa relation viatique à ce fameux Caragueuz que nous avons précédemment évoqué en tant que symbole d’opposition.

Indirectement, il restaure l’honneur de cette marionnette que la maréchaussée coloniale française avait interdite de café en Alger, jugeant -certes non sans raison- qu’elle avait tendance à outrager de manière un peu trop concrète l’honneur du maréchal Bugeaud173. La mini-affaire Caragueuz avait donc pu de manière assez significative défrayer la chronique de la politique extérieure française pour qu’un long article lui soit consacré dans la Revue de l’Orient de 1843.

Elle était par la suite devenue une private joke pour les anticonformistes de tout poil, suffisamment mémorable pour que Champfleury s’en souvienne encore en 1888174.

169 NPl II, p. 332.

170 Ibid., p. 320.

171 Françoise Sylvos, op. cit., pp. 178-179.

172 « A Madame Ida Dumas », NPl I, p. 733.

173 Nous développerons ce propos dans le quatrième chapitre de notre seconde partie.

174 Champfleury évoque dans son Musée secret de la caricature « la vengeance qu’exerçait le bouffon contre le maréchal Bugeaud, le scandale qui se produisit et la haine contre les Français condamnés dans la personne de leur général aux yeux du peuple africain à une sorte de supplice du pal. », Musée secret de la caricature, Paris, Dentu, 1888, p. 72.

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Sur un plan plus général, si Nerval est donc méfiant à l’égard de ce processus moderne d’impérialisme colonial à dimension planétaire dont Lamartine a dénoncé les exactions dès 1846, c’est aussi et peut-être même surtout sur le plan du rapport entretenu par notre auteur au réel qu’il faut appréhender ce sujet. De fait, dans la logique nervalienne, toute tentative d’implantation de l’homme au sein de la terre est entachée de près ou de loin du risque de profanation, la guerre entre les hommes -ou la colonisation violente- n’en représentant que la version pour ainsi dire exacerbée. Notre auteur, quoique s’auto-définissant comme « Nazaréen d’Europe »175 se démarque ici radicalement du monolithisme idéologique d’un Chateaubriand qui, après avoir affirmé que l’érection de monuments constituait la gloire et la mémoire des grandes civilisations, rejetant comme une illusion immature la nostalgie arcadienne, proclame :

Je n’irai plus chercher une terre nouvelle qui n’a point été déchirée par le soc de la charrue, il me faut à présent de vieux déserts qui me rendent à volonté les murs de Babylone, ou les légions de Pharsale176.

Ce geste viril de l’homme civilisé qui colonise la terre : la fécondant en la déchirant de son soc, tel est justement l’acte à la fois désiré mais nécessairement tabou pour Nerval. Entre la force virile et la terre-matière maternelle, un voile protéiforme et mouvant doit s’interposer.

Ainsi se manifeste la loi de la matière, cette loi du corps qu’allégorise le mouvement du voile, selon la métaphore significative qu’un vieillard mystérieux propose au calife Hakem de Nerval:

« Le nuage qui te voile en ce moment, c’est le corps où tu as daigné descendre, et qui ne peut agir qu’avec les forces de l’homme »177. Faire fi de ce voile, « toucher pour croire », tenter le

« difficile hymen de la terre et de la famille »178 tel est bien pourtant le défi chroniquement lancé par Nerval à une matière chargée de symboliser l’idéal.

Si l’objet recherché de tout récit nervalien est donc une zone interdite, il est alors inévitable que le dénouement de cette quête soit invariablement ajourné. Nous allons ainsi nous intéresser à présent à cet élément central de la phrase narrative, « proposition » que le linguiste Jean-Michel Adam nomme « résolution » (Pn4) et qu’il corrèle à la « complication » (Pn2).

Tandis que le voile oriental allégorise le mouvement, le jeu consistant à tenter d’ébranler le statisme structurel d’un réel aporétique, cette autre variable d’ajustement : l’ajournement chronique de tout dénouement, variable majeure, mérite également d’être évoquée dans la mesure où elle aussi permet de jouer avec le déterminisme de la structure syntaxique fixe.

175 Ibid., p. 507.

176 Ibid., p. 140.

177 Ibid., p. 535.

178 NPl II, p. 459.

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Refuser de dénouer permet en effet à notre auteur de réinvestir la trame d’un récit unique en lui apportant à chaque fois une certaine modulation, ouverture du cercle vers la spirale.

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Chapitre 4 Le sens du dénouement

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