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La dimension implicite de l’intrigue, le statut problématique des actants

1 Une révélation

1.3 La dimension implicite de l’intrigue, le statut problématique des actants

1.3.1 Une intrigue principale ?

En ne précisant pas explicitement et de manière unilatérale la logique dynamique de son récit, Nerval joue sur la dialectique entre l’exhibé et le dissimulé, l’intime. Quel est, en effet, le héros de ce récit ? Soliman ? Adoniram ? Balkis ? Quelle en est l’intrigue principale ? L’apostasie du Roi des Hébreux ? Une histoire d’amour ? Le message et la postérité d’Adoniram, figure ancestrale de la Franc-maçonnerie, voire du socialisme ? Il est révélateur que le conte oriental se termine par un retour en force du personnage de Salomon, témoignant

27 « Il faut choisir : vivre ou raconter. », Jean-Paul Sartre, La Nausée, Paris, Folio, 1938, p. 231.

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du souci de l’auteur de se rattacher à l’une des motivations intertextuelles de départ née d’une faille dans l’écriture vétérotestamentaire : pourquoi Salomon a-t-il renié son Dieu ? En quoi cette apostasie aurait-elle partie liée avec la visite de la reine de Saba ? Le conteur nervalien peut conclure sans ambages :

Pour oublier la reine et donner le change à sa fatale passion, Soliman fit chercher partout des femmes étrangères qu’il épousa selon des rites impies, et qui l’initièrent au culte idolâtre des images28. Si l’acte configurant justifie ici a minima et in extremis la logique intertextuelle d’un texte se rattachant au vaste domaine des paraphrases ou des expansions bibliques, cette synthèse explicite cache mal la volonté sous-jacente de la part de Nerval de raconter sa propre histoire, indépendamment par ailleurs du message politique au sens large qui constitue une autre dynamique et que nous évoquerons dans les chapitres 5, 6 et 7 de notre première partie.

Pourquoi entourer ce mythos personnel de tant de voiles? Mentionnons tout d’abord une possible réticence à exhiber l’intimité sans tomber dans l’impudeur, écueil que déplore le biographe de Restif :

Le goût des autobiographies, des mémoires et des confessions ou confidences, -qui, comme une maladie périodique, se rencontre de temps à autre dans notre siècle, -était devenu une fureur dans les dernières années du siècle précédent29.

Comment en effet sans indécence oser endosser ce « terrible moi de Montaigne ou de Pascal »30 ? Outre ce risque, on pourrait aussi alléguer une autre raison : le Voyage en Orient dans son ensemble témoigne d’une volonté de maîtrise : prouver à la fois le talent littéraire mais aussi le rétablissement de la santé mentale et donc la mise à l’écart de toute mention explicite des chimères obsédantes. Plus profondément, il semble surtout que Nerval ait su tirer parti, avant de se livrer plus tard à l’expression davantage assumée d’une voix autobiographique, des contraintes d’un masque oriental autorisant avec vraisemblance une approche des fantasmes intimes les moins dicibles. On a vu de quelle manière se masquer sous les traits du calife Hakem, notoirement fou, lui permettait de superposer la pulsion érotique incestueuse coupable et l’acte protecteur de mise à distance ainsi que d’idéalisation de la femme. L’expression d’une telle conjugaison de pulsions antagonistes aurait été rendue problématique sous la plume dûment attestée d’un « je » autobiographique, engoncé dans son statut élégiaque ou humoristique. En s’affublant d’une identité de substitution: «idéal du moi»31 incarné par Adoniram, Nerval

28 NPl II, p. 769.

29 Ibid., p. 995.

30 Ibid., p. 1200.

31 On rappellera la distinction lacanienne reprise par Gabrielle Chamarat-Malandain dans Nerval ou l’Incendie du théâtre entre « moi idéal » et « idéal du moi ». « Le moi idéal (Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la

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projette sous la forme d’un psychodrame allégorique le canevas de son drame intime. Le détour oriental permet en premier lieu d’approcher de la manière la plus adéquate possible de la nature essentiellement intangible de l’objet caché, nébuleuse protéiforme d’un objet d’amour à jamais perdu pour le mélancolique. Prodrome à la nouvelle Sylvie qui, comme nous l’avons envisagé, présente des structures narratives comparables, l’Histoire de la Reine du matin approche peut-être davantage de l’identité protéiforme et littéralement inhumaine de cet objet perdu que dans le cadre de la nouvelle valoisienne. A l’anthropomorphisme et aux filtres culturels des scènes

« nocturnes » de Sylvie32 -Adrienne qui chante puis qui incarne un ange en jouant un mystère- le conte oriental préfère un univers minéral pétrifié, non humain, antérieur même à toute vie organique. Nerval tire, de fait, parti de deux « vraisemblances » génériques distinctes d’un texte à l’autre. L’espace occulte incarné, personnifié par Adrienne correspond au registre élégiaque, tel qu’il fut théorisé par Schlegel -auteur d’ailleurs traduit par Nerval- puis popularisé par exemple par Lamartine, lequel associe un visage féminin à un paysage marqué par l’absence.

L’ailleurs oriental, en revanche, prend appui sur un imaginaire caïnite, mi-partie d’orientalisme classique inspiré par d’Herbelot mi-partie de variations intertextuelles autour de la Genèse ou du Livre d’Hénoch. Cette nébuleuse culturelle était très en vogue dans les années 1840, engouement dont témoigne un spectacle du Diorama intitulé Le Déluge dont Nerval se fit le chroniqueur et que transcrit un article de l’Artiste du 15 septembre 184433. A l’incarnation élégiaque, souvenir-écran qui cristallise le manque sous les traits d’une femme-œuvre d’art, l’imaginaire d’Hénochia oppose une redéfinition « élémentaire » de l’actant : non plus femme mais « grand spectacle joué par les éléments : l’air, l’eau, la terre, le feu, ces quatre antiques personnages »34. Labile à toute influence, Nerval s’inspire de la culture de son temps -fût-elle de consommation- pour composer son univers intime. L’évocation d’une forêt minérale composée de colosses pétrifiés permet au diariste mélancolique de donner une forme et une esthétique paradoxales à cet auto-enfermement narcissique qui le rattache à l’indépassable imago maternelle. La déclinaison d’un univers minéral et pétrifié s’inscrit dans cette zone

psychanalyse : « Formation intrapsychique que certains auteurs, la différenciant de l’idéal du moi définissent comme un idéal de toute-puissance narcissique forgé sur le modèle du narcissisme infantile ») est, pour Lacan, une formation narcissique trouvant son origine dans le stade du miroir et appartenant au registre de l’imaginaire.

Par opposition, l’idéal du moi est un idéal socialisé, un « modèle » permettant au sujet son insertion dans le monde social. » (Gabrielle Chamarat-Malandain, Nerval ou l’incendie du théâtre, Paris, Corti, 1986. p. 160)

32 Rappelons que Nerval rattache de manière explicite Sylvie au genre du roman rustique mis à l’honneur par George Sand, partant aux registres et poncifs implicites afférents.

33 N’oublions pas les nombreuses créations autour du mythe de Caïn qui fascine la génération romantique et dont Nerval se fait le compilateur dans son commentaire du spectacle du Diorama. Il mentionne successivement Les Amours des anges de Thomas Moore, Caïn de Lord Byron puis le plus ancien Paradis Perdu de Milton et la Chute d’un ange de Lamartine, NPl I, p. 841.

34 Ibid., p. 840.

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fantasmatique qu’Antonia Fonyi définit en ces termes : « cette « invincible déesse » […]

représente l’imago de la mère primitive celle dont le corps sans structures, sans contours, indéfini, infini, universel, donne la vie et la mort »35. Avant que Baudelaire n’ait popularisé le paradoxe des fleurs maladives, Nerval entend déjà magnifier sous la forme de « fleurs » minérales infernales la terre gaste de la mélancolie, lieu du deuil impossible d’un objet essentiellement absent.

1.3.2 Quel est l’actant-sujet principal?

Avant d’envisager en quoi la transcription de l’univers enfoui du lieu clos sous la forme de trois scènes fantasmatiques évolutives s’inscrit dans une esthétique et une rhétorique du grotesque sublime, nous nous questionnerons sur une autre ambiguïté que maintient à dessein le caractère non-explicite du dénouement du récit. La difficulté à reconnaître une trame narrative spécifique se double en effet pour le lecteur d’une ambiguïté à s’identifier de manière unilatérale à un personnage. Si un lecteur idéal36 familiarisé avec la structure mythique du récit nervalien peut identifier le caractère conclusif de la disparition des chimères adoniramites, il lui faut également décoder le sens d’une scission quadripartite des actants. Nerval dissimule en effet également sa confidence en clivant son identité composite sous la forme d’un véritable psychodrame. En scindant le personnage global de Salomon en deux entités opposées mais complémentaires, notre auteur se projette de fait doublement. Certes, la plupart des commentateurs l’ont assimilé au fondeur architecte et statuaire Adoniram mais on pourrait également identifier de secrètes affinités entre le vieillissant Soliman arcbouté à sa volonté angoissée d’immortalité, solidement arrimé à la matière et un diariste déplorant également la fuite de ses jeunes ans, fasciné tout comme le roi hébreux par les vertus de régénération promises par la déesse Isis. D’ailleurs, si l’on reprend les termes du Carnet du Caire, document faisant office de témoignage lacunaire d’une genèse de l’œuvre, Adoniram n’est autre que « le double de Salomon »37, son nom ne représentant d’ailleurs qu’un hapax38 au sein de l’œuvre nervalienne alors que la figure de Salomon apparaît quant à elle comme une constante, intégrée de manière significative à la famille mythique dont se réclame le scripteur d’une version manuscrite d’Aurélia39. Tout se passe d’ailleurs comme si Soliman et Adoniram se contaminaient réciproquement. Parallèlement à la trajectoire du fils du feu qui, faisant

35 Michel Brix, Claude Pichois, Gérard de Nerval, Paris, Fayard, 1995, p.209.

36 Le terme est à envisager dans le sens forgé par Umberto Eco dans son ouvrage de référence Lector in fabula.

37 NPl II, p. 847.

38 Nous nous autorisons à adapter ce terme de spécialité relevant de la lexicologie à notre analyse à caractère narratologique.

39 NPl I, p. 754.

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l’expérience de la matière, abandonne son culte « idolâtre » de l’image pour une expérience sans retour de la vie, Soliman -secrètement séduit non seulement par Balkis mais peut-être aussi par le jeune artiste qu’il trouve « très beau »40 - embrassant par dépit le paganisme est initié par ses « femmes étrangères » « au culte idolâtre des images »41. Nous verrons dans la seconde partie de ce chapitre à quel point en termes psychologiques mais aussi politiques au sens large les identités des deux personnages sont étroitement imbriquées, à l’image du symbolique temple de Jérusalem dont Salomon est l’architecte et Adoniram le statuaire42. En nous interrogeant plus loin sur la spécificité des séquences de « visions » qui scandent le conte oriental et qui ne transcrivent en focalisation interne que les perceptions du seul Adoniram, nous pourrons cependant considérer la récurrence de ce mode de perception comme un critère décisif de définition du personnage comme actant/sujet principal. Cette dualité masculine revêt comme en miroir sa contrepartie partielle dans le clivage manifeste qui scinde lui aussi l’objet féminin en deux parties distinctes. A la terrestre Balkis, qui, quoique reine est également voire avant tout femme de chair et de sang, partie prenante de la zone duelle du réel, s’oppose la chimère du lieu d’attraction protéiforme nécessairement absent. Précisons à ce titre que la reine est soumise aux erreurs de jugement : don sacrilège de l’anneau familial à Salomon, foi absolue en la raison, coquetterie, souci terrestre de la séduction, mauvaise lecture des signes. Comment, arguant de dons de voyance, n’anticipe-t-elle pas la mort de son époux ? Rappelons également que ce n’est qu’en raison d’une méprise qu’Adoniram assimile Balkis à la déesse Isis, confondant la déesse et la femme :

Déesse adorable et funeste !...Hélas ! Pourquoi faut-il que mes yeux aient vu cette perle de l’Arabie !43

Ce n’est qu’au stade cauchemardesque du dénouement sur lequel nous nous penchons que le héros prend conscience d’une incontestable dualité féminine, partition dont atteste la mort de la chimère. Indéniablement en effet, quelque chose meurt dans ce dénouement

40 NPl II, p. 750.

41 Ibid., p. 768.

42 Plus précisément, les deux hommes mettent en concurrence au sein même de l’espace intérieur du Temple – zone hybride- les statues qu’ils ont l’un et l’autre conçues : sous l’œil critique de Balkis dont la préférence va évidemment à l’art caïnite, les chérubins dorés du matériel Soliman s’opposent aux chimères de l’artiste mélancolique. En ce qui concerne le caractère complémentaire des personnages d’Adoniram et de Soliman, relevons encore la note très significative des Carnets du Caire témoignant de la genèse textuelle : « les effluves de l’un à l’autre. Les meilleures parties de lui allaient animer l’autre. (antipodes) », NPl II, p. 848.

43 NPl II, p. 699.

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implicite, fût-ce ce territoire du rêve -autre réel, incarné pour le rêveur et que tue la prose- évoqué par le diariste au Caire :

Il est certain que le rêve est une seconde vie dont il faut tenir compte. […] On rit beaucoup en France des démons qu’enfante le sommeil, et l’on n’y reconnaît que le produit de l’imagination exaltée ; mais cela n’en existe-t-il pas moins relativement à nous, et n’éprouvons-nous pas dans cet état toutes les sensations de la vie réelle ?44

Le rêve ou son équivalent la folie ? dont on sait que le célèbre aliéniste Jacques-Joseph Moreau de Tours la définissait comme « le rêve de l’homme éveillé »45.

De quelle manière l’auteur entendait-il que le lecteur interprète ce dénouement, en particulier sur le plan axiologique : triomphe ou désastre ? De toute évidence, le lecteur est ici mis face à une situation où il lui est bien difficile de conclure de manière unilatérale. Ainsi que nous l’envisagerons dans notre chapitre 2.2, ce sont bien deux réalités qui semblent ici se conjuguer: d’une part, une vérité terrestre en fonction de laquelle Balkis commettrait effectivement des erreurs ; d’autre part une réalité littéralement surnaturelle. « A son insu »46, chacun des personnages serait alors manipulé par une puissance transcendante, inaccessible au demeurant au jugement purement humain.

2 Le grotesque sublime : esthétique et syntaxe.

Après avoir envisagé en quoi la sagacité du lecteur était sollicitée afin qu’il identifie comme dénouement la transcription exempte de tout commentaire de l’évanouissement des chimères dans la conscience d’Adoniram, nous voudrions tenter d’inscrire ce moment fondamental à l’intérieur de la syntaxe globale de la phrase narrative nervalienne, agencement structurel indissociable d’enjeux esthétiques et éthiques. Troisième et dernier terme d’une séquence nocturne, visions intimes d’un univers « grotesque » au sens littéral du terme, cet événement est à inscrire à l’intérieur d’une démarche paradoxale visant à ériger comme crédo esthétique et posture éthique le grotesque sublime.