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Le grotesque sublime : un paradoxe

1 Une révélation

2.1 Le grotesque sublime : un paradoxe

2 Le grotesque sublime : esthétique et syntaxe.

Après avoir envisagé en quoi la sagacité du lecteur était sollicitée afin qu’il identifie comme dénouement la transcription exempte de tout commentaire de l’évanouissement des chimères dans la conscience d’Adoniram, nous voudrions tenter d’inscrire ce moment fondamental à l’intérieur de la syntaxe globale de la phrase narrative nervalienne, agencement structurel indissociable d’enjeux esthétiques et éthiques. Troisième et dernier terme d’une séquence nocturne, visions intimes d’un univers « grotesque » au sens littéral du terme, cet événement est à inscrire à l’intérieur d’une démarche paradoxale visant à ériger comme crédo esthétique et posture éthique le grotesque sublime.

2.1 Le grotesque sublime : un paradoxe.

Voué à rendre un culte à l’absence, l’art caïnite d’Adoniram, sculpteur et statuaire, consiste à peupler l’intolérable vide -cette place que la mort de Dieu a laissée vacante selon le

44 Ibid., p. 274.

45 Jacques-Joseph Moreau de Tours, De l’Identité de l’état de rêve et de la folie, Annales médico-psychologiques, 1855, Troisième série, vol.1, p. 402.

46 NPl II, p. 693.

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biographe de Quintus Aucler47- d’allégories qu’il dote de vie. Tant que dure l’illusion, c’est-à-dire que se maintient la distance entre le sujet et l’objet, l’allégorie d’une chimère incarnée se décline sous forme matérielle et artistique. Adoniram énonce de manière très claire les canons de son art : poser la figure d’un sphinx souriant lequel fixe le ciel en signe de défi, symbole d’une rébellion généralisée comme fondement de son éthique et de son esthétique. Jusqu’à quel point cet anti-crédo paradoxal, à la fois esthétique, mais aussi idéologique, lequel naît du refus, de la négation, pourrait-il être constructif ? Rappelons en premier lieu, un célèbre passage de la Préface de Cromwell :

Dans la pensée des modernes, au contraire, le grotesque a un rôle immense48. Les propos d’Adoniram semblent faire écho à cette affirmation :

[…] à côté de l’homme et des animaux existants, que ne cherches-tu de même des formes inconnues, des êtres innommés, des incarnations devant lesquelles l’homme a reculé, des accouplements terribles, des figures propres à répandre le respect, la gaieté, la stupeur ou l’effroi !49

Née de visions non datables au sein d’une grotte mythique libanaise, berceau pour Nerval de tous les cultes, cette esthétique vise, dans un mouvement révolutionnaire carnavalesque, à réinvestir le grotesque de manière positive. En s’emparant de ce crédo emblématique du second romantisme, Nerval-Adoniram, ramenant le terme à son étymologie renaissante -ce « grottesque » né des fouilles archéologiques de la Domus Aurea- en dépouille tout aspect ridicule ou comique et invente, en écho au Victor Hugo de la Préface de Cromwell un « grotesque sublime ». En posant comme « tradition » de son art de la statuaire la reproduction de monstres : « sphinx », « cynocéphales », etc., créatures procédant d’un

« accouplement terrible », Nerval alias Adoniram entend ainsi opérer un réinvestissement axiologique à l’égard de notions discréditées par les doxas classiques. Il ne s’agit pas seulement ici, à l’instar de la démarche présidant aux Grotesques de Gautier, aux Excentriques de Champfleury ou à ses propres Illuminés, de réhabiliter la mémoire d’auteurs injustement oubliés en « restaur(ant) de vieilles toiles »50 mais de manière plus ambitieuse encore d’opérer un absolu renversement axiologique : le laid, le monstrueux sont érigés en sublime. De toute évidence, Nerval s’inspire comme bon nombre de ses contemporains du « grottesca » renaissant. Aussi est-il significatif que notre auteur décline certains des motifs ornementaux

47 « L’objet détruit, il reste la place, encore sacrée pour beaucoup d’hommes. », NPl II, p. 1138.

48 Victor Hugo, Œuvres complètes, Cromwell, Hernani, Librairie Ollendorff, 1912, [Volume 23] - Théâtre, tome I, p. 16.

49 NPl II, p. 675.

50 NPl II, p. 885.

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emblématiques de cette esthétique à caractère initialement décoratif tels que la chimère ou l’arabesque. Or, ce qui distingue le Nerval de l’Histoire de la Reine du matin de l’approche par exemple de son ami Gautier, est qu’il nie le contraste et la partition entre le centre sublime et les marges grotesques, dialectique déjà évoquée de manière significative par Montaigne lequel pose cet art du contraste comme métaphore de sa propre démarche de composition narrative51. A l’unisson de sa génération, Nerval ne cesse d’affirmer son engouement pour une esthétique du contraste, ne serait-ce que celle qui oppose de manière emblématique l’ombre à la clarté, la brune et la blonde, etc. Pour ce qui concerne L’Histoire de la Reine du matin en revanche, tout se passe comme si la marge grotesque en devenant sublime avait rendue caduque l’existence du centre et lui avait substitué ses valeurs, utopie luciférienne d’une réhabilitation esthétique indissociable d’enjeux politiques et sociaux comme nous l’envisagerons.

De cette annexion par la marge des valeurs dominantes témoigne le conteur de la légende quand il prédit, par la bouche de Balkis, une postérité toute classique à cette anti-esthétique. La reine visionnaire complimente l’artiste hétérodoxe et s’oppose implicitement à un Soliman arcbouté à son néo-classicisme hiératique :

Si votre œuvre est belle et sublime, affirma la reine avec entraînement, elle sera orthodoxe et pour être orthodoxe à son tour, la postérité vous copiera52.

Ce relativisme esthétique est évidemment à opposer aux canons classiques, d’Horace à La Bruyère, et indirectement à l’anachronisme d’un XIXème siècle cherchant à s’y rattacher.

De manière plus significative encore, Nerval se démarque ici du Victor Hugo de la préface de Cromwell pour lequel le grotesque, aussi fondamental soit-il pour la pensée moderne, reste distinct du sublime avec lequel il crée une dialectique féconde. Certes, selon le rédacteur de la Préface, sous l’œil surhumain du Créateur, le laid est relatif, représentant « un détail d’un grand ensemble qui nous échappe et qui s’harmonise non pas avec l’homme mais avec la création toute entière. »53 Pour Nerval alias Adoniram en revanche, nulle laideur, partant nul comique

51 En envisageant son livre sous la forme d’un tombeau à La Boétie, Montaigne définit sa composition comme un art du contraste rappelant le grotesque pictural : au centre sublime de l’ouvrage où devait initialement être enchâssé L’Essai sur la servitude volontaire de l’ami défunt s’opposent comme excroissances fantasques les Essais de l’ami survivant. Relevons à titre indicatif ce passage de De l’Amitié (I, 28) où le philosophe insiste sur cette esthétique du contraste : « Considérant la conduite de la besogne d’un peintre que j’ai, il m’a pris envie de l’ensuivre. Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroi pour y loger un tableau élaboré de toute sa suffisance ; et le vide tout autour, il le remplit de grotesques, qui sont peintures fantasques, n’ayant grâce qu’en la variété et étrangeté. Que sont-ce aussi ici, à la vérité, que grotesques et corps monstrueux, rapiécés de divers membres, sans certaine figure, n’ayant ordre, suite, ni proportion que fortuite ? », Michel de Montaigne, Essais, I, 28.

52 NPl II, p. 655.

53 Victor Hugo, op. cit., p. 19.

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si l’on suit la leçon de la Poétique d’Aristote54, ne procède de cet art chimérique mais une

« terreur enivrante », susceptible d’inspirer « respect, gaieté, stupeur ou effroi » Il s’agit, dans une perspective carnavalesque et/mais sérieuse d’inverser, dans un geste luciférien ou caïnite, les polarités en place : Adonaï devient Kaïn, l’ouvrier devient roi, l’enfer paradis, etc. Si nul comique n’est donc suscité par la représentation chimérique, le lecteur peut toutefois déceler, en adoptant une posture de lecture surplombante de l’œuvre, une forme d’ironie tragique de la part de l’auteur. Au moment où Adoniram, Christ aux Oliviers à rebours appelle en vain sa divinité tutélaire, l’allégorie matérialisée, sublimée trahit en disparaissant sa véritable essence, laquelle est abstraite. « (Prendre) au sérieux les inventions des poètes »55 ainsi que l’affirme le scripteur d’Aurélia, combler la place vide laissée par la mort de Dieu en la garnissant de monstrueux enfantements à l’image d’un Prométhée père incestueux d’une hybride Pandora, telle est bien la chimère -toute abstraite et cérébrale- de Nerval. En posant la création de chimères comme crédo artistique, Nerval n’est pas sans s’essayer à récrire l’ « Eloge de la Folie »56, dessein évoqué par le préfacier des Illuminés. C’est bien en définitive la grimace du fou, dans un geste de rébellion luciférienne, qu’il s’agit de restaurer dans sa splendeur.