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L’ouverture centrifuge ludique et érotique : espoirs et limites

3 La dialectique de l’ouverture et du repli

3.1 L’ouverture centrifuge ludique et érotique : espoirs et limites

3.1 L’ouverture centrifuge ludique et érotique : espoirs et limites.

3.1.1 Interpréter, réhabiliter et subvertir un motif culturel et religieux.

Ce sont des nonnes gracieuses69.

Il est significatif que Nerval ouvre son séjour oriental stricto sensu par l’évocation du voile des femmes du Caire. A un symbole que l’Occident considère de manière quasi-consensuelle comme l’apanage d’une tradition patriarcale tyrannique, Nerval entend opposer

67 Le « djilbâb » (« mante ») est mentionné dans la sourate 33 Al Ahzâb, verset 59.

68 Indication marginale indiquée en regard du sonnet « Artémis », en référence à la pierre de Bologne, termes signifiant de manière littérale « non marié ».

69 NPl II, p. 260.

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une interprétation plus nuancée. A la leçon chateaubrianesque évoquée dans la première partie de ce chapitre qui assimile tyrannie religieuse, despotisme politique et asservissement féminin, notre auteur oppose les nuances d’une interprétation à caractère paradoxal. Ne nous trompons cependant pas : il ne s’agit pas pour notre auteur de considérer les fondements idéologiques ou religieux présidant à l’impératif du voilement comme des bénédictions. Il affirme, au contraire, à plusieurs reprises, que ces prescriptions s’apparentent à des diktats : relevons, ainsi, l’emploi significatif de l’expression « édits […] rigoureux »70 ou encore la condamnation sans concession émise par l’observateur des spectacles populaires ottomans, lequel regrette que les maris stambouliotes n’autorisent pas leurs femmes à assister au théâtre d’ombres chinoises.

L’implicite culturel représente, de fait, un fondement tellement ancré dans les consciences occidentales qu’il n’appartient pas à Nerval de s’en faire à son tour le porte-parole, serait-ce de la manière la plus nuancée. S’il ne nie pas absolument le caractère oppressif du voilement féminin, le voyageur entend en effet en premier lieu en relativiser l’interprétation occidentale.

Visant à réhabiliter un Islam trop souvent injustement décrié, le diariste entend, d’une part, inscrire ce fait culturel et religieux à l’intérieur d’un ensemble plus vaste, d’un système qu’il s’agit d’interpréter, et d’autre part montrer qu’en butte à l’interdit, les femmes cairotes rebelles au pouvoir phallocrate subvertissent le signe carcéral, trouvant même le moyen de le transformer en support à la séduction. Certes, on perçoit bien la volonté de la part de Nerval, amateur de paradoxe, de jouer avec la doxa, de s’amuser, sous les yeux émoustillés du lecteur -ou de la lectrice- de La Revue des deux mondes à investir le djelbâb coranique de virtualités contraires à sa fonction. Toutefois, ce souci d’insérer un filtre : synonyme d’interdit et de protection entre le regard masculin et l’objet polymorphe du désir, synthétise l’un des enjeux fondamentaux du rapport que notre auteur entretient à l’égard de l’univers féminin. Comment appréhender le réel dans sa matérialité tout en lui conférant l’épaisseur du sacré ? Comment approcher de cet objet potentiellement divin sans exercer sur lui la pression d’un désir charnel irrémédiablement criminel ?71 Tel est bien l’enjeu de cette insistance complexe, axiologiquement ambivalente, de Nerval à l’égard du motif du voile. Il est à ce titre révélateur que l’évocation du signe culturel tel qu’il se décline dans ses diverses actualisations orientales : borghot et sémélé des femmes du Caire, ferédjé stambouliote, s’inscrive à l’intérieur d’une dynamique alternative : jeu récurrent et consécutif entre dévoilement et voilement, ouverture et

70 Idem.

71 Relevons cette réflexion émise par le diariste attestant d’une part de la culpabilité pesant sur la chair en Occident, de l’espoir conjuratoire présenté par l’Orient d’autre part : « Il ne faut pas appliquer nos idées à ce qui se passe en Orient, et croire qu’entre homme et femme une conversation devienne tout de suite…criminelle. », NPl II, p. 430.

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fermeture. Ce jeu : métaphore du rapport de Nerval à un « vrai » qui est « ce qu’il peut », s’apparente à une forme de chorégraphie, danse quasi-nuptiale voire érotique, chaste strip-tease, alternat entre exhibition et dissimulation où tentent de se conjuguer chasteté et sensualité.

3.1.2 Sous le signe de Dom Juan : parade amoureuse, jeux de projection, érotisation paradoxale.

[…] l’habit mystérieux des femmes donne à la foule qui remplit les rues l’aspect joyeux d’un bal masqué [...]72

3.1.2.1 Stéréotypes et posture d’écriture masculine.

En interprétant le voile islamique comme un support à la « coquetterie »73, Nerval s’inscrit indirectement à l’intérieur d’une posture intertextuelle d’écriture occidentale que l’on pourrait qualifier de masculine. Sous l’égide de Dom Juan, un certain nombre d’écrivains-voyageurs européens s’amusent à conférer à la foule voilée des femmes du Levant le caractère joyeux et libertin d’un bal masqué digne du Théâtre des Variétés de Paris. Ce sont alors autant de dominos aguicheurs esquissant des manœuvres de séduction faussement ingénues qui semblent graviter autour de nos auteurs. Cette posture d’écriture à destination d’un public de lecteurs majoritairement parisien et habitué des spectacles conjugue ainsi contresens culturel et stéréotype bien ancré concernant l’éternel féminin. Si l’Orient passe pour un autre monde, porteur de valeurs antithétiques à celles de l’Europe, la femme, de son côté, resterait universelle dans son besoin constitutif de séduire. Cette projection d’un regard masculin chargé de l’implicite de son propre désir sur le jeu prétendument entretenu par la femme orientale avec son voile est déjà présente en 1811 dans la relation viatique de Castellan à Constantinople, dont nous nous proposons de citer un extrait révélateur :

[…] leur tête est entourée, à plusieurs reprises, d’un voile de mousseline, qui ne laisse apercevoir que leurs yeux ; mais la coquetterie, qui est dans tous les pays plus forte que la crainte, brave les défenses, excite le désir, et indique aux femmes le moyen de faire apercevoir leurs attraits. […] Ces coups d’œil mystérieux et jetés à la dérobée, ces légères faveurs que les femmes savent si adroitement distribuer, mille invention pour hâter et ralentir leur marche, la tête qui se détourne en passant, un geste significatif et imperceptible, font connaître à l’étranger les plus secrets mouvements de la curiosité, du désir de plaire et quelquefois de l’amour74.

De la même manière, Gautier sacrifie lui aussi une quarantaine d’années plus tard à cette posture d’écriture stéréotypée. Si la foule féminine des rues de Constantinople paraît au premier

72 Ibid., p. 261.

73 En observant, dans la montagne libanaise, la pâleur contrôlée du visage des femmes druses, Nerval conclut hardiment : « […] on pourrait croire que l’habitude de se couvrir le visage est, avant tout, chez les Levantines, une question de coquetterie. », Ibid., p.487.

74 A. L. Castellan, Lettres sur la Morée, l’Hellespont et Constantinople, 2de édition, Paris, Nepveu, 1820, p. 158.

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abord un tout indifférencié : « Le feredgé et le yachmack, dans les premiers temps, font sur le voyageur l’effet du domino au bal de l’Opéra. […] »75, le regard masculin s’ajustant progressivement à son objet oriental permet de distinguer ensuite des éclats de beauté qu’on a soin d’exhiber à son intention :

Le feredgé qui cache (l)es formes peut aussi les accuser : (l)es plis serrés à propos dessinent ce qu’ils devraient voiler ; en l’entrouvrant sous prétexte de le rajuster, une coquette turque (il y en a) montre quelquefois, par l’échancrure de sa veste de velours brodé d’or, une gorge opulente à peine nuagée d’une chemise de gaze […]76

De fait, cette lecture du corps féminin n’est pas spécifique à l’univers oriental mais s’apparente à une forme de déclinaison exotique de la revue de détail semi-érotique d’un Dom Juan mondain habitué aux salles de spectacle. La réflexion du Gaulois égaré sur les rives du Bosphore est d’ailleurs révélatrice d’une habitude bien établie :

En marchant à pas lents au milieu de la chaussée, je pus passer en revue tout à loisir cette galerie de beautés turques comme j’aurais inspecté une rangée de loges à l’Opéra ou au Théâtre-Italien77.

Mentionnons pour achever ce panorama consacré à la coquetterie une réflexion de William Lane qui lit dans la démarche chaloupée des hanoun cairotes le signe d’une coquetterie invétérée :

Their coquetry is exhibited, even in their ordinary gait, when they go abroad, by a peculiar twisting of the body […] The motion here described they term ghoon’g78.

3.1.2.2 La version nervalienne : les limites du donjuanisme.

Ainsi que nous l’avons affirmé, Nerval s’inscrit également dans cette posture donjuanesque proche du cliché. A l’instar de Castellan, il évoque ce jeu à la fois spatial et amoureux, par lequel la femme orientale semble laisser émerger à dessein des zones éparses d’une beauté principalement cachée. L’élément occultant, qualifié de manière significative de

« barrière » puis de « remparts » joue a contrario le rôle de stimulant à une communication érotique d’autant plus excitante qu’elle est tacite. S’inscrivant dans une posture auctoriale masculine, le diariste nervalien enthousiaste ne peut pas -ou ne veut pas- s’imaginer qu’en réaction à un tel dispositif d’occultation, la femme, rebelle dans l’âme, séductrice par nature, n’aspire à adresser à l’étranger un message amoureux. De toute évidence, c’est bien cet étranger

75 Théophile Gautier, Constantinople, Paris, Lévy, 1853, p. 164.

76 Ibid., p. 165.

77 Idem.

78 E-W. Lane, Account of the Manners and Customs of the Modern Egyptians, 1, London, Cambridge editions, 1836, p. 237. Nerval a soin de traduire ces réflexions, sans doute aidé par Eugène de Stadler, dans l’appendice de son Voyage : « On remarque leur coquetterie jusque dans leur démarche ; lorsqu’elles sortent, elles savent donner à leur corps un mouvement ondulatoire tout particulier que les Egyptiens nomment ghung. » (NPl II, p. 805)

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qui projette l’énergie de son propre désir dans les pupilles fantasmatiques de l’objet féminin convoité, affirmant de manière péremptoire :

[…] c’est derrière ce rempart que des yeux ardents vous attendent, armés de toutes les séductions qu’ils peuvent emprunter à l’art79.

Il est très probable qu’à ce stade augural de la relation viatique, Nerval sacrifie plus ou moins à un horizon d’attente de lecteurs friands de surprises exotiques, attentifs aux

« aventures » qui ne peuvent manquer de survenir au narrateur des « Femmes du Caire ». Ceux-ci en seront globalement pour leurs frais ! S’il s’agit donc de prolonger la logique

« sentimentale » des Amours de Vienne en terre d’Islam, il est également attendu du diariste qu’il se livre à une description circonstanciée des costumes levantins, ainsi que de tout ce qui relèverait de la couleur locale. Sacrifiant donc à cet impératif, Nerval prend en particulier un plaisir excentrique -non dénué d’une charge sensuelle paradoxale- à décrire et mettre en valeur certaines parties du corps féminin injustement délaissées par les canons habituels occidentaux.

Le diariste esquisse ainsi des amorces de blasons paradoxaux en l’honneur de « mains ornées de bagues talismaniques », de « bras de marbre pâle », de « pieds nus chargés d’anneaux »80. Toutefois, parallèlement à ce qui s’apparente à un exercice de style correspondant à un attendu incontournable de la relation viatique orientale, Nerval confère à sa description des femmes du Caire la dynamique alternative et contradictoire d’un désir croissant puis contrarié. Percevant, dans une perspective que certains auteurs contemporains ont pu qualifier de pré-ethnologique la nature dialectique d’un univers musulman régi par un strict clivage entre halâl et harâm, ce qui est licite et ce qui est interdit (réservé à l’initiation)81, le diariste, en procédant à la description des femmes du Caire, joue à se rapprocher puis à s’écarter de la zone interdite. Ce portrait éclaté de la foule féminine est en effet régi par une dynamique implicite : succédant à la revue des « mains » puis des « bras », les « pieds nus chargés d’anneaux dont les chevilles résonnent » s’éloignent déjà de la stricte doxa, Nerval ayant soin de souligner à plusieurs reprises que le Coran interdit « aux femmes » « de faire du bruit avec leurs pieds de manière à découvrir les ornements qu’elles doivent cacher »82. Point culminant de cette phase

79 NPl II, p. 261.

80 Nerval réinvestit au Liban cet éloge paradoxal du pied féminin, éclat de beauté sensuel protégé de la profanation par le filtre occultant du voile : « Des femmes qui marchent à peine, qui se livrent plusieurs fois le jour à des ablutions parfumées, dont les chaussures ne compriment point les pieds, arrivent, on le conçoit bien, à rendre leurs pieds aussi charmants que leurs mains […]», NPl II, p. 490.

81 Relevons la précision significative que nous livre Nerval, percevant de manière très nette la particularité d’un monde culturel où des barrières quasi-législatives séparent l’interdit et le licite pour tous les actes de la vie, y compris dans le cadre privé : « […] Voilà ce qu’il est permis d’admirer, de deviner, de surprendre[…]», Ibid., p.

261.

82 Ibid., p. 796.

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ascensionnelle ludique et proche de l’érotique, la contemplation des yeux marque un seuil de rupture, point pivotal où le désir innocent se charge d’ambivalence, préfiguration à un repli sécuritaire, point limite où l’échancrure du voile amorce un processus de pétrification : stricte restauration des frontières symboliques.

3.1.2.3 Inversions et narcissisme.

Avant d’envisager les enjeux spéculaires liés au motif ambivalent de l’œil féminin renvoyant en miroir l’observateur à la culpabilité de son désir, nous tenterons de nous interroger de manière très rapide sur les conséquences d’une inversion orientale ludique des rapports de force entre les sexes, au niveau en particulier du jeu des regards. Si l’attitude emblématique d’un Dom Juan occidental consiste à procéder sans ambages à une revue détaillée et semi-martiale des beautés du beau sexe, posture à laquelle sacrifie d’ailleurs Gautier même en Orient, l’usage généralisé du voile occultant par la femme musulmane permet au narrateur nervalien d’envisager avec intérêt et non sans auto-ironie burlesque d’inverser de tels rapports de force.

En contrepoint aux voyeurs parisiens évoqués dans Promenades et souvenirs « examin(ant) avec des longues-vues le galbe d’une femme qui se couche »83, Nerval s’amuse à s’imaginer contemplé à la dérobée par les femmes cairotes. A l’intersection du burlesque et du mélancolique, dernière tonalité symptomatique d’un homme soucieux de vieillir, atteignant l’ « âge critique », l’Orient représente un fantasme narcissique lié à la possibilité de rajeunir, d’être admiré à l’instar d’un héros de roman. Relevons à titre d’exemple cette réflexion mi-burlesque mi-sérieuse émise par le diariste égaré dans les rues du Caire :

Les femmes sont voilées, mais je ne le suis pas. Mon teint d’Européen peut avoir quelque charme dans le pays. Je passerais en France pour un cavalier ordinaire, mais au Caire, je deviens un aimable enfant du nord. Ce costume franc, qui ameute les chiens, me vaut du moins d’être remarqué, c’est beaucoup84.

Monde des faux-semblants, caractérisé par ces séparations poreuses et dissymétriques que constituent voiles et moucharabiehs, avatars orientaux du loup des dominos du bal, l’Orient fantasmé par le voyageur masculin apparaît porteur de virtualités carnavalesques. Au carcan occidental qui assigne à l’instance masculine le rôle de chasseur (y compris le narrateur masculin dans sa posture auctoriale), qui cantonne le rôle d’amoureux à la prime jeunesse, se substitue la coquetterie inversée d’un sujet dont la maturité n’est pas perçue comme dégradante en terre d’Orient et qui se sait regardé tant par la femme orientale que par le lecteur…ou la

83 NPl III, p. 667.

84 Ibid., p. 285.

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lectrice de la Revue des deux mondes. Aussi le voyage exotique est-il prétexte à tous les grimages et costumes. Le pas de côté régénérateur permis par le détour oriental conduit par exemple de manière significative le diariste fraîchement passé entre les mains expertes d’un barbier cairote à s’autoproclamer tchelebi, c’est-à-dire élégant, qualificatif à peine burlesque inscrit à l’intérieur d’un enjeu sérieux de « guérison des cœurs »85.

3.1.2.4 Une posture d’écriture sexuée ?

Au demeurant, cette utopie relativiste n’est qu’un tropisme inabouti, inscrit dans le flux et le reflux d’une phrase narrative oscillant de manière chronique entre poussées enthousiastes vers une ouverture régénératrice et geste de fermeture associé au repli. Avant d’envisager cette autre phase nervalienne -phase de restauration des limites sécuritaires- il nous a semblé important de nous interroger au préalable de manière outrageusement lapidaire sur une posture d’écriture singulière au sein des relations viatiques orientales: celle adoptée par deux des rares femmes-auteurs francophones ayant eu la possibilité de traiter à leur manière des réalités orientales : la comtesse de Gasparin et la saint-simonienne Suzanne Voilquin. Evoquons tout d’abord la première qui publie son A Constantinople en 1867. A la posture ludique que nous avons qualifiée de masculine, laquelle détourne à des degrés divers le motif authentique du voile musulman à des fins pittoresques, carnavalesques ou existentielles comme c’est le cas pour Gérard de Nerval, se substitue ici un regard compatissant tout empreint de charité huguenote à l’endroit des femmes d’Orient. Aux postures fanfaronnes ou ludiques qui relativisent de facto le cliché du despotisme oriental, avec comme point de mire indirect les outrances ethnocentristes chateaubrianesques à contrebalancer, s’oppose l’attitude empathique d’une femme qui parle d’autres femmes considérées comme ses semblables et avec lesquelles elle s’entretient86. Fustigeant sans appel la vie d’un harem où l’on demeure « prisonnière », le port d’un « feredjeh de cachemire blanc » sous lequel on est « ployée »87, Valérie Boissier de Gasparin ne voit dans la condition féminine en terre d’islam que silence, claustration et ennui, contrepoint absolu au mundus muliebris de clins d’œil aguicheurs intempestifs rêvé par ses collègues masculins. Dans une posture sans doute bien plus en phase avec la condition réelle de la femme musulmane, la comtesse de Gasparin, très sensible à la place exiguë que la

85 Rappelons que le diariste avait pu lire en Grèce l’inscription symbolique : « KAPΔΙΩΝ ΘΕΡΑΠΙΑ…guérison des cœurs », NPl II, p. 242.

86« Ah ! Elles sentent ce que nous sentons, les hanuns d’Orient ; de mêmes émotions les font tressaillir ; leurs souffrances sont les nôtres et nos droits sont les leurs. », Valérie Boissier de Gasparin, A Constantinople, Paris, Lévy, 1867, p. 257.

87 Ibid., p. 247

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phallocratie des deux mondes réserve à la femme de son temps, renvoie son lecteur -avec pertinence et lucidité- aux enjeux de domination implicite que revêt indéniablement le voilement, éclatant du même coup la baudruche poétique que ses confrères mâles avait pu gonfler à partir de ce motif. Au demeurant, si l’une des rares femmes-écrivains francophones dépositaire d’une relation viatique orientale88 s’affirme comme crédible représentante de ce que l’on ne nomme pas encore la cause féminine89 et dont l’œuvre pose indirectement la question d’une écriture sexuée, elle n’échappe cependant pas aux stéréotypes ethnoculturels européens.

Certes, la voyageuse opère une salutaire mise en question des préjugés liés à une posture d’écriture masculine, attitude émanant de voyageurs n’ayant de fait aucun contact avec la femme d’Orient réelle. En revanche, la comtesse de Gasparin n’est pas sans redoubler les œillères d’un Chateaubriand quand elle affirme regretter que les femmes musulmanes ne soient pas chrétiennes. Relevons ainsi cette réflexion significative de la part d’une diariste oscillant entre compassion et prosélytisme latent : « […] on voudrait dire qu’on les aime, qu’on les désire heureuses et chrétiennes »90 En serait-on donc réduit à osciller entre les préjugés : de l’ethnocentrisme à la condescendance virile ?

On pourra rapprocher cette posture pré-féministe inavouée de la comtesse de Gasparin de celle d’une autre femme-voyageuse française : la saint-simonienne Suzanne Voilquin. Ayant séjourné au Caire de 1834 à 1836, cette dernière a relaté sur le tard ses souvenirs d’Egypte en 1866. De manière très significative, en dépit de l’extrême distance sociale et religieuse qui la sépare de la comtesse helvétique, elle partage les mêmes postulats que sa contemporaine à l’égard de la condition féminine en Orient: compassion pour ses « sœurs recluses » et blâme unilatéral d’une religion musulmane taxée de matérialiste à laquelle on impute l’asujettissement féminin. Relevons, ainsi, les réflexions émises par la voyageuse quand elle observe pour la première fois un harem de l’extérieur :

La vue de ces recluses m'impressionne vivement. C'est donc là, dis-je à Lamy, que l'orgueil et la jalousie d'un despote enferme son honneur et son plaisir? Puis, des croyants faisant remonter mon

La vue de ces recluses m'impressionne vivement. C'est donc là, dis-je à Lamy, que l'orgueil et la jalousie d'un despote enferme son honneur et son plaisir? Puis, des croyants faisant remonter mon