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Du geste profanateur à la restauration pétrificatrice des limites: la leçon symbolique orientale

3 La dialectique de l’ouverture et du repli

3.2 Du geste profanateur à la restauration pétrificatrice des limites: la leçon symbolique orientale

3.2.1 L’œil spéculaire ou la culpabilité.

Alors on sent le besoin d’interroger les yeux de l’Egyptienne voilée, et c’est là le plus dangereux.94

Si le diariste semble sacrifier de manière chronique à l’usage galant d’une rhétorique amoureuse à caractère martial -lexique de la « guerre d’amour » dont Dom Juan est le modèle emblématique- les expressions récurrentes qui associent la femme réelle à une forme de menace doivent être prises au sens propre. Si à de nombreuses reprises, le texte nervalien présente la femme comme « dangereuse » ou « redoutable » et quoi qu’il joue sur la virtualité d’une acception galante de ces termes, cette insistance trahit une hantise. Point de rupture entre euphorie et dysphorie, séduction et profanation, l’œil féminin tel qu’il est évoqué dans le portrait brossé des femmes cairotes présente un aspect hautement ambivalent, « dangereux » au sens propre du terme. Si la relation viatique nervalienne apparaît comme un périple mené à travers des pays exemptés du péché d’Eve où l’ « ardeur des sens »95 ne constitue nul péché, le message global délivré reste très ambivalent à l’égard de cette dimension complexe. Si, ainsi que nous l’avons mentionné, le voile érotise des parties insolites du corps féminin, l’œil :

94 NPl II, p. 261.

95 Ibid., p. 786.

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à-dire à la fois ce qui regarde mais aussi ce qui est regardé, renvoie symboliquement et comme en miroir le sujet nervalien désirant à la culpabilité de sa pulsion. Evoquons comme exemple représentatif d’une telle ambivalence le cas de l’ombre chinoise Caragueuz, pantin bouffon au priapisme invétéré, officiant sur la place du Seraskier de Stamboul. Ce personnage hautement grotesque sur lequel Nerval greffe la duplicité de son rapport à la sexualité ainsi que nous l’envisagerons dans la seconde partie de cet ouvrage96, apparaît dans un premier temps comme le parangon de la figure du tentateur, aimantant magnétiquement tous les regards féminins qui tombent sous son emprise. Or, de ce statut de tentateur, Caragueuz se transforme au cours de la saynète transcrite par Nerval en victime de son propre désir97, motion coupable désignée explicitement comme un interdit. Certes, la pièce transcrite est hautement burlesque. Au demeurant, il est très significatif que tout désir terrestre, ici, en l’occurrence celui qu’on ne peut satisfaire car ayant pour objet la femme d’un ami absent, soit avant toute amorce d’intrigue marqué des stigmates du péché. Si le phallus en érection de l’ombre chinoise se pose explicitement et de manière hyperbolique comme emblème du désir, son correspondant -ou miroir- dans l’autre sexe est bel et bien l’œil féminin à la puissance de séduction équivalente.

On pourra souligner tout le paradoxe d’une requête exprimée par un satyre ithyphallique exigeant de la police qu’elle impose le voilement de l’œil des femmes, indécent vecteur d’une tentation irrépressible. Relevons ce lamento hyperbolique auquel se livre le grotesque personnage, insistant après une gradation rhétorique sur l’érotisme coupable de l’œil :

Que les femmes de Stamboul sont hardies ! s’écrie Caragueuz, resté seul. Sous ce féredjé qui cache leur figure, elles prennent plus d’audace pour insulter à la pudeur des honnêtes gens. Non, je ne me laisserai pas prendre à ces artifices, à cette voix mielleuse, à cet œil qui flamboie dans les ouvertures de son masque de gaze. Pourquoi la police ne force-t-elle pas ces effrontées de couvrir aussi leurs yeux ?98

Avatar de cette maréchaussée dont on sollicite le secours paternaliste, c’est un deus ex machina matérialisé par un ambassadeur franc tombé du ciel, fantôme revenant du passé, qui jouera ce rôle à la fois castrateur et protecteur. Très significative est sans doute la mention faussement anecdotique de l’ « épée en verrouil » qu’il arbore. L’usage archaïsant de l’expression relèverait-elle simplement d’une intention de préciosité visant à caractériser un personnage appartenant à une époque révolue ou ne soulignerait-elle pas également la fonction emblématique que cette figure remplit dans le jeu nervalien : celle de verrou à un désir terrestre

96 Voir chapitre 2.4.

97 Le titre de cette saynète, vraisemblablement inventé par Nerval est révélateur : « Caragueuz victime de sa chasteté. »

98 NPl II, p. 649.

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coupable. La faute de chair, bien que détournée par le grotesque, est omniprésente, serait-ce en creux, aucun voile terrestre ne pouvant mettre à distance un mal radicalement antérieur. Dans toutes les entreprises masculines orientales codificatrices ou répressives qui visent à contenir le désir, à l’inscrire dans des rets stabilisateurs : voiles, harem, sérail, s’inscrit une faille. De la même manière que l’emblématique Soliman de l’Histoire de la reine du matin a oublié de conjurer le ciron, lequel rongera son trône, le musulman stambouliote a négligé de voiler l’œil féminin, oubli coupable à l’endroit d’un organe dans lequel la matière comprimée synthétise ses pouvoirs de séduction. Telle est d’ailleurs l’opinion du mystérieux vieillard russe que le diariste rencontre dans un café stambouliote, guide provisoire pour le voyageur, emblème d’un érotisme libertin sans complexe, appartenant au demeurant à une époque révolue : « L’œil d’une femme est plus éloquent ici qu’ailleurs, car il est tout ce que l’on peut voir d’elle en public »99.

Si cette mention s’apparente à un cliché éculé de la relation viatique orientale, la problématique de l’œil que Nerval met en scène renvoie profondément quoiqu’indirectement aux enjeux coraniques tels qu’il les incorpore à son drame personnel. Aux dérisoires djelbâb terrestres qui, manquant à leur fonction, ne voilent pas l’œil et permettent l’épanchement du prisme oculaire coupable en direction de l’ ‘awra , zone de pudeur sacrée strictement réservée à l’intimité initiatique du couple, le diariste sollicite, exige l’hidjâb spirituel, rideau transfigurant élevé en barrière sublimatoire, filtre rédempteur, entre-deux médian entre monde d’ici et troisième paradis, contre lequel butte le regard profane100.

3.2.2 La hantise de l’épanchement et le geste conjuratoire : les barrières du voile, du harem, du sérail.

Voilà ce qu’il est permis d’admirer, de deviner, de surprendre101.

3.2.2.1 Halâl et harâm.

Ainsi s’exprime Nerval après avoir détaillé les charmes mi-cachés mi-dévoilés des femmes du Caire. Or, si le diariste pose les limites de « ce (qui) est permis », il atteste en conséquence que le reste est interdit, stipulant de facto l’existence d’une frontière entre le licite

99 Ibid., p. 626.

100 On pourra rapprocher l’interprétation nervalienne du voile oriental du concept mystique soufi de malakût défini et glosé par Henri Corbin : « Ce monde intermédiaire, qui n’est ni le monde intelligible pur ni le monde sensible, on le désigne comme âlam al-mithâl; c’est le mundus imaginalis, monde que nous avons déjà proposé de désigner.

On emploie aussi pour désigner ce monde le terme entre-deux, et qui dans la théosophie de la Lumière, chez Sohravardî, prend un sens technique précis (quelque chose comme « écran »). (Henry Corbin, La philosophie iranienne islamique aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Buchet-Chastel, 1981, pp.31-37.)

101 NPl II, p. 261.

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(halâl) et l’interdit ou sacré, domaine soumis à une forme d’initiation (harâm), en l’occurrence celle du mariage. En envisageant l’ambivalence de l’œil, point de contact entre ces deux zones symboliques en même temps que symbole de rupture, dernier assaut permis du désir mais aussi antichambre à la profanation, Nerval amorce déjà un processus de repli stratégique, geste de retrait visant à rétablir les cloisons, à réajuster le drapé d’un voile qui donnait déjà accès à l’échappée coupable vers la zone interdite, tropisme profanateur à destination de l’intimité féminine. Dans l’univers nervalien, rien ne dérange jamais de manière décisive « le sévère portique », aucun pli ne frange durablement « la chlamyde » hiératique102. Nous envisagerons donc à présent en premier lieu en quoi les récits du Voyage en Orient proposent la déclinaison d’un topos nervalien récurrent : la profanation apparentée à un viol indirect, déclinaison avec variation de ce point de rupture incarné par l’œil. Nous verrons ensuite en quoi l’Orient musulman soumet à la sagacité du voyageur des symboles conjuratoires. Voile réajusté, imperméabilité des murs du harem, inscription au sein du sérail sacré d’un locus conclusus réservé à l’intimité nuptiale, tels sont les emblèmes d’une utopie du cloisonnement, stricte partition entre les sexes, soigneuse délimitation entre espace public profane et espace privé sacré, saine différenciation entre réel frappé de déchéance et idéal à l’accès invariablement médiatisé. Une utopie de la partition toutefois plus observée qu’expérimentée pour un

« nazaréen d’Europe »103 de passage en Orient.

3.2.2.2 De la pulsion érotique inexprimable au fantasme despotique de la mise en scène : une même violence ?

[…] Il se dirigea vers l’appartement de sa sœur Sétalmulc, action contraire à toutes les idées musulmanes, et, soulevant la portière, il pénétra dans la première salle […]104

Quel est le risque encouru par le héros nervalien qui a franchi, profané les portes taboues, à l’image du calife Hakem violant le seuil sacré des portes du harem ? En faisant communiquer indûment l’univers profane et l’intimité sacrée : ‘awra inaccessible à celui que le mariage n’a pu initier, tabou absolu dans la mesure où Sétalmulc est la propre sœur du calife, le personnage nie les limites que le vrai lui impose. Faisant fi des tabous humains, emporté par l’exaltation impérieuse de son désir unitaire, le héros exalté par l’hybris a tendance à confiner l’objet d’amour féminin dans un rôle stéréotypé dont il serait le metteur en scène tout puissant.

Cette pulsion fantasmatique qui nie l’altérité de la femme réelle, l’évidant littéralement de sa

102 NPl III, p. 769.

103 NPl II, p. 507.

104 Ibid., p. 538.

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personnalité propre afin de lui insuffler l’impérieux fantasme de son idéal, trouve dans chaque femme une actrice muette à diriger de façon tyrannique. Il faut relever toute la violence de cette mise en scène fantasmée dont se rend coupable Hakem imposant à l’altérité féminine la charge de reformer l’unité de l’œuf androgyne et dont témoignent ses propos forcenés :

En m’unissant à une autre femme, je craindrais de prostituer et de dissiper l’âme du monde qui palpite en moi105

On peut se demander si ce fantasme récurrent dans toute l’oeuvre nervalienne -de Brisacier qui « fixe (s)es yeux »106 sur ceux d’Aurélie ou du diariste de Sylvie qui orchestre ses désirs à partir de la coquille vide de la cantatrice107- ne représenterait pas la réponse esthétisée, configurée en intrigue, intelligible donc, d’une pulsion beaucoup moins dicible: l’incapacité à intégrer l’amour véritable, partant le désir physique et parvenir à l’exprimer. Tout se passe comme si l’énoncé mis en intrigue : le stade textuel dans l’état où nous l’envisageons, était porteur de résidus épars de cette incapacité fondamentale à supporter la violence de ce désir coupable. De fait, sitôt que la femme réelle, « redoutable »108, est appréhendée comme potentiel objet d’amour, le narrateur nervalien ou l’un et l’autre de ses avatars oppose à cette motion primitive le fantasme protecteur de la sacralisation, nécessaire mise à distance de la femme réelle. Au demeurant, on peut se demander si ces deux formes de violence : violence d’un désir coupable dont l’exemple du calife est caractéristique et violence de l’œil fascinateur du metteur en scène qui impose le psychodrame de ses fantasmes ne constitueraient pas les deux étapes consécutives d’une même pulsion. A la forme quasi-indicible du désir physique, à l’incapacité d’exprimer tout désir amoureux réel sinon par une forme de « rhétorique » d’emprunt,

« diapason » d’un « style »109 qui ne vient pas du cœur, succède de manière beaucoup plus élaborée la formulation du fantasme chimérique qui en représente la reconfiguration. En reprenant la lexicologie de Paul Ricoeur, il serait peut-être pertinent d’envisager l’interpénétration au stade de l’énoncé textuel de la pulsion primitive érotique pré-narrative, laquelle procéderait de ce que le philosophe qualifie de mimesis I, et de sa configuration fantasmée, esthétisée en psychodrame, médiatisation relevant de la mimesis II. Si ces deux

105 Ibid., p. 531.

106 NPl III, p. 455.

107 C’est à l’évidence le même processus qui est à l’œuvre dans le cadre des amours du diariste pour l’akkalé druse Saléma. En dématérialisant l’altérité de la femme réelle, laquelle ne s’exprime jamais, n’agit pas, Nerval,

« emport(ant) (s)on amour comme une proie dans la solitude » (NPl II, p. 514) configure son fantasme d’unité narcissique primitive.

108 NPl II, p. 736.

109 NPl III, p. 697.

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stades consécutifs de mise en récit représentent deux étapes successives distinctes et croissantes dans le processus de configuration du réel, on peut envisager de retrouver l’unité primitive de cette pulsion d’irrépressible violence au sein de la conscience traumatisée de la princesse Sétalmulc, victime d’un viol symbolique de la part de son frère :

[…] quand il fut près d’elle, il l’enveloppa d’un regard si profond, si pénétrant, si intense, si chargé de pensées, que la princesse frissonna et croisa ses mains sur son sein, comme si une main invisible eût déchiré ses vêtements110.

En conjuguant dans une même pulsion et dans un même temps le fantasme du metteur en scène qui impose à l’altérité féminine la charge d’incarner la divinité et la pulsion primitive, sensuelle et physique qui s’apparente à un viol, le passage cité, en synchronisant les deux motions, révèle l’unité primitive, la consubstantialité d’une même violence. Rare évocation dans l’œuvre nervalienne où ces deux stades sont confondus, le passage évoqué serait donc susceptible d’être soumis à une lecture « archéologique » par laquelle le lecteur herméneute pourrait tenter de retrouver l’origine obscure d’un même phénomène. De fait, se peindre de biais sous la forme d’un avatar oriental, en l’occurrence défini d’emblée par sa violence chimérique, comparé à Néron ou Héliogabale, permet à Nerval d’exprimer la monstruosité d’un secret que l’emploi de la première personne rendrait sans doute plus problématique. Ainsi, on peut opposer à la version du Voyage qui fusionne hybris charnel et hybris du démiurge-metteur en scène la version diachronique et atténuée telle qu’elle se présente dans la nouvelle Sylvie. A l’incapacité de la part du narrateur de ressentir un amour véritable pour la femme réelle, a fortiori de sacrifier au lieu commun d’une déclaration d’amour réduite à de la pure rhétorique, déclinaison d’ « expressions vulgaires » ou de « quelque phrase pompeuse de roman »111, s’oppose l’invincible besoin de faire écran à la femme réelle, de lui assigner le rôle de médiatrice. Relevons à titre d’exemple significatif ce passage de la nouvelle valoisienne où à l’effusion amoureuse impossible succède nécessairement le psychodrame du fantasme :

J’avais jusque-là cherché l’endroit convenable pour renouveler le moment d’expansion du matin ; mais que lui dire avec l’accompagnement d’un âne et d’un petit garçon très éveillé […] Alors, j’eus le malheur de raconter l’apparition de Châalis, restée dans mes souvenirs […]112

A cet aveu succède le rituel conjuratoire imposé à Sylvie par le narrateur : « Je menai Sylvie dans la salle même du château où j’avais entendu chanter Adrienne. « Oh ! que je vous

110 NPl II, p. 539.

111 NPl III, p. 561.

112 Idem.

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entende ! lui dis-je ; que votre voix chérie résonne sous ces voûtes et en chasse l’esprit qui me tourmente, fût-il divin ou bien fatal ! » » A l’évidence, les enjeux d’une telle cérémonie sont éminemment ambivalents : s’agit-il de chasser le fantôme d’Adrienne ou bien plutôt d’exiger de la (trop) humaine Sylvie qu’elle l’incarne ? Avant de renouveler cette expérience en substituant à la cousette-ouvrière l’actrice Aurélie, prédisposée par son état à incarner des rôles, Gérard entend déjà prouver que « la comédienne » -en l’occurrence Sylvie mise en scène- « est la même que la religieuse »113. Cédant à la pulsion unitaire qui l’invite à faire fi des limites que le vrai lui impose : négation de la partition entre ces deux lieux et ces deux temps dont nous avons évoqué les enjeux dans notre deuxième chapitre, le narrateur nervalien en proie à l’hybris passe outre les voiles symboliques, mettant en communication deux univers incompatibles. De fait, il s’agit bien d’une opération de type (al)chimique, laquelle conduit à rendre poreuses ces parois limitatives, à « enfonc(er) » une « paroi diaphane »114 acte monstrueux dont Adoniram se rend coupable dans un viol symbolique, au risque de provoquer la mixion hybride de deux humeurs réfractaires au mélange. A l’évidence, l’acte luciférien protéiforme : à l’intersection du viol et de l’expérience alchimique, est éminemment chargé de culpabilité sous le soleil impuissant d’un Adonaï « moins fort que subtil et plus jaloux que généreux »115.

Nier l’existence du voile symbolique, hidjâb spirituel sur lequel butterait le regard profane tout en autorisant un accès médiatisé à l’objet sacré, condition médiane de la pensée mystique sufi, tel est bien le geste récurrent du personnage nervalien, prenant comme support à l’expérience réitérée tantôt l’esclave Zeynab dans sa version burlesque, tantôt les reines ou princesses Balkis et Sétalmulc dans sa version hyperbolique, en passant par l’épisode de la romance avortée avec l’akkalé druse Saléma. On pourrait même envisager en quoi l’exemple du lieutenant Desroches de la nouvelle Emilie, dévoilant lui-même ses propres voiles, en l’occurrence les bandages d’une blessure, en représenterait une équivalence indépendamment de l’inversion des sexes.

3.2.2.3 Echappées humorales et viols symboliques : variations autour d’un même acte.

A bien des égards, que l’on envisage sa correspondance épistolaire ou son œuvre littéraire, on relève chez Nerval un souci tout particulier de maintenir une forme de continence protéiforme. Hanté par la peur de la dispersion, l’instance narrative ou auctoriale

113 Ibid., p. 566.

114 NPl II, p. 714.

115 Ibid., p. 721.

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affirme à de nombreuses reprises cette volonté déclinée selon différentes modalités : continence sensuelle (sexualité), frein aux épanchements de l’imagination (domaines du fantasme chimérique), barrière aux débordements révolutionnaires (sur le plan politique). Relevons simplement, en guise d’exemples caractéristiques, quelques témoignages épistolaires émaillés par le registre burlesque ayant trait au vœu de chasteté. Après avoir affirmé de façon hautement burlesque à l’ami Georges Bell qu’il « a couché aujourd’hui pour la première fois depuis douze ans avec un mâle entièrement nu […] »116, notre auteur clame dans une lettre semi-hallucinée au docteur Blanche avoir « à grand peine maintenu (s)a chasteté depuis neuf mois comme cela convient à un initié »117. On pourrait rapprocher ces déclarations d’intention bouffonnes mi-mystiques concernant l’endiguement sensuel des conseils sanitaires -au demeurant fort dérisoires- que l’aliéniste Emile Blanche semblait prodiguer à son patient Gérard de Nerval.

Bien avant l’emploi des sels de lithium, l’hôte de Passy conseillait à notre auteur de respecter diète sévère et tempérance à l’égard de la bière ainsi qu’en atteste cette affirmation épistolaire d’une lettre du 25 juin 1854 adressée par Nerval à son médecin : « Sauf une petite rechute de régime […] j’ai manifesté ma tempérance dans tous les pays à bière que je viens de traverser »118. Chasteté, tempérance, continence de l’imagination, tout indique un même souci de se défier des épanchements, dans le cadre de la représentation quasi-spatiale d’une lutte entre deux espaces dont l’interpénétration, la labilité conduit à tous les excès119. Si la stabilité psychique de Gérard réclame l’étanchéité entre ces deux zones, tout laisse cependant à penser que sa créativité littéraire -du moins telle que son œuvre la met en scène- naît d’un jeu de va-et-vient entre épanchements polymorphes et rétentions, jeu avec l’espace qu’allégorise le mouvement alternatif du voile féminin. Nous envisagerons donc à présent de nous interroger sur différentes modalités de ce jeu alternatif entre épanchements et rétentions tel qu’il se manifeste au sein des récits du voyage : de la version (faussement) burlesque de l’idylle approchée puis soigneusement évitée avec l’esclave Zeynab, puis avec l’akkalé druse Saléma aux versions hyperboliques telles qu’elles se manifestent dans les contes enchâssés de l’Histoire du calife Hakem ou de celle de la Reine du matin et de Soliman prince des génies.

116 NPl III, p. 875.

117 Ibid., p. 898.

118 Ibid., p. 872.

119 Il est assez tentant de rapprocher cette hantise de l’épanchement des théories pseudo-scientifiques du médecin

119 Il est assez tentant de rapprocher cette hantise de l’épanchement des théories pseudo-scientifiques du médecin