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Conclusion : dénouer ou ajourner ?

[…] la chimère grandit en s’effaçant[…]118

Que dénoue donc ce passage descriptif, troisième et dernier terme d’une série d’évocations en focalisation interne transcrivant un univers intime sur un mode que l’on a pu qualifier de visionnaire ? Ainsi que nous l’avons affirmé, cette séquence cauchemardesque, sans commentaire moral ni acte configurant explicité par le narrateur, laisse le lecteur conférer lui-même un sens allégorique à cette courte projection de la conscience du héros. Sans que nulle instance auctoriale ne l’atteste donc explicitement, cette disparition peut être rapprochée de la prise de conscience par Adoniram de l’inanité de toute création artistique humaine, de toute reproduction idolâtre d’images, le statuaire renégat assumant in fine la fatalité d’une lignée qui le voue à l’errance. A l’obsession d’ériger « un monument » succède le renoncement à toute tentative d’inscription artistique au sein du réel, abandon corolaire à l’aspiration orphique inconsciente à une autre forme d’existence, dont la mort/palingénésie représenterait l’étape obligatoire. Cet abandon de l’art chimérique, arcboutement régressif à un amour antérieur dénoncé comme illusoire, correspond à une révolution identitaire au sein de la conscience du génial Adoniram : passage de l’aporie romanesque individuelle au destin collectif du fondateur de lignée. Aussi la mort n’est-elle pas absurde mais nécessaire, implicitement appelée sinon par le désir du personnage du moins par la logique narrative : à la fois en tant que sortie d’un monde déshérité d’illusions que comme aspiration à la résurrection. Si Nerval suggère donc qu’au sein de l’hybride temple de Jérusalem se joue la scène d’une transmutation identitaire, un lecteur au courant des obsessions de notre auteur, familier des récurrences de son mythe personnel, sait bien que sa chimère ne meurt jamais. D’une part, la trame du récit pseudo-oriental instaure un événement en apparence singulatif : la révélation de l’inanité d’un culte antérieur voué à la reproduction d’images suivie chronologiquement par la mort. D’autre part, une perception englobante du récit nervalien conduit un lecteur idéal à envisager comme itératif ce moment sans cesse recomposé de l’évanouissement des chimères, indépassable dialectique entre fidélité de l’autoreproduction narcissique et tentative de dépassement/ouverture vers une altérité sacrilège. Plus qu’à un dénouement, la séquence cauchemardesque s’apparenterait donc alors bien davantage à l’ajournement momentané d’un drame que la rhapsodie d’un récit global unique réinvestira à nouveaux frais. Le lecteur se trouve incontestablement ici face à un

118 NPl II, p. 764.

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problème relevant de la pragmatique textuelle : fort habilement, le narrateur refusant d’assumer l’acte configurant, met en place un réseau sémantique devant conduire ce même lecteur à inférer lui-même la signification du dénouement.

L’usage du mode visionnaire chez notre auteur : langage descriptif, allégorique par opposition au caractère réflexif et analytique du logos rationnel, n’est donc pas sans poser de sérieux problèmes d’interprétation. Ce mode d’accès direct à la conscience lui permet en effet de conjuguer deux enjeux non superposables. Il s’agit d’une part d’inventer, de recomposer sur le mode de l’ekphrasis le lieu antérieur, caché et tabou lié à un indépassable amour mélancolique à destination d’un objet protéiforme définitivement enfui : tel est bien l’enjeu autobiographique soigneusement dissimulé de l’allégorie de la chimère, obsession à l’égard de laquelle Adoniram oscille entre idolâtrie et iconoclasme. Dans le même temps, Nerval tente à travers le même mode de perception, s’appuyant sur toute une tradition ésotérique dont l’illuminisme de la fin du XVIIIème siècle, la franc-maçonnerie, puis les plus récentes théories de Ballanche ont assuré une large diffusion, de transcender l’aporie romanesque intime en conférant à ce même espace visionnaire un enjeu messianique collectif, voire politique au sens large du terme. Rappelons en effet que pour toute une tradition ésotérique, Orphée, l’initié par excellence « était le civilisateur » comme l’affirme Charles Dupuis dans son Traité des Mystères119. L’orphisme, en effet, actualisé en particulier à l’époque de notre auteur par un engouement pour l’œuvre de Pierre-Simon Ballanche, permet à Nerval de tenter de réduire la fracture séparant le drame intime impropre à toute possibilité de transcendance didactique collective et le dépassement christique de la malédiction individuelle par la révélation palingénésique120. Comment articuler ces deux enjeux ? Immortalité, métempsychose, existence des enfers, appartenance de l’individu à un corps collectif global sont, selon Brian Juden, les leçons ésotériques prodiguées à l’initié orphique, lequel, prosélyte, est chargé de diffuser au sein d’un peuple élu ces vérités ultimes. Au demeurant, nulle mention dans toute la tradition orphique d’une quelconque attraction pour un univers minéral antérieur ni à la moindre fascination pour des sphinx ou des chimères!

119 Charles Dupuis, « Traité des mystères II », Origine de tous les cultes ou religion universelle, Tome 2, Paris, Agasse, 1795, p.207.

120 A plusieurs reprises, en effet, dans le Voyage en Orient, avant de développer encore ce thème dans ses biographies consacrées aux Illuminés, Nerval évoque l’initiation orphique résumant ou récrivant des récits ou mémoires à caractère en partie didactiques, matériau orphique au sens large puisé tantôt à Court de Gébelin, tantôt à Fabre d’Olivet ou encore au fameux Séthos de l’abbé Terrasson. La dette contractée par notre auteur à l’égard d’un tel matériau ésotérique a été longuement étudiée par la critique et nous nous contenterons de l’évoquer de manière incidente. Si, à de nombreuses reprises, Nerval se contente de retranscrire ce matériau ésotérique traditionnel, l’originalité de l’Histoire de la Reine du matin réside en une tentative de conjugaison du drame intime et de la leçon messianique collective.

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A l’instar du mouvement symbolique tracé par la parabole du voile oriental, l’ajournement ad libitum du dénouement narratif peut être qualifié de variable d’ajustement, de jeu au sens mécanique du terme destiné à contourner le déterminisme d’une structure narrative aux schèmes fixes. La tentative de dépassement de l’aporie romanesque individuelle par le récit messianique collectif radicalise encore cette tentative visant à ébranler une telle structure : ce sont alors deux récits qui sont littéralement mis en concurrence. Or, la virtualité utopique reste incapable d’ouvrir sur la définition d’un nouveau paradigme, tributaire de l’indépassable déterminisme de la structure psychique. Tragiquement, l’ouverture dessinée par le roman social messianique est rattrapée par la fatalité d’une structure narrative itérative.

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Partie 3. Comment articuler le drame

aporétique individuel au récit collectif ?